L’Enchaînement des choses/Chapitre 1

La bibliothèque libre.
L’Enchaînement des choses
Traduction par Henry Egmont.
Contes fantastiques d’Hoffmann, Texte établi par Perrotin, Perrotintome III et IV (p. 273-287).
Chapitre 2  ►

I


Une racine d’arbre détermine une chute prévue dans le système général du monde. — Mignon, le gitano de Lorca et le général Palafox. — Le Paradis s’ouvre chez le comte Walther Puck.


« Non ! dit Ludwig à son ami Euchar, c’est un être imaginaire que ce prétendu compagnon de la charmante déesse Fortune, si grossier et si balourd, qu’il a plu au sieur Tieck, lequel porte ainsi que moi le prénom de Ludwig, de représenter dans son prologue de la deuxième partie de Fortunatus, renversant les tables en faisant la roue, brisant les écritoires, et endommageant la tête et le bras du président en s’élançant dans sa voiture. Non ! il n’y a point de hasard ! Je le maintiens : tout le système de ce monde et de ses diverses apparitions, le macrocosme universel enfin ressemble à une vaste horloge artistement combinée, et qui s’arrêterait immédiatement, du moment où il serait donné à un principe étranger et aveugle de déranger les fonctions réglées du rouage le plus minime.

— Je ne sais, ami Ludwig, répliqua Euchar en souriant, comment tu t’es épris tout d’un coup de ces idées surannées de fatalité mécanique, et comment tu peux défigurer à ce point la belle pensée de Gœthe touchant le fil rouge qu’il nous montre entrelacé à la trame de nos jours, et qui nous révèle dans les moments lucides où nous l’apercevons l’esprit supérieur qui nous anime et nous régit.

— Je suis choqué, répliqua Ludwig, de cette comparaison matérielle empruntée à la marine anglaise. Le plus mince cordage de leurs bâtiments, en effet, et cela est précisément consigné dans les Affinités électives de Gœthe, est distingué par un fil rouge qui le signale comme étant propriété de l’état. Non, non, mon cher ami ! tout ce qui arrive est prévu dès l’origine, et la consommation d’un fait en démontre la nécessité. C’est ce qui constitue l’enchaînement des choses, c’est à dire le principe essentiel de la vie et du mouvement dans la nature ; car il est positif qu’en ce moment… »Mais je dois d’abord prévenir le lecteur bénévole que Ludwig et Euchar, en conversant ainsi, se promenaient dans une allée couverte du charmant parc de W.... C’était un dimanche, à l’heure du crépuscule. Le vent du soir soufflait en murmurant à travers le feuillage qui semblait, par son léger bruissement, jouir de la fraicheur de l’air qu’avait fait envier l’ardente température du jour. Tout le bois retentissait des joyeux ébats auxquels se livraient maints groupes de bourgeois et d’ouvriers endimanchés, les uns consommant un frugal repas sur le gazon fleuri, les autres se régalant dans les guinguettes, en proportion de leur gain de la semaine.

Au moment donc où Ludwig allait appuyer d’un nouveau syllogisme sa profonde doctrine de l’enchaînement des choses, il trébucha contre une grosse racine d’arbre qu’il n’avait pas vue, en dépit de ses lunettes, et il tomba par terre tout de son long.

« Cela était prévu dans l’enchaînement des choses : sans cette chute malencontreuse, le monde à l’instant se fût abimé de fond en comble ! » Ainsi dit Euchar avec le plus grand sang-froid, puis il releva le chapeau et la canne de son ami, qui avaient été lancés à une certaine distance, et vint lui tendre enfin la main pour le remettre sur pied. Mais Ludwig avait reçu au genou droit une forte luxation qui l’obligeait à botter, et son nez, en outre, saignait assez abondamment. Il se détermina à suivre le conseil de son ami, et ils se dirigèrent vers le cabaret le plus proche, malgré la répugnance de Ludwig à fréquenter de pareils endroits, surtout le dimanche. Cette joie expansive du monde bourgeois lui inspirait un singulier sentiment d’angoisse, de même que s’il se fût trouvé dans un lieu peu sûr, du moins pour des gens de sa condition.

