L’Encyclopédie/1re édition/ECHECS

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ECHECS, s. m. pl. (Jeu des) Le jeu des échecs que tout le monde connoît, & que très-peu de personnes jouent bien, est de tous les jeux où l’esprit a part, le plus savant, & celui dans lequel l’étendue & la force de l’esprit du jeu peut se faire le plus aisément remarquer. Voyez Jeu.

Chaque joüeur a seize pieces partagées en six ordres, dont les noms, les marches, & la valeur sont différentes. On les place en deux lignes de huit pieces chacune, sur un échiquier divisé en soixante-quatre cases ou quarrés, qui ne peuvent contenir qu’une piece à la fois. Chaque joüeur a une piece unique qu’on nomme le roi. De la conservation ou de la perte de cette piece dépend le sort de la partie. Elle ne peut être prise, tant qu’il lui reste quelque moyen de parer les coups qu’on lui porte. La surprise n’a point lieu à son égard dans cette guerre, on l’avertit du danger où elle est par le terme d’échec ; & par-là on l’oblige à changer de place, s’il lui est possible, afin de se garantir du péril qui la menace. S’il ne lui reste aucun moyen de l’éviter, alors elle tombe entre les mains de l’ennemi qui l’attaquoit ; & par la prise du roi, la partie est décidée, ce que l’on exprime par les mots d’échec & mat.

Telle est l’idée générale du système de ce jeu : son excellence a tenté divers écrivains d’en chercher l’origine ; mais malgré l’érudition greque & latine qu’ils ont répandue avec profusion sur cette matiere, ils y ont porté si peu de lumieres, que la carriere est encore ouverte à de nouvelles conjectures. C’est ce qui a déterminé M. Freret à proposer les siennes dans un mémoire imprimé parmi ceux de l’académie des Belles-Lettres, dont le précis formera cet article. « J’étudie, comme Montagne, divers auteurs pour assister mes opinions piéçà formées, seconder & servir. »

Plusieurs savans ont crû qu’il falloit remonter jusqu’au siége de Troye, pour trouver l’origine du jeu des échecs ; ils en ont attribué l’invention à Palamede, le capitaine grec qui périt par les artifices d’Ulysse. D’autres rejettant cette opinion, qui est en effet destituée de tout fondement, se sont contentés d’assûrer que le jeu des échecs avoit été connu des Grecs & des Romains, & que nous le tenions d’eux ; mais le jeu des soldats, latrunculi, ceux des jettons, calculi & scrupuli, qu’ils prennent pour celui des échecs, n’ont aucune ressemblance avec ce jeu, dans les choses qui en constituent l’essence, & qui distinguent les échecs de tous les autres jeux de dames, de merelles, de jettons, &c. avec lesquels ils le confondent. Voyez Dames, Jettons, &c.

Les premiers auteurs qui ayent incontestablement parlé des échecs dans l’Occident, sont nos vieux romanciers, ou les écrivains de ces fabuleuses histoires des chevaliers de la table-ronde, & des braves de la cour du roi Artus, des douze pairs de France, & des paladins de l’empereur Charlemagne.

Il faut même observer que ceux de ces romanciers qui ont parlé des Sarrasins, les représentent comme très-habiles à ce jeu. La princesse Anne Comnene, dans la vie de son pere Alexis Comnene empereur de Constantinople dans le xj. siecle, nous apprend que le jeu des échecs, qu’elle nomme zatrikion, a passé des Persans aux Grecs ; ainsi ce sont les écrivains orientaux qu’il faut consulter sur l’origine de ce jeu.

Les Persans conviennent qu’ils n’en sont pas les inventeurs, & qu’ils l’ont reçû des Indiens, qui le porterent en Perse pendant le regne de Cosroes dit le Grand, au commencement du vj. siecle. D’un autre côté les Chinois, à qui le jeu des echecs est connu, & qui le nomment le jeu de l’éléphant, reconnoissent aussi qu’ils le tiennent des Indiens, de qui ils l’ont reçû dans le vj. siecle. Le Hai-Pien ou grand dictionnaire chinois, dit que ce fut sous le regne de Vouti, vers l’an 537 avant J. C. ainsi on ne peut douter que ce ne soit dans les Indes que ce jeu a été inventé : c’est de-là qu’il a été porté dans l’Orient & dans l’Occident.

