L’Encyclopédie/1re édition/SUBLIME

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SUBLIME, adj. (Math. Transc.) géométrie sublime ou transcendante, est le nom qu’on donne particulierement à la géométrie infinitésimale, ou des infiniment petits. Voyez Géométrie, Transcendant, Différentiel, &c. (O)

Sublime, en Anatomie, nom de deux muscles fléchisseurs des doigts, l’un de la main, & l’autre au pié, par opposition avec un autre caché par chacun d’eux, qu’on appelle profond. Voyez Perforé.

Sublime, (Art orat. Poésie, Rhétor.) qu’est-ce que le sublime ? l’a-t-on défini, dit la Bruyere ? Despréaux en a du-moins donné la description.

Le sublime, dit-il, est une certaine force de discours propre à élever & à ravir l’ame, & qui provient ou de la grandeur de la pensée & de la noblesse du sentiment, ou de la magnificence des paroles, ou du tour harmonieux, vif & animé de l’expression, c’est-à-dire, d’une de ces choses regardées séparément, ou ce qui fait le parfait sublime de ces trois choses jointes ensemble.

Le sublime, selon M. Sylvain (dans un traité sur cette matiere), est un discours d’un tour extraordinaire, vif & animé, qui par les plus nobles images, & par les plus grands sentimens, éleve l’ame, la ravit, & lui donne une haute idée d’elle-même.

Le sublime en général, dirai-je en deux mots, est tout ce qui nous éleve au-dessus de ce que nous étions, & qui nous fait sentir en même tems cette élevation.

Le sublime peint la vérité, mais en un sujet noble : il la peint toute entiere dans sa cause & dans son effet : il est l’expression ou l’image la plus digne de cette vérité. C’est un extraordinaire merveilleux dans le discours, qui frappe, ravit, transporte l’ame, & lui donne une haute opinion d’elle-même.

Il y a deux sortes de sublime dont nous entretiendrons le lecteur, le sublime des images, & le sublime des sentimens. Ce n’est pas que les sentimens ne présentent aussi en un sens de nobles images, puisqu’ils ne sont sublimes que parce qu’ils exposent aux yeux l’ame & le cœur : mais comme le sublime des images peint seulement un objet sans mouvement, & que l’autre sublime marque un mouvement du cœur, il a fallu distinguer ces deux especes par ce qui domine en chacune. Parlons d’abord du sublime des images, Homere & Virgile en sont remplis.

Le premier en parlant de Neptune, dit

Neptune ainsi marchant dans les vastes campagnes,
Fait trembler sous ses piès & forêts & montagnes.

C’est-là une belle image, mais le poëte est bien plus admirable, quand il ajoute

L’enfer s’émeut au bruit de Neptune en furie :
Pluton sort de son trône, il pâlit, il s’écrie ;
Il a peur que ce dieu dans cet affreux séjour,
D’un coup de son trident ne fasse entrer le jour,
Et par le centre ouvert de la terre ébranlée,
Ne fasse voir du Styx la rive désolée,
Ne découvre aux vivans cet empire odieux
Abhorré des mortels, & craint même des dieux
.

Quels coups de pinceau ! la terre ébranlée d’un coup de trident ; les rayons du jour prêts à entrer dans son centre ; la rive du Styx tremblante & désolée ; l’empire des morts abhorré des mortels ! voilà du sublime, & il seroit bien étonnant qu’à la vue d’un pareil spectacle nous ne fussions transportés hors de nous-mêmes.

Homere toujours grand dans ses images, nous offre un autre tableau magnifique.

Thétis dans l’Iliade va prier Jupiter de venger son fils qui avoit été outragé par Agamemnon ; touché des plaintes de la déesse, Jupiter lui répond : « Ne vous inquiétez point, belle Thétis, je comblerai votre fils de gloire ; & pour vous en assurer, je vais faire un signe de tête, & ce signe est le gage le plus certain de la foi de mes promesses. Il dit, du mouvement de sa tête immortelle l’Olympe est ébranlé ». Voilà sans doute un beau trait de sublime, & bien propre à exciter notre admiration ; car tout ce qui passe notre pouvoir la reveille ; remarquez encore qu’à cette admiration il se joint toujours de l’étonnement, espece de sentiment qui est pour nous d’un grand prix.

