L’Enchantement de la Mer Morte/02

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L’Enchantement de la Mer Morte
Revue des Deux Mondes5e période, tome 57 (p. 575-602).
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L’ENCHANTEMENT DE LA MER MORTE

II[1]
EN-GADDI

A Jérusalem, les Pères dominicains, — qui sont des voyageurs aussi intrépides que savans, — m’avaient dit :

— Puisque vous aimez la Mer Morte, allez la voir à En-Gaddi : c’est là peut-être qu’elle se montre dans sa plus grande beauté.

Ils m’en parlèrent avec une telle admiration, que je résolus enfin d’y aller. Je sentais bien qu’à Jéricho et près de l’embouchure du Jourdain, je n’avais pris de l’Asphaltite qu’une idée très superficielle : c’est ce que chacun en a vu. A En-Gaddi, j’aurais sous les yeux un paysage encore vierge de toute description littéraire. Je goûterais la joie de la découverte. Je serais le premier, après le Cantique des cantiques, à célébrer cette terre merveilleuse ! Et je me répétais, avec enivrement, le verset du poème sacré :


Mon bien-aimé est pour moi une grappe de troène dans les vignes d’En-Gaddi !


Puissance des mois ! Je me doutais que, depuis longtemps, il n’y avait plus de vignes ni de troènes dans la campagne d’En-Gaddi. Mais les fabuleux jardins qui firent éclore la comparaison mystique de la Bien-Aimée fascinaient mon imagination. Même incultes et désertés par les hommes, ils devaient être toujours fertiles en images magnifiques. En tout cas, pensais-je, de grands souvenirs y dorment encore. Saül, David, les Esséniens ont consacré cette solitude. Ressusciter son passé mystérieux serait sans doute une entreprise au-dessus de mes forces. Pourtant, quelle émotion j’aurais à m’en approcher seulement avec la piété et la ferveur du pèlerin ! Rouvrir les jardins d’En-Gaddi, fermés, depuis des siècles, à la poésie, qui est l’unique voyante, cette ambition m’exaltait.

Mais les Pères rabattirent mon orgueil et mes enthousiasmes. Ils me dirent :

— Voir En-Gaddi est bien. Mais il faudrait faire tout le tour de la Mer Morte, pour se flatter de la décrire. Et non seulement il faudrait en longer les bords, mais parcourir le pays environnant. L’Asphaltite est le centre d’une vaste région qui a une physionomie à part, qui ne ressemble en rien à celle de la côte méditerranéenne. A l’Ouest, le Désert de Juda, à l’Est les Monts du Moab et le Désert de Syrie : cette zone a été, de tout temps, réfractaire à l’influence et à la culture occidentales. C’est un champ de bataille, où l’Orient et l’Occident se sont mesurés, au cours des siècles. L’Occident a toujours fini par être vaincu. Les cadavres de ses villes et de ses forteresses jonchent le sol hostile : Amman, — l’ancienne Philadelphie des Ptolémées, — Gérasa, Bosra, Madaba, Machærous, Pétra, avec leurs architectures gréco-romaines, leurs ruines païennes et chrétiennes, racontent le long effort des nôtres contre la barbarie d’Ammon et de Moab et contre l’insaisissable nomade. Masada, la citadelle irréductible des Macchabées, ensevelit dans ses citernes les derniers patriotes d’Israël, écrasés par les légions de Flavius Silva. Plus loin, c’est le Djebel Ousdoum, le Mont de Sodome, puis la route du Sinaï, et les longs corridors désertiques qui conduisent vers l’Arabie inconnue. Ce pays est tout regorgeant d’histoire et de légende, tout enveloppé de prestiges et de mirages. Il relève de l’Asphaltite par son caractère et sa couleur. La Mer Morte ne se sépare point du pays qui l’entoure. C’est pourquoi une description qui ne comprendrait pas l’un et l’autre sera toujours incomplète[2].

Les Pères ont raison ! L’aventure me séduit : je la tenterai peut-être un jour. En attendant, je commencerai modestement par aller voir En-Gaddi.


L’accès n’en est pas très facile. De Jérusalem, deux chemins sont possibles : l’un par Jéricho et la rive occidentale du lac. C’est le plus long et le plus fatigant. Les pistes sont atroces, et l’eau manque, paraît-i ! , d’un bout à l’autre du parcours. Le second, par Bethléem et le Désert de Juda. Les chemins ne sont pas beaucoup meilleurs, mais on y trouve au moins un point d’eau potable, — et puis enfin, c’est le plus court. On peut effectuer le trajet en douze ou quatorze heures, sans se presser. Pour éviter une trop grande fatigue, nous le couperons en deux et nous nous arrêterons, le soir, à Bir-Allah, un lieu vague où il y a un puits.

Bir-Allah !… cela signifie le Puits de Dieu. Rien que ces mots arabes nie rappellent soudain quelle chose précieuse est un trou d’eau dans ces mornes étendues de sable, — une chose si rare et si bonne que, pour les Bédouins, c’est un présent du ciel ! Et, avec une sorte de malaise nostalgique, je me remémore l’âpre volupté de mes premiers voyages dans le Sud algérien, lorsque, après une journée de marche harassante sous le soleil de feu, nous aspirions, de toute la fièvre de nos veines, à la rencontre du puits perdu, où se recueille un peu d’eau saumâtre ! Nous y arrivions très tard, dans la nuit, et nous ne trouvions, sous quelques touffes de lauriers-roses desséchés, qu’une flaque boueuse piétinée par les troupeaux. Alors il fallait boire, à même les outres de peau de bouc, le gros vin noir du Tell, dont l’alcool chauffé, tout le jour, aux flancs des chariots, nous brûlait la gorge.

Le voyage d’En-Gaddi sera certainement moins dur. Cependant il est bien plus pénible et compliqué que l’excursion à Jéricho, qui est une partie de plaisir des plus simples : on s’y rend en voiture par une fort bonne route, presque aussi bien entretenue que nos routes françaises. Pour En-Gaddi, une véritable mobilisation s’impose. Un appareil de campement, des chevaux, des mulets, une escorte deviennent nécessaires. Cela fait toujours un certain embarras, qui flatte la vanité de l’Européen. On est ravi de rompre, pour une fois avec le confort de la vie civilisée, et, bien qu’il n’y ait rien à craindre dans ces parages, on s’arme jusqu’aux dents ; on se sent plus brave de voyager ainsi, à la façon belliqueuse des anciens patriarches ; on retrouve au fond de soi les vieux instincts combatifs que la mollesse occidentale a périmés : c’est une autre dilatation d’amour-propre !

Toutes ces satisfactions glorieuses nous seront données. Nous aurons avec nous dix ou douze serviteurs. Leur rôle sera surtout décoratif, comme il sied dans un pays où le goût de la pompe s’est conservé. Mais, en cours de route, il y aura tel moment pénible, où ces figurans ne seront pas de trop. D’ailleurs, ils ont à surveiller nos bêtes de somme et tout l’attirail qu’elles transportent : une tente, des lits de camp, des caisses contenant les provisions de bouche et les boissons indispensables à l’estomac débile du Roumi. J’ai fait, à des époques moins clémentes, des voyages autrement longs, où je fus privé de ces douceurs. Décidément, celui-ci ne s’annonce pas comme bien terrible !


Nos gens, partis à l’avance, nous attendent à Bethléem.

Nous les retrouvons stationnant sur l’esplanade qui s’étend devant la Basilique de la Nativité. Au moment où nous y arrivons, notre drogman soutient une discussion orageuse avec un grand diable de Bédouin, qui cric, qui s’emporte, qui roule les yeux, qui prodigue les gestes forcenés et menaçans. J’entends qu’il se nomme Abdallah. C’est notre conducteur officiel, celui qui répond de nos personnes devant les tribus nomades que nous allons traverser. Pour cette protection, nous avons payé une redevance. Mais, selon la coutume, cet Abdallah se démène pour la faire augmenter. Notre flegme lui impose. Il finit par s’apaiser. Et nous partons enfin, majestueusement, au milieu des populations attroupées, qui suivent des yeux notre cortège, avec une curiosité gouailleuse.


