L’Encyclopédie/1re édition/SORRENTO

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SORRENTO, (Géog. mod.) en latin Surrentum ; ville d’Italie ; au royaume de Naples dans la terre de labour, à l’extrémité du golfe de Naples, & à 4 lieues à l’ouest d’Amalfi. Long. 31. 50. lat. 40. 38.

Cette ville est décorée d’un archevêché ; mais elle tire sa principale gloire d’être la patrie du Tasse, Tasso Torquato.

A ce que j’ai déja dit de ce beau génie, en parlant du poëme épique, je vais joindre ici d’autres particularités.

L’amour de la poésie entraîna tellement le Tasse, malgré les conseils de son pere, qu’il publia à l’âge de 17 ans son poëme de Rénaud, Il Rinaldo, qui parut à Vénise en 1562, in-4°. Il avoit lu le Roland furieux de l’Arioste, & s’étoit senti piqué d’une grande émulation pour ce poëte, par qui sa réputation fut si long tems balancée, & qui lui est encore préféré par un grand nombre de beaux esprits d’Italie. Comme l’Arioste avoit adressé son poëme à un cardinal d’Est, le Tasse voulut à l’envi se choisir un patron du même nom & de la même qualité ; en un mot, débuter par un nom célebre, & par les éloges d’une maison capable de soutenir sa muse naissante. Mais pour adoucir le chagrin que cette résolution donneroit à son pere, il tâcha de se le rendre favorable par deux strophes qui finissent son poëme, dans lesquelles, parlant à son ouvrage, il lui ordonne d’aller se soumettre à sa censure, en des termes aussi fins & aussi délicats, que pleins de respect, de reconnoissance & de tendresse. Ce poëme lui acquit l’estime des savans & des académies d’Italie. Les louanges qu’on lui adressa de toutes parts, l’ambition d’être mis au-dessus de ses concurrens, & son goût invincible pour la poésie, lui firent abandonner la jurisprudence, malgré la médiocrité de sa fortune, & tous les efforts de ce même pere pour l’arracher à un penchant naturel, qui ne produit d’ordinaire qu’une magnifique fumée.

A l’âge de 27 ans il suivit en France le cardinal d’Est, & fut reçu du roi Charles IX. disent les historiens d’Italie, avec une bienveuillance singuliere. On n’en peut pas donner, ajoutent-ils, une preuve plus forte que ce qui se passa à l’occasion d’un homme de lettres qui avoit été condamné à mort. C’étoit un poëte de quelque réputation ; il étoit malheureusement tombé dans un crime énorme. Le Tasse, tant en faveur des muses, que par compassion, résolut d’aller demander sa grace au roi. Il se rendit au Louvre ; mais il apprit en arrivant que le roi venoit d’ordonner que la sentence fût exécutée en peu de jours, & qu’il avoit déclaré là-dessus sa volonté. Cette déclaration d’un prince qui ne revenoit guere de ses résolutions, n’étonna point le Tasse. Il se présenta au roi avec un visage ouvert : « Sire, lui dit-il, je viens supplier votre majesté, de laisser périr par les lois un malheureux, qui a fait voir par sa chute scandaleuse, que la fragilité humaine met à bout tous les enseignemens de la philosophie ». Le roi frappé de cette réflexion du Tasse, & de cette maniere de demander grace, lui accorda la vie du criminel. C’est dommage que les historiens françois n’ayent point confirmé cette anecdote italienne.

Le Tasse de retour à Ferrare en 1573, donna l’Aminte, qui fut représentée avec un grand succès. Cette pastorale est l’original du Berger fidele & de la Philis de Sciros. On fut enchanté de la nouveauté du spectacle, & de ce mélange de bergers, de héros & de divinités qu’on n’avoit pas vu encore ensemble sur le théâtre. Il parut aux yeux des spectateurs comme un tableau brillant, où l’imagination & la main d’un grand peintre exposoient en même tems dans un beau paysage la grandeur héroïque, & la douceur de la vie champêtre. L’auteur s’étoit dépeint lui-même dans ce poëme, sous la personne de Tircis, & s’y montroit dans cet état tranquille où l’avoit mis la protection du duc de Ferrare, & dans cet heureux loisir qu’il consacroit aux muses. On y voyoit le portrait du duc & de sa cour touché d’une maniere aussi fine que spirituelle : tout cela étoit rehaussé par l’odieuse peinture de Mopse, sous le nom duquelle Tasse désigne un de ses envieux. On prétend encore qu’il y a décrit l’amour dont il brûloit en secret pour la princesse Léonore sœur du duc, passion qu’il a toujours cachée avec beaucoup de soin.