Sur la pelouse entourée d’arbres qui se trouvait devant la maison, les promeneurs et les convives avaient formé un cercle compacte et bigarré, du centre duquel s’élevaient les sons d’une guitare et d’un tambour de basque. Ludwig, son mouchoir sur sa figure et soutenu par son ami, entra en boitant dans la maison, et il demanda d’un ton de supplication si lamentable un peu d’eau et de vinaigre, que l’hôtesse effrayée crut qu’il touchait à sa dernière heure. Pendant qu’on s’occupait de le satisfaire, Euchar, sur qui les sons de la guitare et du tambour de basque exerçaient une séduction irrésistible, le lecteur saura pourquoi, franchit le seuil et chercha à se glisser au premier rang des spectateurs. Euchar était un de ces hommes rares privilégiés de la nature auxquels leur extérieur séduisant et l’ensemble de leurs manières procurent partout un bienveillant accueil. Il arriva donc en cette circonstance que quelques garçons ouvriers, qui précisément ne sont guère enclins, le dimanche surtout, à de gracieuses politesses, lui firent aussitôt place devant eux, lorsqu’il demanda de quoi il s’agissait, et s’empressèrent de lui faire voir le drôle de petit être qui les récréait par ses jeux d’adresse et sa danse pittoresque. C’était un spectacle étrange et charmant à la fois, qui captiva bientôt toute l’attention du jeune homme.

Dans le milieu du cercle, une jeune fille jouant du tambour de basque et les yeux bandés dansait le fandango entre neuf œufs placés par terre trois par trois à de petites distances. À côté était accroupi un petit homme contrefait avec une laide figure de gitano qui pinçait de la guitare. La danseuse paraissait âgée de quinze ans au plus ; elle portait un costume étranger, une robe blanche écourtée garnie de rubans de diverses couleurs, et un corsage rouge brodé d’or. Sa taille était pleine de souplesse, et chacun de ses mouvements un modèle de grâce. Elle savait tirer des sons extrêmement variés de son tambour, qu’elle frappait devant elle, ou derrière son dos, tantôt le tenant au-dessus de sa tête, tantôt les bras étendus de côté, et dans vingt postures pittoresques. Parfois, on croyait entendre le bruit sourd d’une timbale résonnant à une grande distance, ou bien le roucoulement plaintif des tourterelles, et puis encore les grondements précurseurs de l’orage, tout cela mêlé au son clair et bien d’accord des petits grelots qui produisaient l’effet le plus agréable.

Le petit guitariste ne le cédait pas à la jeune fille pour la perfection de son jeu ; car il savait lui aussi manier son instrument avec des procédés tout particuliers, tantôt faisant ressortir avec force et netteté la mélodie caractéristique de la danse, tantôt l’enrichissant d’accords pleins et sonores, ou la déguisant sous un roulement sourd en passant la main sur toutes les cordes à la fois, suivant la méthode espagnole. L’accompagnement devenait toujours plus vigoureux et plus accentué, et le tambour de basque tintait plus bruyamment entre les mains de la jeune fille, qui multipliait de plus en plus hardiment ses sauts périlleux. Parfois, son pied se posait avec aplomb et assurance contre les œufs, à l’épaisseur d’un cheveu prés, de sorte que les spectateurs ne pouvaient s’empêcher de s’écrier, s’imaginant qu’un de ces jouets fragiles était écrasé. Les tresses noires de la danseuse s’étaient dénouées et voltigeaient sur ses épaules, ce qui joint à sa danse impétueuse, la faisait presque ressembler à une jeune ménade. « Cesse ! » lui cria le nain en espagnol. Alors, toujours en dansant, elle toucha du pied chaque œuf l’un après l’autre, de manière à les rassembler en un seul tas, et puis, à un coup violent frappé sur son tambour et à un accord retentissant de la guitare, elle resta tout à coup immobile comme frappée d’enchantement. La danse était finie.