A peine avons-nous dépassé les dernières maisons de Bethléem, qu’un supplice non prévu commence, qui promet de s’éterniser : celui de la lapidation continue, — une lapidation spéciale qui consiste, non plus à recevoir des pierres, mais à marcher dessus.

La ville étant bâtie sur une hauteur, nous descendons par un chemin très en pente, taillé en escalier, pavé de gros cailloux ronds et profondément raviné. A chaque pas, les sabots de nos chevaux patinent sur les cailloux. Arc-boutés sur leurs pieds de devant, ils laissent glisser tout à coup leur arrière-train, ou bien ils sautent, à l’improviste, une fondrière. C’est une danse de Saint-Guy perpétuelle, des heurts, des cahots, des saccades, de brusques écarts qui risquent de vous désarçonner : le tout aggravé par les ressauts d’une selle primitive et très dure.

Cette descente de Bethléem, qui me paraît interminable, est une torture si cuisante, que je n’ai pas le courage de me retourner pour regarder la ville. Pourtant, à mesure que nous nous rapprochons du fond de la vallée, elle surgit au regard, elle se déploie en croissant de lune sur le rebord abrupt de son rocher. Toute blanche, avec ses maisons semi-européennes et ses clochers chrétiens, elle apparaît comme un gros bourg provençal sur une crête des Alpilles. Les oliviers, les figuiers accrochés aux interstices des roches, les petits jardins en terrasses, qui dégringolent jusque dans le torrent que nous allons enjamber, le sol écorché et tourmenté contribuent à entretenir l’illusion d’un maigre paysage de notre Midi.

Cette illusion est de courte durée. Sitôt en bas du rocher de Bethléem, il faut en escalader un autre, puis un autre, et ainsi de suite pendant des heures : maintenant, c’est le véritable désert, mais un désert médiocre, sans horizon, sans grandeur, sans la nudité absolue qui donne un style si farouche aux régions sahariennes. Une série de mamelonnemens à peu près uniformes intercepte la vue de tous côtés. Et, de tous côtés aussi, s’élargit le déferlement des pierres. Le supplice de la lapidation reprend avec une cruauté plus raffinée. Elles sont féroces, ces pierres de Juda, — pointues comme des couteaux, déchiquetées comme des scies, spongieuses et tranchantes comme ces roches mari nés dont le travail du flot aiguise continuellement les arêtes. Il me semble que toute l’âme aride d’Israël est étalée devant moi. C’est dur, hostile et inexorable. Tantôt cela s’éparpille à la façon d’une grêle d’aérolithes. D’autres fois, cela se répand en nappes épaisses et compactes comme les scories solidifiées d’une coulée de lave. Nos chevaux, qui boitent en foulant ces pierres coupantes, s’exaspèrent, deviennent plus difficiles à tenir. Et la mer pétrée se déploie indéfiniment autour de nous » et l’on perd l’espoir d’en voir jamais la fin…


Vers quatre heures, un instant de répit nous permet d’embrasser l’immense étendue. Les pierres se raréfient. Nous sommes montés très haut. Le soleil d’hiver s’abaisse déjà vers le couchant. Je regarde derrière moi… Tout au fond de l’espace, bien loin, des coupoles et des tours, d’une blancheur neigeuse, se dessinent en contours distincts sur le bleu fluide du ciel. Plus près, d’autres blancheurs s’accusent derrière les ondulations sans fin des terres : c’est Jérusalem, et c’est Bethléem. Apparitions étranges dans cette solitude, profils aériens de cités célestes, elles dominent le désert qui en paraît transfiguré. A perte de vue, les collines ingrates se revêtent de nuances laiteuses, de reflets lilas et mauves, — et la mer effrayante des pierres resplendit en une longue houle vermeille. C’est une minute d’éblouissement que cette pause crépusculaire : minute où le cœur défaille de trop de beauté, splendeur trop brève, qui vous paie pourtant de toutes les fatigues et de tous les ennuis de la route !

Alors, devant ce désert plus féerique que les plus féeriques jardins, je conçois la stupeur de l’homme d’Occident égaré dans cette région des mirages. Je songe à ceux des nôtres qui passèrent par ces chemins. Quel jeu paradoxal de l’histoire ! Cette terre, où je suis, fut un fief de France. Un lourd Flamand y régna. Sans doute, le baron qui tenait Bethléem dans sa mouvance devait mépriser bien haut ce sol infertile, regretter ses bois, ses prairies et ses champs de là-bas. Pourtant, si éloigné qu’on le suppose de nos modernes façons de sentir, il est impossible qu’au fond il ne se trouvât point plus fier de commander ici que d’être un puissant seigneur dans ses Flandres ! Tout de même, — sur ces mamelons pierreux du Désert de Juda, on respire un autre air de gloire que dans les champs d’avoines devers Cambrai ou Valenciennes !…

Mais, déjà, la féerie est éteinte. En même temps que l’ombre froide du crépuscule s’étend sur la terre rembrunie, une détresse mélancolique vous pénètre comme si, derrière la splendeur éclipsée, les Portes de la Vie elle-même s’allaient fermer à tout jamais.

Je suis seul maintenant. Notre moukre, qui m’a distancé, n’est plus qu’une silhouette confuse, qui bouge, là-bas, dans la pénombre, au pas balancé de son cheval. Nos porteurs sont bien loin en arrière. Avec un obscur sentiment d’oppression, je pousse mon cheval, pour rejoindre le moukre. Nous cheminons ainsi très longtemps, sans cesse à monter et à descendre. Les pierres ont à peu près disparu. Nous suivons des ravins que borde une piste frayée dans le sable. C’est un sable durci, comme cristallisé, où les pieds de nos bêtes se reposent, en s’appuyant sans enfoncer. Nous nous reposons aussi. Mais au supplice des pierres succède un ennui morne. Cette chevauchée dans le gris s’allonge, s’allonge démesurément. Mes yeux, comme médusés, s’attachent à deux grands trous noirs creusés dans la paroi d’une roche qui nous barre la route. On dirait deux prunelles pleines d’ombre qui regardent vers la plaine. Les deux prunelles béantes semblent reculer à mesure que nous avançons. Pourtant Bir-Allah doit être proche, si les horaires des guides sont exacts !

J’interroge le moukre qui me répond par des promesses vagues. Nous avons dépassé la roche au mauvais regard fascinateur, nous recommençons à piétiner dans le sable, et Bir-Allah, le puits miraculeux, près duquel nous devons dormir, n’apparaît toujours pas !


Soudain, un bruit de pas précipités, des clameurs gutturales. Abdallah, jusqu’alors invisible, vient de surgir avec un compagnon inconnu. Il gesticule encore plus tragiquement que tout à l’heure, en apostrophant notre moukre. Mimique désespérée de celui-ci : il paraît que le puits de Bir-Allah est tari ! Il faut aller plus loin, si nous voulons abreuver nos bêtes ! C’est un véritable désastre ! On discute, on finit par se mettre d’accord pour faire un crochet, qui ne nous éloignera pas trop de la Mer Morte. Et nous continuons notre marche dans la nuit.

Heureusement que le ciel est admirablement pur et que la lune nous éclaire : un cerne mince et diaphane, comme le fragment d’un anneau de cristal brisé. Dans la pénombre lumineuse, on distingue jusqu’aux cailloux de la piste. Les ombres de nos chevaux se découpent en masses violettes sur la blancheur lunaire des terrains. Elles se mêlent parfois à l’ombre agile et bondissante d’Abdallah, qui a pris la tête de la colonne. Je devine bientôt pourquoi.

Des feux se précisent sur notre gauche. Un douar s’annonce : c’est la première fois, depuis notre départ de Bethléem, que nous allons rencontrer des êtres vivans. Je reconnais l’agglomération des tentes en poil de chameau, qui forment de grandes taches noires dans la pâleur livide des sables. D’autres taches moins foncées bougent d’un mouvement étrange : on devine des troupeaux de chèvres au repos. Aussitôt, les chiens de garde s’élancent vers nous avec des aboiemens furieux. Des silhouettes fantômales se dressent sur le seuil des tentes. Des enfans nus accourent, en criant d’une voix perçante, tandis que des hommes en haillons se campent farouchement en travers du chemin. Abdallah les écarte d’un geste superbe, et, après avoir parlementé un instant avec l’un d’eux, il reprend la tête de la colonne. C’est à cela qu’il sert : il est notre ambassadeur auprès de la tribu. A présent qu’il s’est fait reconnaître, nous pouvons être sûrs qu’on ne nous inquiétera pas.