Disons maintenant en peu de mots, ce que les écrivains arabes racontent de la maniere dont ce jeu fut inventé.

Au commencement du v. siecle de l’ere chrétienne, il y avoit dans les Indes un jeune monarque très-puissant, d’un excellent caractere, mais que ses flateurs corrompirent étrangement. Ce jeune monarque oublia bientôt que les rois doivent être les peres de leur peuple ; que l’amour des sujets pour leur roi, est le seul appui solide du throne, & qu’ils sont toute sa force & toute sa puissance. Les bramines & les rayals, c’est-à-dire les prêtres & les grands, lui représenterent vainement ces importantes maximes ; le monarque enyvré de sa grandeur, qu’il croyoit inébranlable, méprisa leurs sages remontrances. Alors un bramine ou philosophe indien, nommé Sissa, entreprit indirectement de faire ouvrir les yeux au jeune prince. Dans cette vûe il imagina le jeu des échecs, où le roi, quoique la plus importante de toutes les pieces, est impuissante pour attaquer, & même pour se défendre contre ses ennemis, sans le secours de ses sujets.

Le nouveau jeu devint bientôt célebre ; le roi des Indes en entendit parler, & voulut l’apprendre. Le bramine Sissa, en lui en expliquant les regles, lui fit goûter des vérités importantes qu’il avoit refusé d’entendre jusqu’à ce moment.

Le prince, sensible & reconnoissant, changea de conduite, & laissa au bramine le choix de la récompense. Celui-ci demanda qu’on lui donnât le nombre de grains de blé que produiroit le nombre des cases de l’échiquier, un seul pour la premiere, deux pour la seconde, quatre pour la troisieme, & ainsi de suite, en doublant toûjours jusqu’à la soixante-quatrieme. Le roi ne fit pas difficulté d’accorder sur le champ la modicité apparente de cette demande ; mais-quand ses thrésoriers eurent fait le calcul, ils virent que le roi s’étoit engagé à une chose pour laquelle tous ses thrésors ni ses vastes états ne suffiroient point. En effet, ils trouverent que la somme de ces grains de blé devoit s’évaluer à 16384 villes, dont chacune contiendroit 1024 greniers, dans chacun desquels il y auroit 174762 mesures, & dans chaque mesure 32768 grains. Alors le bramine se servit encore de cette occasion pour faire sentir au prince combien il importe aux rois de se tenir en garde contre ceux qui les entourent, & combien ils doivent craindre que l’on n’abuse de leurs meilleures intentions.

Le jeu des échecs ne demeura pas long-tems renfermé dans l’Inde ; il passa dans la Perse pendant le regne du grand Cosroës, mais avec des circonstances singulieres que les historiens persans nous ont conservées, & que nous supprimerons ici : il nous suffira de dire que le nom de schatreingi ou schatrak, qu’on lui donna, signifie le jeu de schach ou du roi : les Grecs en firent celui de zatrikion ; & les Espagnols, à qui les Arabes l’ont porté, l’ont changé en celui d’axedres, ou al xadres.

Les Latins le nommerent scaccorum ludus, d’où est venu l’italien scacchi. Nos peres s’éloignent moins de la prononciation orientale, en le nommant le jeu des échecs, c’est-à-dire du roi. Schah en persan, schek en arabe, signifient roi ou seigneur. On conserva le terme d’échec, que l’on employe pour avertir le roi ennemi de se garantir du danger auquel il est exposé : celui d’échec & mat vient du terme persan schakmat, qui veut dire le roi est pris ; & c’est la formule usitée pour avertir le roi ennemi qu’il ne peut plus espérer de secours.