Le petit homme s’approcha d’elle et lui détacha le mouchoir qui couvrait ses yeux ; elle rattacha ses cheveux, reprit son tambour, et commença, les yeux baissés, le tour du cercle pour faire sa collecte. Personne ne s’était écarté. Chacun mit d’un air content une pièce de monnaie dans le tambour de basque. La danseuse arriva devant Euchar, et comme celui-ci s’avançait pour déposer aussi son offrande, elle s’y refusa. « Pourquoi ne veux-tu rien recevoir de moi, petite ? » demanda Euchar. La jeune fille leva la tête et, à travers l’ombre de ses cils noirs et soyeux, Euchar vit étinceler le pur regard d’une ardente prunelle. « Le vieux, dit-elle sérieusement et d’un air presque solennel, avec un accent étranger et creux, le vieux m’a dit, monsieur, que vous n’étiez arrivé qu’après la meilleure moitié de ma danse, je ne puis donc rien accepter. » En disant cela, elle fit à Euchar une gracieuse révérence, et rejoignit le petit homme, qu’elle débarrassa de sa guitare, et qu’elle conduisit à une table écartée.

Euchar, en la suivant des yeux, aperçut Ludwig assis non loin de là entre deux bourgeois respectables, ayant un grand verre plein de bière devant lui, et qui lui fit signe d’un air d’embarras. Euchar alla à lui et s’écria en riant : « Eh bien, Ludwig ! depuis quand t’adonnes-tu à cette indigne boisson appelée bière ? » Mais Ludwig fit un nouveau geste, et répliqua d’un ton significatif : « Comment peux-tu parler ainsi ? La généreuse bière est une des plus nobles boissons, et je l’aime passionnément lorsqu’elle est aussi parfaitement brassée qu’ici. »

Les citadins se levèrent, Ludwig les salua avec une excessive politesse, et il fit une mine aigre-douce lorsqu’en le quittant ils lui secouèrent cordialement la main, avec de nouvelles condoléances sur son accident. Ludwig s’écria enfin : « Toujours tu me fais courir des risques inutiles avec tes manières irréfléchies ! Ne vois-tu pas que m’étant fait servir un verre de bière, j’ai avalé cette stupide boisson avec une extrême répugnance, et que les robustes maîtres d’atelier pouvaient prendre cela en mauvaise part, en agir très grossièrement avec moi, et me chasser comme un profane ? Et voilà, quand j’ai joué si adroitement mon rôle auprès d’eux, que tu viens me rendre suspect. — Bon, répartit Euchar en riant, quand tu aurais été chassé et même houspillé quelque peu, cela n’aurait-il pas dépendu de l’enchaînement nécessaire des choses ? Mais sache de quel charmant spectacle m’a rendu témoin ta chute contre une racine d’arbre prévue dans le macrocosme de toute éternité. »

Euchar décrivit la danse des œufs si joliment exécutée par la jeune fille espagnole. — « Mignon ! s’écria Ludwig avec enthousiasme, ravissante, divine Mignon1 ! »

Le petit joueur de guitare était assis à quelques pas de distance, comptant avec empressement l’argent de la recette, tandis que la jeune fille, debout devant la table, exprimait dans un verre d’eau le jus d’une orange. Enfin, le vieux ramassa l’argent et, les yeux rayonnants, adressa à la petite un signe de satisfaction. Celle-ci présenta au vieux la boisson rafraîchissante, et passa sur ses joues ridées une main caressante. Le vieux fit un éclat de rire désagréable et chevrotant ; puis il avala d’un trait la boisson avec les grimaces d’un homme très altéré. La petite s’assit auprès de lui, et se mit à chantonner sur la guitare.