Mais les chiens s’acharnent à nous poursuivre. Nos porteurs sont obligés de les chasser à coups de pierres. Ils n’aboient plus que par intermittence, et leurs aboiemens qui décroissent se répercutent en échos sinistres dans les creux sonores des dunes. Ebranlement désagréable des nerfs ! Ces chiens, ces clameurs nocturnes, ces feux de sauvages, ces nomades aux prunelles de chacals, qui luisent dans les ténèbres, c’est un brusque saut en pleine barbarie. Le civilisé, inquiet, se sent coupé de tout ce qui fait sa sécurité quotidienne. Il éprouve avec stupeur combien est prochaine et fragile la cloison qui le sépare de la brutalité primitive. Et, dans la lassitude de son corps accablé par la marche, un commencement de crainte honteuse s’insinue en lui peu à peu.

Cela s’atténue par la monotonie de la route. On suit le guide, machinalement, comme les bêtes. Abdallah, qui précède toujours nos chevaux, conduit la caravane avec une alacrité infatigable. Lui seul est à pied. Les deux mains accrochées à son fusil qui repose horizontalement sur la barre de ses épaules, sans autre vêtement qu’une espèce de tunique grossière serrée aux reins par une ceinture de cuir, il se profile devant nous, en une élégante silhouette de coureur antique. Il va, il va, soulevant, à chaque enjambée, la poussière de la piste sous ses larges plantes, ses yeux aigus dardés tout droit dans les transparences douteuses de la nuit. Il est muet, comme nous tous. Personne ne songe à rompre l’angoissant silence qui pèse sur la vaste étendue déserte…

Tout à coup, au milieu de ce silence, une vocalise jaillit : un de nos convoyeurs se met à chanter. C’est le plain-chant séculaire des régions méditerranéennes, la mélopée traînante qui, depuis le Golfe arabique, jusqu’aux derniers caps marocains, rythme la torpeur du voyage, berce les assoupissemens des siestes, ou s’élance, avec une acuité hystérique, dans les répits du plaisir. Elle est bien pauvre, cette mélopée, mais les quelques notes, qu’elle répète continuellement, suffisent pour m’évoquer des soirs d’Alger, des après-midi de Séville et de Cordoue, où des voix pareilles montaient soudain, au fond d’une ruelle ombreuse, ou noyée de ténèbres, derrière de hauts murs aux fenêtres closes. Pourtant, les voix qui chantaient là-bas, durant les nuits d’Afrique ou d’Espagne, avaient quelque chose d’autrement passionné et, parfois, un accent tragique qui vous perçait jusqu’aux moelles. La psalmodie informe qui accompagne le pas lassé de nos chevaux est sans âme comme le désert où nous errons. À la longue, ce n’est plus qu’un bruit, moins émouvant que le passage d’un souffle d’air, ou la chute d’un caillou. Elle n’exprime même pas l’anéantissement de tout effort, l’écrasement de l’homme sous le poids de cette nature impitoyable. Elle est veule, insignifiante, nulle comme l’ennui qui nous oppresse.


Nous nous sommes égarés sans doute ! Voici qu’il est minuit bientôt. Après nous être engagés dans un ravin, nous revenons en arrière. Le puits annoncé est introuvable ! Notre malaise augmente à scruter du regard ce désespérant labyrinthe de dépressions et de soulèvemens rocheux, ces grandes surfaces calcaires, d’une blancheur de sépulcre, qui luisent, avec un éclat spectral, au clair de lune.

Enfin, nous pénétrons dans un couloir étrange, aux parois lisses comme du marbre et que creuse, en son milieu, le lit desséché d’un oued. Le puits est au bout ! — nous crie Abdallah… Est-ce une hallucination, ou un simple effet d’éclairage ? Le silence, la solitude, l’excessive simplicité linéaire de ce lieu me saisissent, comme si j’entrais dans un monde extra-humain, dans le domaine innommable fermé à nos sens et où rien ne se formule plus selon nos signes. Les aspects accoutumés de la matière se sont comme abolis pour mes yeux. Les figures élémentaires qui m’environnent m’apparaissent comme les prototypes d’une géométrie inconnue, — la géométrie stupéfiante d’une autre planète… Un coude brusque, et le front blanc d’une roche, pareille à un crâne gigantesque, se dresse au fond du couloir. Véritable bouche d’ombre, un large trou s’arrondit à la base. Cette ébauche de tête colossale, au fond de ce corridor sans issue, cette pâleur d’ossemens, ces lignes rigides du paysage, c’est une vision de cauchemar.

Nos chevaux s’arrêtent, et leur immobilité soudaine me réveille comme en sursaut. Nous sommes arrivés ! La bouche d’ombre qui s’enfonce, là-bas sous le front luisant de la roche, c’est le puits que nous avons si longtemps cherché.


Mais les préparatifs prosaïques du campement ne réussissent point à dissiper l’espèce d’incantation que produit sur moi ce lieu extraordinaire. Tandis que les moukres et les porteurs sont en train de planter dans le sable les piquets de la tente, je descends vers le puits avec Abdallah.

On dirait le porche d’un hypogée pharaonique, dans la Vallée des Rois. Des degrés naturels sont taillés dans le sol. A la lueur d’une bougie, nous nous avançons avec précaution parmi les gravats. La lueur de la bougie révèle les parois d’une caverne très haute, dont la voûte et le fond sont aveuglés de ténèbres opaques. Des vols mous nous effleurent : la caverne est pleine de chauves-souris, dont l’odeur âcre vous saisit à la gorge. Encore quelques pas, et une sorte de margelle nous barre le chemin. L’eau précieuse doit être là !… Nous nous penchons, sans distinguer autre chose que les coulées verticales de la roche. Une pierre jetée par Abdallah fait un clapotement assez proche. N’importe ! il faudra des cordes pour puiser de l’eau ! Et comme je prononce ces mots à haute voix, un écho qui semble venir de très loin me renvoie mes paroles avec un timbre si dénaturé, si étranger pour moi et qui s’amplifie en sonorités si terrifiantes, dans la nuit des voûtes, que je remonte précipitamment les degrés, pour respirer l’air du dehors et pour revoir les étoiles.

Je regarde autour de moi. Le mica des sables brille d’un éclat phosphorescent. Le ciel est limpide : un seul nuage y est suspendu, qui s’échevèle en traînées de vapeurs aux contours fantastiques. Une forme humaine s’en dégage, puis d’autres, emportées, avec elle, dans un vertigineux mouvement d’ascension. Des ailes, des chevelures, des draperies gonflées de vent se dessinent sous les reflets lunaires. Un profil impérieux, un bras levé qui commande à tout l’espace dominent le groupe aérien : c’est le Jéhovah de la Bible, soutenu sur son trône par les Khéroubim. Un moment, l’illusion flottante acquiert une netteté d’apparition apocalyptique. Puis l’image se défait, les vapeurs se dispersent, et le champ des constellations reprend sa limpidité sereine…

Ce désert est peuplé de visions. Et tandis que, l’imagination encore troublée, je gagne la tente enfin dressée, je songe aux rudes nabis, aux voyans d’Israël qui habitèrent les trous des roches voisines. Avant de m’endormir sur l’étroit lit de camp, j’essaie de lire, dans le Livre de Samuel, l’histoire de Saül et de David. La flamme jaune de la bougie oscille au moindre souffle, brouille les caractères du livre. Elle fait trembler sur les parois de la tente, les figures aux couleurs violentes dont elle est couverte du haut en bas. C’est une tente égyptienne, fabriquée au Caire, par des ouvriers indigènes : des lotus, des ibis, des éperviers, des dieux à têtes animales s’enlèvent, sur le fond blanc de la toile, que des inscriptions arabes encadrent de leurs fourmillantes arabesques. Tout cela bouge, grimace, s’anime d’une vie effarante dans le halo livide de la lumière. Au dehors, j’entends cliqueter les chaînes des chevaux à l’attache, et, de temps en temps, quelques syllabes rauques, que nos moukres échangent autour du feu. Puis, un hululement de chouette, puis un murmure de vent qui se soulève et qui défaille, puis le calme absolu… Et j’éprouve une détresse d’âme comme jamais je n’en ai ressenti, même au cours de mes pérégrinations sahariennes, lorsque j’étais seul, perdu dans l’alfa, ou dans les sables des dunes.