Les noms de plusieurs pieces de ce jeu ne signifient rien de raisonnable que dans les langues de l’Orient. La seconde piece des échecs, après le roi, est nommée aujourd’hui reine ou dame ; mais elle n’a pas toûjours porté ce nom : dans des vers latins du xij. siecle elle est appellée sercia. Nos vieux poëtes françois, comme l’auteur du roman de la rose, nomment cette piece fierce, fierche, & fierge, noms corrompus du latin fercia, qui lui-même vient du persan ferz, qui est en Perse le nom de cette piece, & signifie un ministre d’état, un visir.

Le goût dans lequel on étoit de moraliser toutes sortes de sujets dans les xij. & xiij. siecles, fit regarder le jeu des échecs comme une image de la vie humaine. Dans ces écrits on compare les différentes conditions avec les pieces du jeu des échecs ; & l’on tire de leur marche, de leur nom & de leur figure, des occasions de moraliser sans fin, à la maniere de ces tems-là. Mais on se persuada bientôt que ce tableau seroit une image imparfaite de cette vie humaine, si l’on n’y trouvoit une femme ; ce sexe joue un rôle trop important, pour qu’on ne lui donnât pas une place dans le jeu : ainsi l’on changea le ministre d’état, le visir ou ferz, en dame, en reine ; & insensiblement, par une suite de la galanterie naturelle aux nations de l’Occident, la dame, la reine devint la plus considérable piece de tout le jeu.

La troisieme piece des échecs est le fou ; chez les Orientaux elle a la figure d’un éléphant, & elle en porte le nom, fil.

Les cavaliers, qui sont la quatrieme piece des échecs, ont la même figure & le même nom dans tous les pays : celui que nous employons, est la traduction du nom que lui donnent les Arabes.

La cinquieme piece des échecs est appellée aujourd’hui tour ; on la nommoit autrefois rok, d’où le terme de roquer nous est demeuré. Cette piece qui entre dans les armoiries de quelques anciennes familles, y a conservé & le nom de roc & son ancienne figure, assez semblable à celle que lui donnent les Mahométans, dont les échecs ne sont pas figurés. Les Orientaux la nomment, de même que nous, rokh, & les Indiens lui donnent la figure d’un chameau monté d’un cavalier, l’arc & la fleche à la main. Le terme de rok, commun aux Persans & aux Indiens, signifie dans la langue de ces derniers, une espece de chameau dont on se sert à la guerre, & que l’on place sur les ailes de l’armée, en forme de cavalerie legere. La marche rapide de cette piece, qui saute d’un bout de l’échiquier à l’autre, convient d’autant mieux à cette idée, que dans les premiers tems elle étoit la seule piece qui eût cette marche.

La sixieme ou derniere piece est le pion ou le fantassin, qui n’a souffert aucun changement, & qui représente aux Indes, comme chez nous, les simples soldats dont l’armée est composée.

Voilà le nom des pieces du jeu des échecs : entrons dans le détail, qu’on comprendra sans peine en arrangeant ces pieces sur l’échiquier de la maniere que nous allons indiquer.

J’ai dit ci-dessus qu’il y a au jeu des échecs seize pieces blanches d’un côté, & seize pieces noires de l’autre. De ces seize pieces il y en a huit grandes & huit petites : les grandes sont le roi, la reine ou la dame ; les deux fous, savoir le fou du roi & le fou de la dame ; les deux cavaliers, l’un du roi, l’autre de la dame ; & les deux rocs ou tours du roi & de la dame. Ces huit grandes pieces se mettent sur les huit cases de la premiere ligne de l’échiquier, lequel doit être disposé de telle sorte que la derniere case à main droite, où se met la tour, soit blanche.

Les huit petites pieces sont les huit pions qui occupent les cases de la seconde ligne. Les pions prennent leurs noms des grandes pieces devant lesquelles ils sont placés : par exemple, le pion qui est devant le roi, se nomme le pion du roi ; celui qui est devant la dame, se nomme le pion de la dame ; le pion qui est devant le fou du roi ou le fou de la dame, le cavalier du roi ou le cavalier de la dame, la tour du roi ou la tour de la dame, s’appelle le pion du fou du roi, le pion du fou de la dame ; le pion du cavalier du roi, le pion du cavalier de la dame ; le pion de la tour du roi, le pion de la tour de la dame.