« Ô Mignon ! s’écria Ludwig de nouveau, ravissante, divine Mignon ! — Oui ! je la sauverai, second Wilhelm Meister, du triste esclavage où la retient ce misérable drôle. — D’où sais-tu, dit Euchar avec un grand sang-froid, que le petit bossu est un misérable drôle ?

« Homme froid que rien ne frappe, que rien n’émeut, qui ne sent rien de ce qui est original, fantastique ! répliqua Ludwig. Ne comprends-tu pas, ne vois-tu donc pas quelle malicieuse ironie, quel esprit envieux et bas se manifestent chez ce mirmidon de bohémien avec ses petits yeux verts de chat, et l’air sinistre de sa figure ridée ? — Oui, je la sauverai, je la délivrerai des griffes noires de cet ignoble démon, la céleste enfant ! — Si je pouvais seulement parler à ce bel ange !

— Rien n’est plus facile à exécuter, dit Euchar, et il fit signe à la jeune fille d’approcher. La petite posa aussitôt son instrument sur la table, s’avança, et fit une révérence en baissant modestement les yeux. « Mignon ! répéta encore Ludwig comme hors de lui-même, charmante, délicieuse Mignon !

— On m’appelle Émanuela, dit la jeune fille.

— Et ce vilain coquin là-bas, poursuivit Ludwig, où t’a-t-il enlevée, pauvrette ? Comment t’a-t-il fait tomber dans ses piéges sataniques ? — Je ne vous comprends pas, monsieur, répliqua la petite en levant les yeux et arrêtant sur Ludwig un regard sérieux et pénétrant ; je ne sais ce que vous voulez dire, ni quel est le but de ces questions.

« Tu es Espagnole, mon enfant ? dit Euchar. — Oui certes, répondit la jeune fille d’une voix émue, oui certes je la suis : vous le voyez, vous le sentez à mon accent, et je ne songe pas à le nier. — Ainsi, reprit Euchar, tu pinces sans doute aussi de la guitare, et tu sais bien aussi quelque chanson ? » La jeune fille mit une main devant ses yeux, et elle murmura d’une voix presque inintelligible : « Ah ! messieurs ! je voudrais bien vous jouer et vous chanter quelque chose ; mais les chansons que je sais sont toutes de feu ; et il fait si froid ici ! — si froid.

— Eh bien ! connais-tu, lui dit Euchar en espagnol et en élevant la voix, connais-tu la chanson : Laurel inmortal… ? »

La jeune fille joignit les mains, leva le regard vers le ciel, et des larmes brillèrent comme des perles dans ses yeux. Elle courut précipitamment saisir la guitare sur la table, revint en volant plutôt qu’en marchant vers les deux amis ; et, s’étant placée vis-à-vis d’Euchar, elle commença :

« Laurel inmortal al gran Palafox,
Gloria de España, de Francia terror ! 2 etc. »

La petite chanta tout le dithyrambe avec une expression réellement inexprimable. Aux accents les plus pénétrants d’une mortelle douleur succédaient tout à coup les transports du plus ardent enthousiasme ; alors à chaque note il semblait qu’un éclair flamboyant vint briser et dissoudre l’enveloppe glacée qui, un moment avant, oppressait la poitrine. Ludwig crevait dans sa peau, comme on dit, tant il était extasié. Il interrompait le chant par mille cris de brava ! bravissima ! et une infinité d’autres exclamations admiratives. « Aie pitié de moi, lui dit Euchar, mon digne maître, et réprime un peu ta langue, je te prie. — Oh ! je sais bien, répartit Ludwig en boudant, que la musique même n’a pas la faculté de t’émouvoir, homme prosaïque !… » Mais il déféra néanmoins à la recommandation d’Euchar.