Le lendemain, au petit jour, ces impressions funèbres se dissipent.

Le paysage, qui m’avait paru si fantastique sous la lune, est seulement morne et désolé. Sauf l’ouverture bizarre du puits et la structure de la muraille rocheuse qui le surplombe, tout se confond dans une même aridité monotone.

Après l’abreuvage des chevaux et des mulets, nous nous remettons en selle : cette fois, l’étape sera beaucoup plus brève, car, par un hasard providentiel, notre course au puits nous a singulièrement rapprochés de la Mer Morte.

L’aspect du pays devient de plus en plus désertique et farouche. A travers une succession de cuvettes, de cônes, de plates-formes qui semblent façonnées de main d’homme, la lapidation recommence : continuellement, des grêles de pierres noires, brûlées, comme émiettées par le soleil, — et, çà et là, des blocs isolés, d’une blancheur de chaux. Très loin, des pics bleuâtres surgissent par-dessus les fauves ondulations des terrains, — et leur altitude est comme un élargissement de l’horizon, comme une libération de la vue emprisonnée entre les médiocres ravinemens du Désert de Juda.

Nous montons lentement dans la direction des pics. Tout à coup, Abdallah, qui nous a devancés, agite ses longs bras maigres, du haut d’un escarpement. En-Gaddi est au-dessous ! Nos chevaux, entraînés par celui du moukre, prennent aussitôt le galop. A mesure que nous escaladons cette dernière pente, l’Asphaltite émerge des profondeurs du gouffre. Nous nous arrêtons au sommet d’une immense falaise, qui, d’une hauteur de trois cents mètres, domine le niveau de la mer. Alors, c’est quelque chose de si prodigieux que tout ce que j’ai vu, jusque-là, de plus extraordinaire, s’éclipse devant ce spectacle certainement unique au monde.


D’abord, le vide béant sous nos pieds, l’immensité de ces espaces bleus, les convulsions tragiques de cette nature travaillée par les feux souterrains, le soulèvement formidable de toutes ces masses géologiques, cela excède, par son énormité, la capacité ordinaire de la perception. On est comme hébété d’étonnement. Mais, tout de suite, la mer inerte, figée et brillante entre ses murailles de montagnes, détourne l’attention. Sous les buées des vapeurs matinales, la surface paraît solide comme une croûte de glace. De la hauteur où nous sommes, on ne distingue pas les plissemens innombrables des petites vagues : l’Asphaltite, d’un bout à l’autre, se déploie comme un bras de mer gelé.

Et puis, peu à peu, l’uni s’habitue à la démesure de ce surprenant paysage. On aperçoit des presqu’îles et les anses des rivages, qui se découpent en noires échancrures sur la vitre ternie du lac. Elles sont minces comme des pellicules de terre flottante, nettes comme les sinuosités d’un cadre d’ébène appliqué sur le poli d’un miroir. Elles tranchent sur les jaunes cuivrés, sur les blancs laiteux de la double chaîne de montagnes qui les resserrent à l’Est et au couchant. Du côté de Moab, du côté de Juda, des architectures naturelles, d’une audace inouïe, se superposent jusqu’à la limite pâle du ciel, une débauche de formes inconnues qui dépassent toutes les extravagances de nos styles modernes ! Celles de la rive occidentale sont les plus bizarrement imprévues : des dômes tronqués, des pylônes cintrés en fer à cheval, des renflemens bulbeux ou turriformes, des contreforts, des arcs-boutans aux courbes invraisemblables, des pilastres soutenant des saillies obèses qui se contournent en balcons et qui s’ajourent comme des balustres, c’est un tohu-bohu d’édifices incohérens et titanesques. En face, sur l’autre rive, la furie des lignes se calme. On dirait une enfilade interminable de grands palais italiens, aux façades régulières et aux proportions nobles, mais toujours démesurées. De loin, cela semble les ruines de villes géantes, dont le sol lui-même aurait été dévasté et stérilisé par le feu.

À cause de ces simulacres d’habitations, et parce que tout y rappelle l’industrie humaine, ces bords désolés de l’Asphaltite paraissent plus déserts que le désert véritable : on y est davantage obsédé par la pensée que l’homme est absent. La disparition de la vie végétale elle-même y est plus saisissante, parce qu’involontairement l’imagination cherche des jardins et des cultures autour de ces apparences de villes.

On se rappelle qu’il y en eut autrefois de réelles dans cette région, non plus de vains jeux de la matière brute, mais des cités vivantes, abris d’êtres pareils à nous, et que, depuis les cataclysmes et les dévastations des guerres, jamais plus elles ne se sont relevées de leurs ruines. Plus rien n’a germé, plus rien n’a été bâti sur cette terre maudite. Il y a, sur elle, une sorte d’interdiction divine, qui s’ajoute à l’hostilité des forces élémentaires. Manifestement, l’homme en est chassé par une volonté mystérieuse. Il n’a rien à faire ici. Alors, on sent avec effroi le cercle de la vie se resserrer autour de soi, se restreindre au petit morceau d’espace que l’on occupe. On est un prodige dérisoire, un accident monstrueux, au milieu de cette mort qui vous bloque de partout. On est seul, nu et désarmé contre la masse formidable de toutes ces choses sans âme. Que la chaleur s’élève sur vos têtes, que votre course se prolonge seulement de vingt-quatre heures, sans vivres et sans eau, et c’est fini de refléter dans vos yeux ce coin inhospitalier du monde. La faim et la soif redeviennent des réalités terribles. L’agonie est une nécessité prochaine. Rien n’humilie davantage le civilisé que cette confrontation avec tout l’étranger et tout l’inconnu qui échappent à ses prises.

Et, — encore une fois, — le silence écrasant de ces espaces achève la défaite de nos sens. Le silence absolu du désert ! Nous ne savons pas ce que c’est, dans notre Occident agité. Sans cesse, des rumeurs emplissent nos oreilles. C’est, pour nous, comme le rythme du temps. L’écoulement des bruits, c’est le torrent même de la vie… Et voici que, tout à coup, le rythme s’arrête de battre, et que le fleuve est tari ! Plus rien !… Avec le silence, on entre, par avance, dans l’éternel, dans quelque chose de plus mort que la mort. Car la mort, c’est encore le transitoire, un aboutissement ou un point de départ, — et l’éternel n’a ni commencement ni fin.

Quel silence sur cette falaise de l’Asphaltite ! Tous les infinis : celui du temps et celui de l’espace ! Mais la splendeur de la lumière est telle, elle dilate si triomphalement les prunelles, elle pénètre d’une telle illusion de force et de joie le misérable éphémère que nous sommes, qu’il est impossible de subir longtemps cette confusion de la pensée. L’immensité de l’étendue vous sollicite. Un désir fou de courses vagabondes vous emporte. Là-bas, derrière le Mont de Sodome, se déroule l’Arabie mystérieuse, avec ses enchantemens et ses mirages. On rêve pour soi la vie du nomade, on souhaite ses risques, ses souffrances, sa dure liberté… Et, comme un symbole des éblouissemens qui vous attendent, l’Asphaltite vous offre le clair miroir de sa face, maintenant débarrassée des vapeurs de l’aube. L’eau transparente se moire de nuances ; des courans s’y déploient en longues lignes rigides, qui ressemblent à des canaux de mercure taillés dans un bloc de cristal. Un coup de vent s’élève, — et aussitôt le lac prestigieux change de visage.

A présent, c’est un gouffre d’azur élargi et creusé à l’infini, où l’écume onctueuse des courtes vagues dessine, d’une extrémité à l’autre, une immense arabesque blanche, — la tige d’un lys arborescent brodée sur la soie bleue d’un vélum.


Mais il faut songer à descendre vers En-Gaddi.

Je me penche tout au bord de la falaise et je regarde : En-Gaddi est là, sous nos pieds. Ce qui fut l’ermitage des Esséniens est un lieu vague, une étroite terrasse en demi-lune, qui semble baigner dans les Ilots vitreux de la Mer Morte. Ces solitaires avaient bien choisi leur retraite. Là, vraiment, ils étaient séparés du monde. Devant eux, la mer infranchissable, où jamais une voile n’apparaît. Derrière eux, cette roche perpendiculaire, qui dépassait en hauteur les murs des plus hautes forteresses !