L’on appelle la case où se met le roi, la case du roi ; l’on nomme celle où est son pion, la deuxieme case du roi ; celle qui est devant le pion est appellée la troisieme case du roi ; & l’autre plus avancée, la guatrieme case du roi. Il en est de même de toutes les cases de la premiere ligne, qui retiennent chacune le nom des grandes pieces qui les occupent, comme aussi des autres cases, qui portent celui de deuxieme, troisieme & quatrieme case de la dame, du fou du roi, du fou de la dame, & ainsi des autres.

Le roi est la premiere & la principale piece du jeu, il se met au milieu de la premiere ligne : si c’est le roi blanc, il occupe la quatrieme case noire ; si c’est le roi noir, il se place à la quatrieme case blanche, vis-à-vis l’un de l’autre. Sa marche est comme celle de toutes les autres pieces, excepté celle du chevalier. Le roi ne fait jamais qu’un pas à la fois, si ce n’est quand il saute : alors il peut sauter deux cases, & cela de deux manieres seulement (toutes les autres manieres n’étant point en usage) ; savoir ou de son côté, ou du côté de sa dame. Quand il saute de son côté, il se met à la case de son cavalier, & sa tour se met auprès de lui, à la case de son fou ; & quand il saute du côté de sa dame, il se met à la case du fou de sa dame, & la tour de sa dame à la case de sa dame : on appelle ce saut qu’on fait faire au roi, roquer.

Il y a cinq rencontres où le roi ne peut sauter ; la premiere, c’est lorsqu’il y a quelque piece entre lui & la tour du côté de laquelle il veut aller ; la seconde, quand cette tour-là a déjà été remuée ; la troisieme, lorsque le roi a été obligé de sortir de sa place ; la quatrieme, quand il est en échec ; & la cinquieme, lorsque la case par-dessus laquelle il veut sauter, est vûe de quelque piece de son ennemi qui lui donneroit échec en passant. Quoique les rois ayent le pouvoir d’aller sur toutes les cases, toutefois ils ne peuvent jamais se joindre ; il faut tout au moins qu’il y ait une case de distance entr’eux.

La dame blanche se met à la quatrieme case blanche, joignant la gauche de son roi : la dame noire se place à la quatrieme case noire, à la droite de son roi. La dame va droit & de biais, comme le pion, le fou & la tour ; elle peut aller d’un seul coup d’un bout de l’échiquier à l’autre, pourvu que le chemin soit libre : elle peut aussi prendre de tous côtés, de long, de large & de biais, de près & de loin, selon que la nécessité du jeu le requiert.

Les fous sont placés, l’un auprès du roi, & l’autre près de la dame : leur marche est seulement de biais, desorte que le fou qui est une fois sur une case blanche, va toûjours sur le blanc ; & le fou dont la case est noire, ne marche jamais que sur le noir. Ils peuvent aller & prendre à droite & à gauche, & rentrer de même, tant qu’ils trouvent du vuide.

Les cavaliers sont postés, l’un auprès du fou du roi, l’autre joignant le fou de la dame : leur mouvement est tout-à-fait différent des autres pieces : leur marche est oblique, allant toûjours de trois cases en trois cases, de blanc en noir & de noir en blanc, sautant même par-dessus les autres pieces. Le cavalier du roi a trois sorties ; savoir à la deuxieme case de son roi, ou à la troisieme case du fou de son roi, ou bien à la troisieme case de sa tour. Le cavalier de la dame peut aussi commencer par trois endroits différens ; par la deuxieme case de la dame, par la troisieme case du fou de sa dame, & par la troisieme de sa tour : cela s’entend si les cases sont vuides ; si elles étoient néanmoins occupées par quelque piece de l’ennemi, il a le pouvoir de les prendre. Le cavalier a deux avantages qui lui sont particuliers : le premier est que quand il donne échec, le roi ne peut être couvert d’aucune piece, & est contraint de marcher ; le second, c’est qu’il peut entrer dans un jeu & en sortir, quelque serré & défendu qu’il puisse être.