Quoi qu’il en soit, cette pastorale est d’une grande beauté. L’auteur y a scrupuleusement observé les regles prescrites par Aristote sur l’unité du lieu, & sur celle des caracteres. Enfin il a su soutenir l’intérêt de sa piece en ménageant dans son sujet des situations intéressantes. On peut cependant lui reprocher quelquefois de la sécheresse, & sur-tout ce nombre de récits consécutifs, qui ne donnant rien à la représentation, laissent sans occupation un des principaux sens, par l’organe duquel les hommes sont plus facilement touchés. Le pere Bouhours condamne avec raison la Silvie du Tasse, qui en se mirant dans une fontaine, & en se mettant des fleurs, leur dit qu’elle ne les porte pas pour se parer, mais pour leur faire honte. Cette pensée n’est point naturelle à une bergere. Les fleurs sont les ajustemens qu’elle emprunte de la nature, elle s’en met lorsquelle veut être plus propre & plus parée qu’à l’ordinaire, & elle est bien éloignée de songer qu’elle puisse leur faire honte.

L’Aminte fut imprimée pour la premiere fois en 1581, avec les Rimes du Tasse, à Venise, par Alde le jeune, in-8°. & dans les autres recueils des œuvres de l’auteur, qui parurent aussi à Venise les années suivantes en 1582 & 1583. Depuis il s’en est fait plusieurs éditions séparément. Ménage en donna une à Paris en 1655, in-4°. avec des remarques, sur lesquelles l’académie della Crusca fit des observations que le traducteur a insérées à la page 74. de ses mescolanze, imprimées à Paris en 1678, in-8°. Il y a aussi une édition de l’Aminte fort jolie, faite à Amsterdam en 1678. On en a des traductions en plusieurs langues, & même en latin. En 1734 & 1735 il y en a eu deux en françois ; la premiere de M. Pecquet, & la seconde de M. l’Escalopier. Il a paru aussi une traduction angloise de l’Aminte à Londres en 1628, in-4°. Jean de Xauregui en a publié une version espagnole à Séville en 1618, in-4°. On en a donné une traduction hollandoise à Amsterdam en 1715, in-8°.

Le Tasse acheva en 1574, à l’âge de 30 ans, sa Jérusalem délivrée. La premiere édition complette de ce beau poëme épique parut à Ferrare, l’an 1581, chez Vittorio Baldini, in-4°. Il s’est fait quantité de traductions de la Jérusalem délivrée dans toutes les langues. Scipion Gentilis en a traduit les deux premiers livres en vers latins, sous ce titre. Solimeidos libri duo priores, de Torquati Tassi italicis expressi, Venise 1585, in-4°. Il y en a deux traductions espagnoles, l’une de Jean Sedeno, imprimée à Madrid en 1587, in-8°. l’autre d’Antoine Sarmento de Mendosa, qui parut dans la même ville en 1649, in-8°. Fairfax a traduit ce poëte en anglois avec beaucoup d’élégance & de naturel, & tout-à-la-fois avec une exactitude scrupuleuse. Chaque ligne de l’original est rendue par une ligne correspondante dans la traduction ; c’est dommage qu’il ait servilement imité l’italien dans ses stances, dont la prolixe uniformité déplaît dans un long ouvrage. M. Hill en a donné une nouvelle traduction imprimée à Londres en 1713. Gabriel Fasagno en a fait une version en langue napolitaine, imprimée à Naples en 1720, in-fol. Le poëme & la version napolitaine sont sur deux colonnes.

Les François se sont aussi empressés à donner des traductions de ce poëme ; la premiere & la plus mauvaise de toutes, est celle de Vigenere, qui parut à Paris en 1595, in-4°. & 1598, in-8°. Les endroits qu’il a mis en vers, déplaisent encore plus que sa prose. Depuis Vigenere, on a vu plusieurs autres traductions en vers alexandrins de la Jérusalem, mais aucune de ces traductions n’a réussi. Enfin en 1724 M. Mirabaud publia une traduction en prose de la Jérusalem délivrée, & il en donna une nouvelle édition beaucoup meilleure en 1735.

On n’ignore point les jugemens qu’un grand nombre de savans de tous les pays ont porté de ce célebre poëme, soit en sa faveur, soit à son désavantage, & je ne crois pas devoir m’y arrêter ici. La critique de M. Despréaux a non-seulement révolté les Italiens, mais presque tous les François. Il est vrai cependant que Despréaux estimoit le Tasse, & qu’il en connoissoit le mérite ; autrement comment auroit-pu dire de cet illustre poëte ?