Pour arriver jusqu’en bas, nul autre moyen d’accès que les entailles qui zigzaguent aux flancs de la roche. C’est aussi roide et aussi dangereux que les escaliers extérieurs par où l’on monte à la flèche d’une cathédrale. Déjà nos convoyeurs déchargent les bêtes de somme : autrement, les oscillations du bat, pendant la descente, les entraîneraient dans le précipice. Tous nos bagages vont être transportés à des d’homme.

Auparavant, il s’agit de faire passer les mulets et les chevaux, opération beaucoup plus compliquée que je ne pensais ! Les premiers s’en tirent assez bien. Mais, dans les endroits difficiles, les chevaux renâclent, leurs sabots glissent sur la pierre polie des degrés. Alors, le moukre étend sous leurs pieds des couvertures de laine, où ils trouvent une assiette plus solide. Ils avancent ainsi de quelques mètres, et, dix pas plus loin, c’est à recommencer : le moukre étend de nouveau sa couverture. Nous-mêmes, nous avons autant de peine que ces pauvres bêtes à garder notre équilibre. Pour ne pas tomber, il faut s’accrocher aux saillies de la falaise, se traîner sur ses genoux, ou, dans les pentes rapides, se laisser couler sur son dos. Jamais je n’avais été soumis à une pareille gymnastique. Je me souviens encore, avec une sueur d’angoisse, d’une ascension du Taygète, qui fut pour moi une torture de quatorze heures. Ce n’était rien en comparaison. A tout instant, je fermais les yeux, dans la crainte de céder au vertige, et, quand je les rouvrais, j’apercevais sous moi, dans des profondeurs d’abîme, les eaux bleues de l’Asphaltite, qui resplendissaient avec une attirance maléfique.

Traversée d’obstacles continuels, cette descente périlleuse s’éternisa. Dès huit heures du matin, nous étions au sommet de la falaise : nous ne fûmes en bas qu’après-midi.


Le voici donc, ce fameux jardin du Cantiques des Cantiques ! « Mon bien-aimé est pour moi une grappe de troène dans les vignes d’En-Gaddi !… » Lointain et presque mythique souvenir !

Le jardin est abandonné, personne n’y vient plus, rien n’y pousse que, çà et là, quelques touffes d’herbes folles et d’étranges bouquets épineux que, de loin, on prend pour des ronces et qui, pourtant, sont des arbres. Ces arbres sont robustes et leurs branches largement étalées, mais à distance, ils paraissent tout petits. La terrasse elle-même est plus étroite encore qu’on ne l’avait supposé, du haut de la falaise. De cet endroit, elle se confondait avec les terrains vagues qui l’entourent et qu’elle domine. En réalité, elle ne plonge pas dans la mer. Elle en est séparée par une mince bande de terre, que rongent les eaux de l’Asphaltite et où pullule une extraordinaire végétation.

C’est là sans doute que fut la biblique En-Gaddi. Cette butte à peu près semi-circulaire, façonnée en forteresse naturelle et si bien défendue par les accidens du sol, était toute désignée pour remplacement d’une ville. L’essentiel, en ce pays et à ces époques reculées, était d’être à l’abri du nomade, de l’ennemi quel qu’il fût, et de se retrancher dans une position inaccessible. La ville d’En-Gaddi ! Quand on voit la misère du lieu, ces mots accouplés forment un contraste ridicule pour nos imaginations. La similitude des termes nous abuse. Ce n’était pas une ville au sens où nous l’entendons, mais quelque chose peut-être comme les bordjs de nos régions sahariennes, une simple muraille de pierres crues, percée de meurtrières et abritant une cinquantaine de cabanes en pisé. En tout cas, il semble difficile de placer En-Gaddi ailleurs que sur cette terrasse. On devrait y faire des fouilles. Le sol inégal est comme bosselé de ruines. Il a la stérilité spéciale aux aires de villes détruites et il tranche bizarrement sur la vaine fertilité de la campagne environnante.

La stérilité n’y est pourtant pas absolue. De loin en loin, parmi le peuple anonyme des herbes sèches, des asphodèles surgissent, droites et rigides, avec leurs dures feuilles métalliques, d’une apparence tellement factice qu’on les croirait artificiellement piquées dans les creux des roches. Et puis, il y a les arbres ! Ils sont cinq ou six en tout, mais assez étranges, assez illustres aussi, pour qu’on prenne la peine de les regarder. Les plus gros sont, en effet, des sejkals, — et le sejkal, selon la Bible, fournit son bois pour la construction de l’Arche sainte d’Israël. On le nomme communément « le Bois de l’Arche. » C’est un arbre trapu, au tronc puissant, aux branches épanouies en parasol et dont les feuilles menues ressemblent à une écume verdâtre, ou à de la moisissure. L’écorce hérissée d’épines a l’air momifiée et morte. Aucun arbre du désert ne donne une pareille impression de résistance acharnée contre les forces ennemies qui l’assaillent, — le feu dévorant du soleil, les assauts des vents dévastateurs. Il est dans un état de défense perpétuelle. A lutter opiniâtrement ainsi contre la nature ambiante, le sejkal a fini par se confondre avec elle. Il est inerte et inanimé comme elle. Il a la dureté de la pierre et des métaux. Presque incorruptible, il était prédestiné à servir d’enveloppe à la Loi qui ne passe point.

Plus luxuriant, plus rapproché de nos arbres d’Europe est, le fameux pommier de Sodonie. Si je ne me trompe, il n’en existe qu’un seul sur la terrasse d’En-Gaddi. En cette saison de l’année, il est en pleine floraison.

Ses fleurs rappellent, à s’y méprendre, celles du magnolia ; mais, au lieu d’être d’un blanc laiteux, elles sont vertes, — d’un vert livide et gras, — avec des pétales charnus et comme gonflés de poisons. Les fruits apparaissent déjà. Ce sont de gros ballons verts couturés diamétralement d’une sorte de bourrelet en commissure. On les ouvre comme des lanternes vénitiennes. A l’intérieur, à la place du lampion, repose un croissant écailleux posé, en son milieu, sur un pédoncule, les deux cornes en l’air. Deux petites épines soyeuses, d’un blanc de satin, en aiguisent les deux pointes. Ces fruits lustrés et regorgeans de sève, ce bel arbre au feuillage hospitalier démentaient tous mes préjugés littéraires à l’endroit du funèbre pommier de Sodome.

Ceux qui l’ont décrit ne l’avaient probablement pas vu. Ils n’en connaissaient que les fruits desséchés, tels qu’on les vend aux pèlerins, dans les caravansérails de la route de Jérusalem à Jéricho, En vieillissant, l’écorce verte se durcit et prend des tons jaunes qui la font ressembler à une peau d’orange. Lorsque ces pommes sont bien sèches, il suffit d’une légère pression pour les briser. Elles tombent en poussière dans la main et prêtent alors aux plus ingénieux développemens allégoriques sur la vanité des plaisirs, — brillans et séduisans de loin, mais qui ne sont plus que cendre, dès qu’on les touche.

Le pommier d’En-Gaddi est si vivace et si verdoyant qu’il ne paraît point être du même pays que les rugueux sejkals, ramassés, là-bas, sous leurs épines et leurs carapaces de pachydermes. Il est vrai que, lui, il est abondamment arrosé par une source qui baigne ses racines, tandis que les autres se rabougrissent au milieu des pierres tranchantes.