La jeune fille, lorsque sa chanson fut finie, s’appuya, épuisée de fatigue, contre un arbre voisin ; et tandis qu’elle modulait à voix basse les derniers accords de plus en plus sourds qu’elle tirait de l’instrument, de grosses larmes coulaient de ses yeux !

Euchar, de ce ton de voix qui part seulement d’un cœur profondément ému, lui dit : « Tu es dans le besoin, ma pauvre charmante enfant ; si je n’ai pas vu ta danse depuis le commencement, ta chanson a maintenant largement compensé cela, et tu ne peux plus refuser d’accepter de moi quelque chose. » Euchar avait tiré une petite bourse où l’on voyait reluire à travers les mailles de brillants ducats. Il la tendit à la petite qui s’était approchée. La jeune fille arrêta son regard sur la main d’Ëuchar, puis elle la saisit dans les siennes, et tombant à genoux, la couvrit de mille baisers brûlants, en s’écriant : Oh Dios !

« Oui, s’écria Ludwig avec exaltation, de l’or, ces douces petites mains ne doivent toucher que de l’or. » Et il demanda ensuite à Euchar s’il ne pouvait pas lui changer un thaler, attendu qu’il n’avait pas de monnaie sur lui. — Cependant, le petit bossu s’était approché tout en boitant, il ramassa la guitare qu’Émanuela avait laissé tomber, et puis il s’inclina en souriant à plusieurs reprises devant Euchar, ne doutant pas que son extrême générosité ne fût la cause des vifs témoignages d’émotion manifestés par la petite.

« Coquin ! scélérat ! » marmotta Ludwig en s’adressant à lui. Le vieux recula tout consterné, et dit d’un air lamentable : « Ah, mon bon monsieur ! d’où peut venir ce courroux ? De grâce, ne maudissez pas l’honnête et pauvre Biagio Cubas ! Ne faites pas attention à la couleur de mon visage ni à ma laideur, que je ne puis cacher. Je suis né à Lorca, et je ne suis pas moins bon chrétien que vous pouvez l’être vous-même. » — La jeune fille se releva avec vivacité et dit au vieillard en espagnol : « Oh, partons ! partons vite, petit père ! » Et tous deux s’éloignèrent, non sans qu’Émanuela n’eût adressé à Euchar de ses beaux yeux le regard le plus expressif, tandis que le vieux Cubas se confondait en révérences cérémonieuses et grotesques.

Comme déjà les arbres dérobaient à la vue le couple bizarre, Euchar prit la parole : « Vois-tu, Ludwig, dit-il, que tu t’es trop pressé de porter la condamnation du pauvre nain ? Cet homme a, en effet, quelque chose de gitanique : il est de Lorca, comme il le dit lui-même. Or, tu sauras que Lorca est une ancienne ville mauresque ; et il serait impossible à ses habitants, du reste fort braves gens d’ordinaire, de dissimuler leur origine. Mais ils sont blessés au dernier point d’y voir faire allusion, et c’est pourquoi ils protestent sans cesse de leur qualité de vieux chrétiens. C’est ce que n’a pas manqué de faire celui-ci, dont la physionomie, tournée il est vrai en caricature, porte bien pourtant l’empreinte du caractère mauresque.

— Non ! s’écria Ludwig, je persiste dans mon opinion. Le drôle est un infâme coquin, et j’emploierai tous les moyens pour délivrer de ses griffes ma douce, ma pure Mignon !

— Tu peux tenir obstinément le petit homme pour un coquin, reprit Euchar, et moi de mon côté je n’ai pas grande confiance non plus dans ta douce et pure Mignon. — Que dis-tu ! s’écrie Ludwig impétueusement, Euchar ? ne pas avoir confiance dans cette chère et céleste enfant, dont les yeux réflètent la plus naïve innocence !… Mais c’est bien là l’homme glacial et prosaïque qui, loin d’être séduit par cette grâce touchante, conçoit d’injurieux soupçons pour tout ce qui ne rentre pas dans le cercle banal de ses sensations vulgaires !