Il n’eût point de son livre illustré l’Italie,
Si son sage héros toujours en oraison,
N’eût fait que mettre enfin satan à la raison ;
Et si Renaud, Aegand, Tancrede & sa maîtresse,
N’eussent de son sujet égayé la tristesse.

M. l’abbé d’Olivet, dans son histoire de l’académie françoise, assure avoir entendu tenir à M. Despréaux le discours suivant, peu de tems avant sa mort, à une personne qui lui demanda s’il n’avoit point changé d’avis sur le Tasse : « J’en ai si peu changé, dit-il, que le relisant dernierement, je fus très fâché de ne m’être pas expliqué un peu au long dans quelqu’une de mes réflexions sur Longin. J’aurois commencé par avouer que le Tasse a été un génie sublime, étendu, heureusement né à la poésie & à la grande poésie ; mais ensuite venant à l’usage qu’il a fait de ses talens, j’aurois montré que le bon sens n’est pas toujours ce qui domine chez lui ; que dans la plûpart de ses narrations, il s’attache bien moins au nécessaire, qu’à l’agréable ; que ses descriptions sont trop chargées d’ornemens superflus ; que dans la peinture des plus fortes passions, & au milieu du trouble qu’elles venoient d’exciter, souvent il dégénere en traits d’esprit qui font tout-à-coup cesser le pathétique ; qu’il est plein d’images trop fleuries, de tours affectés, de pointes & de pensées frivoles, qui loin de pouvoir convenir à sa Jérusalem, pourroient à-peine trouver place dans son Aminte. Or, conclut M. Despréaux, tout cela opposé à la sagesse, à la gravité, à la majesté de Virgile, qu’est-ce autre chose que du clinquant opposé à de l’or » ? Cependant il est toujours certain, malgré les réflexions de Despréaux, que la Jérusalem du Tasse est admirable par la conduite, l’intérêt, la variété, les graces & cette noblesse qui releve le sublime.

Sa tragédie de Torrismond, il Torrismondo, parut à Vérone en 1587, in-8°. Mais le Tasse lui-même n’étoit pas content de cette piece, & se plaignoit de ses amis qui la lui avoient arrachée des mains, & l’avoient publiée avant qu’il eût pû la mettre dans la perfection où il la souhaitoit. Dalibray, poëte du dernier siecle, en a fait une traduction libre en vers françois, au-devant de laquelle il a mis un discours où l’on trouve de bonnes réflexions sur le génie de la tragédie, sur celui du Tasse, & sur la tragédie de Torrismond en particulier. Cette traduction de Dalibray, quoique pesante & prosaïque, fut jouée deux fois, & imprimée à Paris en 1636, in-4°.

Le Tasse lassé des critiques qu’on faisoit de sa Jérusalem délivrée, se proposa de faire un nouvel ouvrage, sous le titre de la Jérusalem conquise, la Jerusalemme conquistata, libri XXIV. Ce poëme parut à Rome en 1593, in-4°. mais il n’a point été reçu avec le même applaudissement que le premier, où l’auteur s’étoit abandonné à son génie, au-lieu que dans la Jérusalem conquise il s’est proposé de s’accommoder en quelque maniere au goût & aux idées de ses critiques.

Toutes les œuvres de ce beau génie ont été imprimées ensemble avec sa vie par Jean-Baptiste Manso son ami, à Florence en 1724, en six vol. in-fol. Les deux premiers tomes contiennent ses poésies : la Jérusalem délivrée, la Jérusalem conquise, le Renaud, le poëme sur la création, Torrismond, l’Aminte : les autres poësies sont divisées en trois classes. 1. Poésies galantes. 2. Poésies héroïques. 3. Poésies sacrées & morales. Elles sont suivies de quelques pieces imparfaites du Tasse, & de quelques-unes de celles qui passent sous son nom. Les ouvrages en prose forment les tomes III. & IV. Ils consistent en vingt-cinq dialogues sur différens sujets, & environ quarante discours ou autres pieces sur diverses matieres d’érudition, principalement sur l’art poétique, sur le poëme épique ; tout cela est suivi de la défense de la Jérusalem délivrée. Le tome V. est divisé en deux parties ; dans la premiere se trouvent les lettres familieres & poétiques du Tasse ; dans la seconde sept pieces de l’académie della Crusca, & d’autres beaux esprits d’Italie, concernant les disputes sur les poésies de l’auteur & celles de l’Arioste. Le VI. tome contient dix-huit pieces, dialogues ou discours sur le même sujet, c’est-à-dire pour ou contre le Tasse. (Le chevalier de Jaucourt.)