Cette source est un délice parmi tant d’aridité désolante. Pauvre source, comme il ne s’en trouve que dans ces régions disgraciées ! Elle est tiède, la saveur, légèrement sulfureuse, est désagréable. Et pourtant son seul aspect crée une illusion de fraîcheur et répand, aux alentours, la petite poésie naïve qui, dans tous les pays du monde, s’attache aux eaux murmurantes. Il y a tant de charme dans son accueil que nous nous décidons à planter notre tente auprès d’elle. Mais ce lieu de rafraîchissement a ses habitués sur qui nous ne comptions point. A peine y sommes-nous installés que deux jeunes chameaux se présentent pour y boire. Ils sont extrêmement drôles, ces adolescens du désert. Frisés, couverts du léger duvet jaune des oisons fraîchement éclos, ils plongent voluptueusement leurs babines sémitiques dans l’onde désaltérante, les paupières mi-closes sur leurs gros yeux en boules de loto. Puis, nous ayant aperçus, ils prennent tout à coup la fuite, en tricotant de leurs jambes maigres, où le poil s’arrête à la hauteur du jarret. Ils sont gauches et grotesques à plaisir, comme, à l’âge de la mue, deux nigauds de collégiens en pantalons trop courts.


En suivant les sentiers frayés par les chameaux, on descend, de la terrasse d’En-Gaddi, dans la plaine resserrée qui l’entoure.

Cette campagne minuscule est un chaos où la mort et la vie s’envahissent et se recouvrent perpétuellement. Au milieu de fourrés compacts, aux pousses vigoureuses et tenaces, se dressent des arbres morts, dépouillés de leur écorce, brûlés, stérilisés par l’ardeur véhémente du soleil, squelettes végétaux, dont les ossemens blanchis se fendillent et s’émiettent sur le sol. Avec la même rapidité que l’ardeur tropicale hâte l’éclosion de toutes ces plantes, elle les tue et les décompose. On ne peut faire un pas sans écraser des amas de branchages, qui craquent comme du verre sous les pieds. Et, partout aussi, les pousses nouvelles vous barrent le chemin, s’allongent en lianes rampantes, ou se pelotonnent en grosses boules crépues comme une chevelure de nègre. Tout cela est âpre et sans couleur, poudreux, rugueux, dévoré par le hâle. Les plantes vivantes se distinguent à peine des plantes mortes, et comme celles-ci ont pris les tons blanchâtres des roches, que le feuillage des autres est d’un vert carbonisé, la plaine d’En-Gaddi, considérée de la falaise, paraît un désert où aurait passé un grand incendie.

Cependant les arbustes sauvages y foisonnent. Je reconnais, çà et là, des jujubiers et des tamaris. Ce sont les espèces les plus nombreuses. Mais il s’y trouve encore des arbrisseaux à fruits jaunes qui ressemblent à des nèfles du Japon. Ces petits arbres malingres reculent devant l’armée formidable des roseaux. Partout où suinte un peu d’humidité, le roseau s’étale et s’établit. Il étouffe ses voisins sous l’enchevêtrement de ses feuilles coupantes et de ses hautes lances à panaches. L’eau abonde dans cette campagne aride, déchaînant d’un bout à l’autre une extravagante et inutile fécondité. Ainsi arrosée, chauffée, comme une serre, par un soleil presque toujours torride, l’antique oasis d’En-Gaddi dut justifier pleinement sa réputation. Il paraît que, sur la rive orientale du lac, les palmiers croissent d’eux-mêmes. Ici, lorsque la plaine était cultivée, la palmeraie devait être aussi merveilleuse que nous le racontent les historiens anciens. Sous son ombre devaient prospérer non seulement les vignes chantées par le Cantique des Cantiques mais tous les arbres fruitiers de l’Orient… Qui sait ? Peut-être que cette prospérité n’est pas perdue à tout jamais ! ’ Il suffirait de si peu de chose pour qu’elle renaisse ! Comme à Gennésar, que des colons s’installent à En-Gaddi, et l’histoire recommence !


Malheureusement, la fertilité de ce petit coin de terre expire presque immédiatement, à la limite de la Mer Morte. Tout ce que le flot corrosif a touché est aussitôt flétri.

C’est pourquoi la grève d’En-Gaddi est aussi désolée que celle de Jéricho. La végétation vivante disparaît, à l’exception des roseaux, entretenus, jusqu’au bord de l’eau mortelle, par les ruisselets qui s’y déversent. Sur le sable menu, léger, aussi moelleux que celui de nos plages, les bois naufragés s’amoncellent, ou se redressent tragiquement, comme les plants d’un jardin saccagé. De place en place, s’arrondissent des mares croupissantes, où flottent des sanies rosaires et où s’abreuvent, en troupes serrées, les inextirpables roseaux. Des battemens d’ailes continuels emplissent les fourrés. Comme sur les rives du Jourdain, les oiseaux s’y multiplient en toute confiance et sécurité. Les perdrix, les moineaux, les culs-blancs s’envolent par bandes dès qu’on s’approche. Les petits cris effarouchés qui se perdent dans le gouffre splendide de l’espace, le frémissement de vie chétive qui palpite au ras de ce sol meurtrier, cela vous pénètre, à la longue, d’une angoisse qui grandit, à mesure qu’on se sent plus seul devant toute cette matière écrasante.


Sous le soleil de trois heures, les flots lourds de la Mer maudite se déroulent comme des volutes d’argent massif. Les sinuosités des rivages s’y découpent en noirceurs opaques. Tout au fond, au-delà des eaux mornes et brillantes, dans des lointains infinis, le Mont de Sodome exhausse sa coupole découronnée. C’est d’une magnificence funèbre !… Un silence prodigieux, que rompt, par intervalles, la pulsation régulière du lac ! La nappe pesante se déploie, et, — de tous les promontoires, de toutes les anfractuosités des roches, — la grande voix de l’Asphaltite s’élève, s’amplifie, se répercute en un grondement de tonnerre.


Sur la terrasse où je suis remonté, on ne perçoit plus le roulement du flot. Ce n’est maintenant qu’une rumeur indistincte, un bruit sourd d’explosion souterraine qui, de temps en temps, rythme le silence. Même les ondulations des vagues se sont effacées. La surface de la Mer Morte a repris son habituelle apparence de vitre ternie.

Dans ce calme si profond des montagnes et de la mer, cette immobilité des grandes lignes horizontales, on n’éprouve plus le besoin d’agir ni de penser, on se laisse aller au sommeil inerte des choses. La simple douceur d’exister n’est plus qu’un sentiment vague qui s’élève à peine jusqu’à la conscience. Une béatitude complète vous emplit. L’air est si pur sur ces hauteurs ; la lumière si limpide, qu’il suffit de respirer et d’ouvrir les yeux pour être parfaitement heureux. On comprend que des solitaires aient élu cette retraite, pour y goûter en paix la volupté de la vie contemplative.

En aucun autre endroit de la Judée, les Esséniens ne pouvaient mieux réaliser leur idéal ascétique.


Plusieurs générations d’entre eux vécurent ici : cela est certain. Aujourd’hui que l’oasis est détruite, la vie humaine nous paraît tellement impossible, dans ce désert, que cela a l’air d’un mirage historique. Pourtant, les textes anciens sont formels : il y eut des communautés esséniennes à En-Gaddi.

Comme on y a voulu voir une première ébauche des communautés chrétiennes aux siècles évangéliques, notre curiosité s’attache à ces ancêtres du monachisme occidental. On aimerait à retrouver leurs traces authentiques. C’est difficile ! On ne sait trop où situer leurs couvens.

Si réellement la butte où nous sommes fut autrefois une place forte, ce que Josèphe appelle une des « toparchies » de la Palestine, un centre stratégique important et muni d’une garnison permanente, comment admettre que les Esséniens se soient mêlés à la population urbaine, eux si jaloux d’éviter tout contact impur ? Les miliciens à la solde des Hérodes étaient, en général, des étrangers, c’est-à-dire, pour eux, des impurs. Les Juifs eux-mêmes, du moment qu’ils n’appartenaient pas à la secte, étaient également souillés à leurs yeux. Alors, il faut bien supposer qu’ils vivaient aux alentours d’En-Gaddi, et non dans l’enceinte de la ville. On a cherché, dans les parois de la falaise voisine, des grottes naturelles ou des sépultures creusées de main d’homme, où ils auraient pu s’abriter, comme firent, en Egypte, les Pères du Désert : on n’a rien rencontré de semblable[3]. L’hypothèse la plus plausible, c’est qu’ils habitaient à proximité de l’oasis. Les Esséniens, nous le savons, s’adonnaient à la culture et au jardinage. S’il en est ainsi, la palmeraie d’En-Gaddi leur offrait une retraite éminemment propice, pour y exercer leur métier d’agriculteurs et de jardiniers.

