L’Encyclopédie/1re édition/EPHORE

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EPHORE, s. m. (Hist. anc.) magistrat de Lacédémone. Ce mot vient de ἐφορᾶν, veiller, formé de la préposition ἐπὶ, sur, & du verbe ὁρᾶν, voir : ἔφορος signifie donc proprement un surveillant, un inspecteur ; aussi les éphores étoient les inspecteurs de toute la république ; ils parvenoient à cette dignité par la nomination du peuple, mais leur charge ne duroit qu’un an.

Ils étoient au nombre de cinq, & quelques uns ont écrit que les Romains réglerent sur les éphores de Sparte, l’autorité des tribuns du peuple. Xénophon représente leur pouvoir en peu de mots ; ils abolissoient la puissance des autres magistrats ; pouvoient appeller chacun d’eux en justice, les mettre en prison si bon leur sembloit, & leur faire rendre compte de leurs mœurs & de leurs actions.

Ils eurent l’administration des deniers de l’état, lorsque pour le malheur de la république, Lysander y apporta les thrésors qu’il avoit tirés de ses conquêtes. On avoit bâti près de la salle où ils rendoient leurs jugemens, une chapelle dédiée à la Peur, pour montrer qu’il falloit les craindre & les respecter à l’égal des rois. En effet, leur pouvoir s’étendoit d’un côté à tout ce qui concernoit la religion ; de l’autre, ils présidoient aux jeux publics, avoient inspection sur tous les magistrats, & prononçoient sur des tribunaux qu’Elien nomme des thrones : enfin ils étoient si absolus, qu’Aristote compare leur gouvernement à la tyrannie, c’est-à-dire à la royauté. Ils ne contrebalançoient pas seulement l’autorité du sénat ; mais ils faisoient à Sparte ce que les rois pouvoient faire ailleurs, régloient les délibérations du peuple, les déclarations de guerre, les traités de paix, l’emploi des troupes, les alliances étrangeres, & les récompenses, aussi bien que les châtimens.

Les armées des Lacédémoniens prenoient leur nom du principal des cinq éphores, comme celles des Athéniens le prenoient de leur premier archonte. L’élection des éphores se faisoit vers le solstice d’hyver, & c’étoit alors que commençoit l’année des Spartiates.

Hérodote & Xénophon attribuent leur institution à Lycurgue, qui imagina ce moyen pour maintenir la juste balance d’autorité dans le gouvernement. Suivant Plutarque, la création de cette suprème magistrature est dûe à Théopompe, roi de Sparte. Ce prince, dit cet historien, trouvant lui-même la puissance des rois & du sénat trop considérable, y opposa pour frein l’autorité des éphores, environ 130 ans après Lycurgue. Il ajoûte, que la femme de Théopompe lui reprochant que par cet établissement il laisseroit à ses enfans la royauté beaucoup moindre qu’il ne l’avoit reçûe ; Théopompe lui répondit admirablement : « Au contraire, je la leur laisserai plus grande, d’autant qu’elle sera plus durable ». Ce qui est certain, c’est que cet établissement contribua long-tems à maintenir la royauté & le sénat, dans les justes bornes de la douceur & de la modération.

Ces bornes sont nécessaires au maintien de toute aristocratie ; mais sur-tout dans l’aristocratie de Lacédémone, à la tête de laquelle se trouvoient deux rois qui étoient comme les chefs du sénat, on avoit besoin de moyens efficaces pour que les sénateurs rendissent justice au peuple. Il falloit donc qu’il y eût des tribuns, des magistrats, qui parlassent pour ce peuple, & qui pussent dans certaines circonstances mortifier l’orgueil de la domination ; il falloit sapper les lois qui favorisent les distinctions que la vanité met entre les familles, sous prétexte qu’elles sont plus nobles ou plus anciennes : distinctions qu’on doit mettre au rang des petitesses des particuliers. Mais d’un autre côté, comme la nature du peuple est d’agir par passion, il falloit des gens qui pussent le modérer & le réprimer ; il falloit par conséquent la subordination extrème des citoyens aux magistrats qu’ils avoient une fois nommés. Voilà ce qu’opéra l’institution des éphores, propre à conserver une heureuse harmonie dans tous les ordres de l’état. On voit dans l’histoire de Lacédémone comment, pour le bien de la république, ils surent, dans plusieurs conjonctures, mortifier les foiblesses des rois, celles des grands, & celles du peuple.

Elien nous raconte aussi des traits de leur sagesse : dans la chaleur des factions quelques Clazoméniens ayant un jour répandu de l’ordure sur les siéges des éphores, ces magistrats se contenterent pour les punir de faire publier par toute la ville de Sparte, que de telles sotises seroient permises aux Clazoméniens.

L’unique remede qu’on trouva pour détruire leur pouvoir, fut de tâcher de les brouiller les uns avec les autres, & cela réussit quelquefois. Pausanias, par exemple, pratiqua adroitement ce stratagème, lorsque jaloux des victoires de Lysander, il gagna trois des éphores pour se faire donner la commission de continuer la guerre aux Athéniens. Mais le roi Cléomene III. du nom prit un parti plus infame ; il excita des troubles dans sa patrie, fit égorger les éphores, partagea les terres, donna l’abolition des dettes, & le droit de bourgeoisie aux étrangers, comme Agis l’avoit proposé. Cependant il paroît par des passages de Polybe, de Josephe, & de Philostrate, que les éphores furent rétablis après la mort de Cléomene ; les Spartiates ne connoissant aucun inconvénient comparable aux avantages d’une magistrature faite pour empêcher que ni l’autorité royale & aristocratique ne penchassent vers la dureté & la tyrannie, ni la liberté populaire vers la licence & la révolte. Article de M. le Chevalier de Jaucourt.