N’est-ce pas encore le sublime des images, quand le même poëte peint la Discorde ayant

La tête dans les cieux, & les piés sur la terre.

Il en faut dire autant de l’idée qu’il donne de la vîtesse avec laquelle les dieux se rendent d’un lieu dans un autre.

Autant qu’un homme assis au rivage des mers,
Voit d’un roc élevé d’espace dans les airs,
Autant des immortels les couriers intrépides
En franchissent d’un saut.

Quelle idée nous donne-t-il encore du bruit qu’un dieu fait en combattant ?

Le ciel en retentit, & l’olympe en trembla.

Virgile va nous fournir un trait de sublime semblable à ceux d’Homere ; le voici : les divinités étant assemblées dans l’olympe, le souverain arbitre de l’univers parle : tous les dieux se taisent, la terre tremble, un profond silence regne au haut des airs, les vents retiennent leur haleine, la mer calme ses flots.

Eo dicente Deûm domus alta silescit ;
Et tremefacta solo tellus, silet arduus æther :
Tùm zephiri posuere, premit placida æquora pontus.

Les peintures que Racine a fait de la grandeur de Dieu, sont sublimes. En voici deux exemples :

J’ai vû l’impie adoré sur la terre,
Pareil au cèdre il cachoit dans les cieux
Son front audacieux.
Il sembloit à son gré gouverner le tonnerre,
Fouloit aux piés ses ennemis vaincus,
Je n’ai fait que passer, il n’étoit déja plus.

Esther, sc. V. act. V. Racine.

Les quatre autres vers suivans, ne sont guere moins sublimes.

L’Eternel est son nom, le monde est son ouvrage,
Il entend les soupirs de l’humble qu’on outrage,
Juge tous les mortels avec d’égales lois,
Et du haut de son trône interroge les Rois.

Un raisonnement, quelque beau qu’il soit, ne fait point le sublime, mais il peut y ajouter quelque chose. On connoit le serment admirable de Démosthene ; il avoit conseillé au peuple d’Athenes de faire la guerre à Philippe de Macédoine, & quelque tems après il se donna une bataille où les Athéniens furent défaits : on fit la paix, & dans la suite l’orateur Eschine reprocha en justice à Démosthene ses conseils, & sa conduite dans cette guerre, dont le mauvais succès avoit été si funeste à son pays. Ce grand homme, malgré sa disgrace, bien loin de se justifier de ce reproche, comme d’un crime, s’en justifie devant les Athéniens même, sur l’exemple de leurs ancêtres qui avoient combattu pour la liberté de la Grece, dans les occasions les plus périlleuses ; & il s’écrie avec une hardiesse héroique : non, Messieurs, vous n’avez point failli, j’en jure, &c.

Ce trait, qui est extrémement sublime, renferme un raisonnement invincible ; mais ce n’est pas ce raisonnement qui en fait la sublimité, c’est cette foule de grands objets, la gloire des Athéniens, leur amour pour la liberté, la valeur de leurs ancêtres, que l’orateur traite comme des dieux, & la magnanimité de Démosthene, aussi élevée que toutes ces choses ensemble ; enfin ce qui en augmente la beauté, c’est qu’on y trouve en petit toutes les perfections du discours rassemblées, la noblesse des mouvemens, beaucoup de délicatesse, de grandes images, de grands sentimens, des figures hardies & naturelles, une force de raisonnement : & ce qui est plus admirable encore, le cœur de Démosthene élevé au-dessus des méchans succès par une vertu égale à celle de ces grands hommes par lesquels il jure. Il n’y avoit que lui au monde qui pût oser, en présence des Athéniens, justifier par les combats même où ils avoient été victorieux, le dessein d’une guerre où ils avoient été defaits. Parlons à présent du sublime des sentimens.