Lorsque j’errais dans cette plaine, aujourd’hui veuve de ses palmiers, malgré moi, des vers restés dans ma mémoire, des vers de Leconte de Lisle, autrefois admirés, m’obsédaient. C’est une apostrophe à Jésus :


Figure aux cheveux roux, d’ombre et de paix voilée,
Errante aux bords des lacs sous son nimbe de feu,
Salut ! L’humanité, dans ta tombe scellée,
O jeune Essénien, cherche son dernier dieu !


Le Christ aurait donc commencé par être l’un d’eux ! Il aurait appartenu à une de leurs communautés galiléennes ! Peut-être même serait-il venu jusqu’ici !… Je l’avoue, j’étais troublé par ces vieilles imaginations de la critique, que l’auteur des Poèmes barbares s’est borné à reproduire. Je n’avais aucune raison de m’intéresser aux Esséniens, sinon en tant que précurseurs du christianisme.

Ce seraient, en tout cas, des précurseurs bien lointains. Si l’on s’en tient aux textes, on estime que les analogies entre les deux doctrines sont fort superficielles et que leur ascétisme ne ressemble pas plus au nôtre que n’importe lequel des ascétismes orientaux. Le célibat, la vie en commun ne les caractérisent point particulièrement, non plus que le noviciat qu’ils imposaient à leurs néophytes. À part ces règles et ces observances qui furent celles de toutes les sectes philosophiques et religieuses de l’antiquité, ces braves gens nous apparaissent comme des pharisiens un peu plus austères. Ce sont de purs Juifs, qui ne se distinguaient des autres que par les exagérations de leur piétisme : fréquence des prières, repos absolu le jour du sabbat, manie des purifications poussées jusqu’aux plus bizarres raffinemens. S’ils étaient réputés comme devins (un Essénien prédit l’empire à un roi juif), on ne voit pas qu’ils aient continué la grande tradition du prophétisme. Rien, chez eux, qui s’apparente à l’idéal de charité évangélique, rien qui annonce la sensibilité chrétienne. Peut-être que, pour les bien juger, il siérait de connaître leur enseignement et leur morale ésotériques. Tels qu’ils nous sont présentés, ils nous rebutent par leur médiocrité de pensée, leur sécheresse et leur étroitesse de cœur.

Vouloir en faire des moines avant la lettre serait abuser d’un rapprochement trop facile. Ces bons jardiniers n’étaient point des moines ni des ermites, eux qui ne vivaient ni claustrés, ni entièrement séparés des autres hommes.

Mais il vaut mieux confesser notre ignorance. En réalité, — et malgré tout ce que nous en racontent les historiens, — ils nous demeurent impénétrables. Pour ma part, je ne les comprends pas. Je ne conçois même point la possibilité de les rattacher matériellement à ce terroir d’En-Gaddi. Si je m’imagine sans peine les Prophètes dans la désolation du Désert de Juda, je ne m’explique plus la présence de ces lugubres Esséniens dans la riante oasis qui se déployait sous la terrasse où je suis, devant les splendeurs des Monts de Moab et tous les enchantemens de la Mer Morte. Moi, je suis venu ici pour enivrer mes yeux du spectacle : eux, sans cesse absorbés dans les minuties d’une dévotion machinale, ils s’efforçaient de n’en rien voir.


Quelle singulière vertu cela suppose ! Comment ne pas voir la triomphante beauté, qui, en ce moment, rayonne sur tout l’étrange pays de l’Asphaltite ?

Le soleil se couche. La mer, absolument calme, se colore de teintes inconnues, même pour un regard habitué aux nuances les plus opulentes des mers méditerranéennes. C’est un bleu très rare, un bleu cendré de myosotis, sans profondeur ni transparence, qui prête à l’immobile surface la dureté éblouissante des porcelaines ou des marbres. Cette énorme gemme, à l’eau dormante, s’enchâsse dans les grès rouges des monts de Moab, dont les falaises architecturales étagent, dans le ciel divinement rose, des terrasses croulantes, des tours, des obélisques, des palais en ruines. En face, les gorges de l’Arnon se creusent, entre deux pylônes légèrement inclinés, comme le porche colossal d’un temple thébain. A droite, le cône aplati de Machærous est un vaste bouclier d’or posé sur le faîte régulier d’un édifice. Vers le Sud, la Lisan, — la presqu’île de gypse, d’albâtre et de soufre, — qui coupe en deux la Mer Morte, devient un foyer d’invraisemblables mirages. Sous les jeux des reflets, pareils aux colorations fugaces et chaudes des vobubilis, — les bleus tendres, les roses-laque, les bruns et les jaunes, — des formes déconcertantes émergent et se précisent peu à peu, pour se dissoudre, l’instant d’après. Précipités par les éruptions souterraines, ces strates volcaniques ont été taillées, sculptées, déchiquetées, au cours des siècles, par l’eau mordante du lac, par le soleil et par le vent. L’œuvre des forces naturelles se poursuit sans trêve, produisant des figures instables, toujours en travail, et dont l’aspect change selon la perspective et la distance. En cette minute, par-delà les eaux bleues de la mer, on dirait qu’il y a là, là-bas, vers l’Arabie, un grand port occidental, — une Palerme ou une Messine fabuleuse, — avec des quais lumineux, dorés par le hâle marin, et de hautes bâtisses à pilastres, dont les fenêtres incendiées renvoient les feux du soleil couchant.

Et néanmoins, malgré ces entassemens d’architectures illusoires, malgré toute cette surcharge du détail, — l’ensemble, comme dans la plaine de Jéricho, reste d’une extrême simplicité. C’est tellement grand, que les plans confus du paysage finissent par se réduire à deux immenses surfaces rectilignes et rigides : un miroir horizontal, une muraille perpendiculaire, fuyant à l’infini.

Parfois, lorsque les tons sont tout à fait adoucis, on songe à un Nil plus large et plus encaissé, — un Nil désert, où la vie se serait arrêtée, où ne passeraient plus les longues voiles triangulaires des dahabiehs. Mais trop de vapeurs montent de la cuve fumante de l’Asphaltite, pour que les deux images se confondent longtemps. L’atmosphère d’Egypte est beaucoup plus pure que celle-ci… Maintenant, une sorte de brouillard blanchâtre se déploie sur le lac, les côtes et les montagnes s’effacent. Du haut de la terrasse d’En-Gaddi, on n’aperçoit plus sous ses pieds qu’un vaste amas de blancheurs légères comme des mousselines. Cela se dissipe lentement, à mesure que le jour se retire. La nuit est venue : le clair miroir de la Mer Morte reparaît, inerte et glacé, sous le ciel plein d’étoiles.


Le lendemain, quand nous nous réveillons, la source, près de laquelle nous sommes campés, fume dans la fraîcheur de l’aube. Elle coule devant la tente, comme un bain tiède tout préparé. Les pieds dans l’eau, notre guide Abdallah s’y livre à ses ablutions, avec une superbe impudeur.

Après quoi, il se met en devoir de préparer son repas.

Il a apporté, de son douar, un peu de farine, dans un sac de peau, qui pend à sa ceinture et qui n’est pas plus grand que les réticules de nos dames. Sur une pierre plate qu’il vient de ramasser, il vide le contenu du sac, le mouille avec l’eau de la source, le pétrit, l’amincit en une galette ronde et très plate. Puis il l’étale sous la cendre et les charbons du feu de bivouac, qui a brûlé pendant la nuit. Cette mixture de farine et d’eau sulfureuse, arrosée d’une tasse de café, ce sera toute sa nourriture pour cette journée. En attendant que sa galette cuise, il se couche sous le pommier de Sodome, dont les larges feuilles, soyeuses et lustrées, lui font une tente plus confortable que la nôtre. A ses pieds, la source bouillonne et chante doucement.

Je m’y baigne à mon tour. La délicieuse sensation de bien-être ! Ce bain chaud, en plein air, en plein mois de décembre, — et devant un paysage comme celui-ci ! — c’est une jouissance incomparable, où les sens, comme le cœur, s’épanouissent. Je doute que, dans la Haute-Egypte, les stations hivernales les plus célèbres offrent à leurs malades un abri plus sûr et plus bienfaisant que cette falaise d’En-Gaddi. L’air y est autrement salubre. Les moindres souffles qu’on respire vous grisent comme des bouffées d’éther. Les poitrines délicates doivent se cicatriser ici, au contact de cet air chaud, qui est purifiant comme le feu et suave comme une caresse.