Les tours sont situées aux deux extrémités de la ligne, à côté des cavaliers : elles n’ont qu’un seul mouvement qui est toûjours droit ; mais elles peuvent aller d’un coup sur toute la ligne qui est devant elle, ou sur celle qui est à leur côté, & prendre la piece qu’elles trouvent en leur chemin. La tour est la piece la plus considérable du jeu, après la dame, parce qu’avec le roi seul elle peut donner échec & mat, ce que ne sauroient faire ni le fou ni le cavalier.

Les huit pions se placent sur les huit cases de la deuxieme ligne : leur mouvement est droit de case en case : ils ne vont jamais de biais, si ce n’est pour prendre quelque piece : ils ont le pouvoir d’aller deux cases, mais seulement le premier coup qu’ils jouent, après quoi ils ne marchent plus que case à case. Quand un pion arrive sur quelqu’une des cases de la derniere ligne de l’échiquier, qui est la premiere ligne de l’ennemi, alors on en fait une dame, qui a toutes les démarches, les avantages & les propriétés de la dame ; & si le pion donne échec, il oblige le roi de sortir de sa place. Il faut de plus remarquer que le pion ne peut pas aller deux cases, encore que ce soit son premier coup, quand la case qu’il veut passer est vûe par quelque pion de son ennemi. Par exemple, si le pion du chevalier du roi blanc est à la quatrieme case du chevalier du roi noir, le pion du fou du roi noir ne peut pas pousser deux cases, parce qu’il passeroit par-dessus la case qui est vûe par le pion du cavalier du roi blanc, qui pourroit le prendre au passage. L’on en peut dire autant de tous les autres pions ; néanmoins le contraire se pratique quelquefois, & principalement en Italie, où l’on appelle cette façon de jouer, passer bataille.

La maniere dont les pieces de ce jeu se prennent l’une l’autre, n’est pas en sautant par-dessus, comme aux dames, ni en battant simplement les pieces, comme l’on bat les dames au trictrac ; mais il faut que la piece qui prend se mette à la place de celle qui est prise, en ôtant la derniere de dessus l’échiquier.

Echec est un coup qui met le roi en prise, mais comme par le principe de ce jeu il ne se peut prendre, ce mot se dit pour l’avertir de quitter la case où il est, ou de se couvrir de quelqu’une de ses pieces ; car en cette rencontre il ne peut pas sauter, comme nous avons dit ci-dessus. L’on appelle échec double, quand le roi le reçoit en même tems de deux pieces ; alors il ne s’en peut parer qu’en changeant de place, ou bien en prenant l’une de ces deux pieces sans se mettre en échec de l’autre. Le pat ou mat suffoqué, c’est quand le roi n’ayant plus de pieces qui se puissent joüer, & se trouvant environné des pieces ennemies, sans être en échec, il ne peut pourtant changer de place sans s’y mettre, auquel cas on n’a ni perdu ni gagné, & le jeu se doit recommencer.

L’échec & mat aveugle est ainsi appellé, lorsque l’un des joüeurs gagne sans le savoir, & sans le dire au moment qu’il le donne ; alors quand on joue à toute rigueur, il ne gagne que la moitié de ce qu’on a mis au jeu. Enfin l’échec & mat est ce qui finit le jeu, lorsque le roi se trouve en échec dans la case où il est, qu’il ne peut sortir de sa place sans se mettre encore en échec, & qu’il ne sauroit se couvrir d’aucune de ses pieces : c’est pour lors qu’il demeure vaincu, & qu’il est obligé de se rendre.

On conçoit aisément par le nombre des pieces la diversité de leurs marches, & le nombre des cases, combien ce jeu doit être difficile. Cependant nous avons eu à Paris un jeune homme de l’âge de 18 ans, qui joüoit à la fois deux parties d’échecs sans voir le damier, & gagnoit deux joüeurs au-dessus de la force médiocre, à qui il ne pouvoit faire à chacun en particulier avantage que du cavalier, en voyant le damier, quoiqu’il fût de la premier force. Nous ajoûterons à ce fait une circonstance dont nous avons été témoins oculaires ; c’est qu’au milieu d’une de ses parties, on lui fit une fausse marche de propos délibéré, & qu’au bout d’un assez grand nombre de coups, il reconnut la fausse marche, & fit remettre la piece où elle devoit être. Ce jeune homme s’appelle M. Philidor ; il est fils d’un musicien qui a eu de la réputation ; il est lui-même grand musicien, & le premier joüeur de dames polonoises qu’il y ait peut-être jamais eu, & qu’il y aura peut-être jamais. C’est un des exemples les plus extraordinaires de la force de la mémoire & de l’imagination. Il est maintenant à Paris.