— Là, là ! répliqua Euchar, ne l’échauffe pas tant, mon cher enthousiaste. Tu me reprocheras sans doute de soupçonner ta candide Mignon sans aucun motif plausible. Si j’ai dit cela, c’est que je viens de m’apercevoir que la petite, au moment sans doute où elle me serrait les mains, m’a dérobé cette petite bague ornée d’une pierre précieuse que je portais constamment au doigt, comme tu sais. Je regrette infiniment ce petit bijou, souvenir précieux pour moi d’une époque fatale.

— Comment cela ? au nom du ciel ! dit Ludwig baissant la voix, ce n’est pas possible ! Ce doux visage, ces yeux, ce regard si pur, ne peuvent pas mentir à ce point. Tu auras laissé tomber ta bague, lu l’as égarée ! — Eh bien, dit Euchar, nous verrons : mais il va faire bientôt tout à fait nuit, retournons à la ville. »

Durant le chemin, Ludwig ne cessait de parler d’Émanuela en lui prodigant les noms les plus doux ; et il prétendit qu’il avait très bien remarqué certain coup d’œil indéfinissable qu’elle lui avait lancé en s’éloignant, et qui prouvait quelle impression profonde il avait faite sur elle, sorte de triomphe du reste qui se renouvelait pour lui dans toutes les circonstances analogues, c’est à dire chaque fois qu’il se voyait mêlé à quelque aventure romanesque et excentrique. Euchar se garda d’interrompre son ami par une seule parole. Mais celui-ci s’exalta de luimême de plus en plus ; si bien qu’arrivé à la porte de la ville, précisément au moment où les tambours commençaient à battre la retraite, il se jeta au cou d’Euchar, et, les larmes aux yeux, lui cria à l’oreille d’une voix aiguë cherchant à dominer les roulements étourdissants du troupier-virtuose, qu’il était décidément amoureux de la séduisante Mignon, et déterminé à risquer sa vie pour la retrouver et l’arracher aux mains du vieux drôle contrefait.

Sur le seuil de la maison où logeait Ludwig, se trouvait un domestique en riche livrée, qui s’approcha en le voyant pour lui présenter une carte. À peine Ludwig y eut-il jeté les yeux et congédié le domestique, qu’il sauta de nouveau impétueusement au cou d’Euchar, et s’écria : « Ô mon ami, tu vois en moi le plus heureux, le plus digne d’envie de tous les mortels ! que ton cœur s’épanouisse, qu’il s’ouvre au sentiment d’une volupté céleste pour partager l’excès de ma béatitude. — Mon bon ! confonds tes larmes de plaisir avec les miennes !

— Mais, demanda Euchar, quelle nouvelle si miraculeusement propice peut donc t’être annoncée sur une carte de visite ! — Ne te trouble pas, ô mon ami, poursuivit Ludwig en bredouillant, si j’ouvre devant toi le brillant et magique paradis dont cette carte doit demain me donner l’entrée !

— Je voudrais pourtant bien savoir, reprit Euchar, quel suprême bonheur l’est destiné ? — Tu vas l’apprendre, s’écria Ludwig, le savoir, l’entendre ! — Sois saisi d’étonnement, de stupéfaction ! crie ! mugis ! évanouis-toi ! — Je suis invité pour demain au souper et au bal que donne le comte Walther Puck ! Victorine ! — Victorine ! ravissante, incomparable Victorine !

— Et la ravissante, la céleste Mignon ? » dit froidement Euchar. Mais Ludwig continua en gémissant d’une façon tout à fait lamentable : « Victorine ! ô toi, ma vie !… » Et il se précipita dans la maison.


1. Mignon, personnage du roman de Goethe, Wilhelm Meister, avec lequel la jeune bohémienne espagnole offre une certaine analogie.

2.

Un laurier immortel au héros Plafox !
La terreur de la France et l’honneur de l’Espagne !