Que nous voilà loin des sombres imaginations des voyageurs romantiques ! On nous disait que la Mer Morte était une affreuse cuvette rocheuse, aux eaux empestées et aux bords inhospitaliers. Or nulle contrée du monde n’est plus saine, plus médicatrice. Le pays est couvert de sources jaillissantes, dont les vertus sont toujours appréciées et utilisées par les nomades. Elles sont connues depuis la plus haute antiquité. Lors de sa dernière maladie, Hérode mourant se fit transporter à Callirrhoé, près de Machærous : les Bédouins y viennent encore soigner leurs rhumatismes. Ce joli nom grec signifie « la bonne » ou « la belle fontaine. » Il y en a d’autres, paraît-il, dans les ravins des environs. Au Hamman-es-Zerka, on rencontre des sources chaudes et des sources froides, à divers degrés de température[4]. Le malade peut choisir, ou combiner les thérapeutiques. Des baignoires naturelles sont creusées dans le sol. On peut même y prendre des bains de vapeur. Des exhalaisons sulfureuses émanent du tuf poreux, où les Arabes s’allongent et passent la nuit, comme sur les plaques brûlantes des thermes, dans les grandes villes d’Orient. Il est plus que probable que la banlieue d’En-Gaddi possède des sources semblables. Les Esséniens, qui étaient non seulement des devins, mais des guérisseurs, s’étaient peut-être fixés dans cette oasis, à cause de la bonté de ses eaux. Peut-être qu’ils y attiraient des malades, comme à Callirrhoé.

A évoquer ces vieux souvenirs, à goûter le charme de ce site prestigieux, on se laisse aller au rêve d’une En-Gaddi renaissante, qui serait, non plus une forteresse, mais une retraite bien close pour les âmes éprises de solitude. Dieu la préserve à tout jamais des prétentieux et ridicules palaces, qui déshonorent, au bord du Nil, les plus beaux paysages du désert libyque ! Ce que je voudrais y voir, c’est une de ces taciturnes maisons blanches comme il en existe sur les hauteurs du lac de Tibériade, et qui tiennent à la fois du caravansérail et du monastère. Avec ses lourdes coupoles orientales, ses murs aveugles et blanchis à la chaux, elle ne ferait pas tache parmi les roches immaculées d’En-Gaddi et les nobles architectures des Monts de Moab.

Vraiment, il y a de quoi vivre, ici, une vie tout entière. La féerie des couleurs et des formes y est tellement inépuisable ! Il y flotte, surtout, un tel air de volupté ! Mais je sais bien que ce n’est qu’un rêve, — le rêve d’un matin d’hiver ! Parmi ces pierres et ces sables, on ne peut être qu’un passant !

Je regarde autour de moi. Je recompte les arbres de la terrasse : les sejkals épineux qui semblent momifiés sous le bitume de leur écorce, le pommier de Sodome, avec ses fruits creux, ses fleurs louches, aux lividités vénéneuses. Décidément, le festin de l’hôte n’a point été préparé en ces lieux ! Même la galette d’Abdallah y est un mets rare et délicieux, que l’on doit faire venir de loin ! En attendant que la palmeraie de la Bible refleurisse à En-Gaddi, il faut se résigner à y mourir de faim, et peut-être de soif !


Ainsi qu’il arrive toujours, je n’y ai rien vu de ce que j’espérais voir. Mais la réalité est beaucoup plus belle que les chimères de mon imagination. Les jardins sans arbres et sans ombre que la solitude a créés, pendant des siècles, autour de la butte stérile d’En-Gaddi, font oublier l’oasis brûlée et misérable d’autrefois. Nulle part, dans tout l’Orient que je viens de parcourir, une aussi prodigieuse floraison d’images n’avait dilaté, mes yeux.

De cette fête de lumière, qui va se continuer sans moi, avec une variété et une fécondité de splendeurs que je ne soupçonnerai même point, je n’aurai contemplé qu’un instant. Pour n’en avoir pas trop de regrets, il vaut mieux partir tout de suite, puisqu’il est impossible de s’arrêter longtemps devant elle !


… Déjà, les moukres replient les toiles de la tente. On selle les chevaux et on recharge les mulets. Nous allons repasser par les terribles escaliers de la falaise.

Mais l’ascension est moins pénible et moins vertigineuse que la descente. Inutile, comme la veille, d’étendre des couvertures sous les pieds des bêtes de somme. Flairant la piste du retour, elles escaladent les raidillons glissans, avec une sûreté de jarrets et une allégresse qu’elles n’avaient point, hier.


Nous voici au sommet.

Comme du toit d’une maison à multiples étages, j’embrasse de nouveau l’horizon immense. Le vent s’élève, là-haut, un grand vent frais qui déferle et qui roule en énormes masses d’air et qui semble avoir traversé des mers et des continens. En bas, au fond du gouffre creusé à pic, l’Asphaltite n’en est même pas ridé. Il est toujours uni comme une croûte de glace. Seulement, l’ourlet d’écume savonneuse qui le divise en deux moitiés égales et qui s’efface par intervalles, vient de reparaître. On dirait une de ces fleurs étranges que le givre matinal dessine sur les vitres embuées. A travers les perspectives sans fin du lac, les vagues formes blanches qui traînent dans l’espace, les fantômes des montagnes les plus lointaines qui se fondent dans les transparences aériennes, — je regarde vers l’Arabie et ses déserts inaccessibles. Et, si loin que mon regard puisse atteindre, il se heurte constamment à une barre nébuleuse, qui se dresse comme la porte infranchissable du Sud : la coupole du Djebel Ousdoum !

Je me répète une dernière fois ce nom que j’aurai prononcé si souvent, pendant les courtes heures du voyage. Le Djebel Ousdoum ! Le Mont de Sodome ! Les syllabes sourdes retentissent à mes oreilles. Il me semble que j’entends encore la nappe pesante de l’Asphaltite s’engouffrer dans les cavités des roches et des promontoires et s’y briser en un roulement de tonnerre.

Pourtant, tout est silence ! Le pouls du temps s’est arrêté ! Nous sommes ici dans l’éternel, dans le royaume sans bornes, où ne rien ne change, où rien n’arrive ! A quoi bon partir ? On voudrait se coucher là, ne plus bouger, pour contempler, sans désir et sans trêve… Mais les moukres s’impatientent. Il faut se dérober à cette fascination. Et j’en éprouve une mélancolie poignante, comme à la minute où l’on se sépare d’un être cher. J’aurai vécu deux jours sur cette terre redevenue vierge, la plus belle peut-être qui soit sortie de la main de Dieu. J’aurai joui d’un spectacle donné pour moi seul, et que nulle curiosité vulgaire n’a encore profané. Hélas ! ces endroits-là, qui restent mystérieux et fermés comme des sanctuaires, deviennent plus rares tous les jours ! C’est pourquoi je ne puis m’arracher à la falaise déserte d’En-Gaddi !

Je jure d’y revenir, s’il plaît au maître de l’heure. Je m’avance vers le bord du précipice, et je me penche sur la Mer Morte, afin d’imprimer à tout jamais dans mon souvenir l’image que j’en veux garder.

Et puis, nous nous en retournons, par les tristes chemins de Juda.


LOUIS BERTRAND.

  1. Voyez la Revue du 1er mai.
  2. En décembre 1908, ces mêmes Dominicains de l’École biblique de Jérusalem ont entrepris, avec un bateau à pétrole, une croisière sur la Mer Morte, dont ils ont fait tout le tour. Depuis l’époque des Croisades, ils sont probablement les premiers qui aient accompli cet exploit.
  3. Le P. Lagrange, actuel prieur du couvent de Saint-Étienne, à Jérusalem, et membre correspondant de l’Institut de France, a tenté ces recherches et a écrit, à leur sujet, un très intéressant article dans la Revue biblique de 1894.
  4. J’emprunte ces détails à la Revue biblique d’avril 1909, où le P. Abel, du couvent de Saint-Étienne de Jérusalem, a publié la relation de la croisière récemment entreprise par les Dominicains, autour de la Mer Morte.