On fait les pieces ou jeu des échecs d’os, d’ivoire, ou de bois, différemment tournées, pour les caractériser ; & de plus, chacun reconnoît ses pieces par la couleur qui les distingue. Autrefois on joüoit avec des échecs figurés, comme le sont ceux qu’on conserve dans le thrésor de Saint-Denis. A présent on y met la plus grande simplicité.

Il est singulier combien de gens de lettres sont attachés à rechercher l’origine de ce jeu ; je me contenterai de citer un Espagnol, un Italien, & un François. Lojes de Segura, de la invention del juego del axedres : son livre est imprimé à Alcala, en 1661, in-4°. Dominico Tarsia, de l’invenzione degli scacchi, à Venise, in-8°. Opinions du nom & du jeu des échets, par M. Sarrasin, Paris, in-12. N’oublions pas de joindre ici un joli poëme latin de Jérôme Vida, traduit dans notre langue par M. Louis des Mazures.

Les Chinois ont fait quelques changemens à ce jeu ; ils y ont introduit de nouvelles pieces, sous le nom de canons ou de mortiers. On peut voir le détail des regles de leurs échecs, dans la relation de Siam de M. de la Loubere, & dans le livre du savant Hyde, de ludis orientalium. Tamerlan y fit encore de plus grands changemens : par les pieces nouvelles qu’il imagina, & par la marche qu’il leur donna, il augmenta la difficulté d’un jeu déjà trop composé pour être regardé comme un délassement. Mais l’on a suivi en Europe l’ancienne maniere de joüer, dans laquelle nous avons eu de tems en tems d’excellens maîtres, entre autres le sieur Boi, communément appellé le Syracusain, qui par cette raison sut fort considéré à la cour d’Espagne du tems de Philippe II. & dans le dernier siecle, Gioachim Greco, connu sous le nom de Calabrois, qui ne put trouver son égal à ce jeu dans les diverses cours de l’Europe. On a recueilli de la maniere de joüer de ces deux champions, quelques fragmens dont on a composé un corps régulier, qui contient la science pratique de ce jeu, & qui s’appelle le Calabrois. Il est fort aisé de l’augmenter.

Mais ce livre ne s’étudie guere aujourd’hui, les échecs sont assez généralement passés de mode ; d’autres goûts, d’autres manieres de perdre le tems, en un mot d’autres frivolités moins excusables, ont succédé. Si Montagne revenoit au monde, il approuveroit bien la chûte des échecs ; car il trouvoit ce jeu niais & puérile : & le cardinal Cajétan, qui ne raisonnoit pas mieux sur cette matiere, le mettoit au nombre des jeux défendus, parce qu’il appliquoit trop.

D’autres personnes au contraire frappées de ce que le hasard n’a point de part à ce jeu, & de ce que l’habileté seule y est victorieuse, ont regardé les bons joüeurs d’échecs comme doüés d’une capacité supérieure : mais si ce raisonnement étoit juste, pourquoi voit-on tant de gens médiocres, & presque des imbécilles qui y excellent, tandis que de très-beaux génies de tous ordres & de tous états, n’ont pû même atteindre à la médiocrité ? Disons donc qu’ici comme ailleurs, l’habitude prise de jeunesse, la pratique perpétuelle & bornée à un seul objet, la mémoire machinale des combinaisons & de la conduite des pieces fortifiée par l’exercice, enfin ce qu’on nomme l’esprit du jeu, sont les sources de la science de celui des échecs, & n’indiquent pas d’autres talens ou d’autre mérite dans le même homme. Voyez Jeu. Article de M. le Chevalier de Jaucourt.