Les sentimens sont sublimes quand fondés sur une vraie vertu, ils paroissent être presque au-dessus de la condition humaine, & qu’ils font voir, comme l’a dit Séneque, dans la foiblesse de l’humanité, la constance d’un Dieu ; l’univers tomberoit sur la tête du juste, son ame seroit tranquille dans le tems même de sa chute. L’idée de cette tranquillité, comparée avec le fracas du monde entier qui se brise, est une image sublime, & la tranquillité du juste est un sentiment sublime. Cette espece de sublime ne se trouve point dans l’ode, parce qu’il tient ordinairement à quelque action, & que dans l’ode il n’y a point d’action. C’est dans le poëme épique & dans le dramatique qu’il regne principalement. Corneille en est rempli.

Dans la Scene IV. du I. act. de Médée, cette princesse parlant à sa confidente, l’assure qu’elle saura bien venir à bout de ses ennemis, qu’elle compte même incessamment s’en venger ; Nérine sa confidente lui dit :

Perdez l’aveugle espoir dont vous êtes séduite,
Pour voir en quel état le sort vous a réduite.
Votre pays vous hait, votre époux est sans foi ;
Contre tant d’ennemis que vous reste-t-il ?

A quoi répond Médée,

Contre tant d’ennemis que vous reste-t-il ?Moi ;
Moi, dis-je, & c’est assez,

Que Médée eût répondu : mon art & mon courage ; cela seroit très-noble & touchant au grand ; qu’elle dise simplement, moi : voilà du grand ; mais ce n’est point encore du sublime. Ce monosillabe annonceroit de la maniere la plus vive & la plus rapide, jusqu’où va la grandeur du courage de Médée ; mais cette Médée est une méchante femme, dont on a pris soin de me faire connoître tous les crimes, & les moyens dont elle s’est servi pour les commettre. Je ne suis donc point étonné de son audace ; je la vois grande, & je m’attendois qu’elle le devoit être ; mais quand elle répete : moi, dis-je, & c’est assez ; ce n’est plus une réponse vive & rapide, fruit d’une passion aveugle & turbulente ; c’est une réponse vive, & pourtant de sang-froid ; c’est la réflexion, c’est le raisonnement d’une passion éclairée & tranquille dans sa violence : moi, je ne vois encore que Médée : moi, dis-je, je ne vois plus que son courage & la jouissance de son art ; ce qu’il a d’odieux a disparu ; je commence à devenir elle même, je réfléchis avec elle, & je conclus avec elle ; & c’est assez : voila le sublime ; c’est particulierement ce c’est assez, qui rend sublime toute la réponse. Je ne doute point un instant que Médée seule ne doive être supérieure à tous ses ennemis ; elle en triomphe actuellement dans ma pensée, & malgré moi, sans m’en appercevoir même, je partage avec elle le plaisir d’une vengeance assurée. C’est ce que le moi tout seul n’eût peut-être pas fait. Je sais que M. Despréaux, suivi par plusieurs critiques, semble faire consister le sublime de la réponse de Médée, dans le seul monosillabe moi ; mais j’ose être d’un avis contraire.

Vous trouverez un autre trait du sublime des sentimens dans la VI. scene du III. act. des Horaces. Une femme qui avoit assisté au combat des trois Horaces, contre les trois Curiaces, mais qui n’en avoit point vu la fin, vient annoncer au vieux Horace pere, que deux de ses fils avoient été tués, & que le troisieme se voyant hors d’état de résister contre trois, avoit pris la fuite ; le pere alors se montre outré de la lâcheté de son fils, sur quoi sa sœur qui étoit là présente, dit à son pere :

Que vouliez-vous qu’il fit contre trois ?

Il répond vivement :

Qu’il mourût.

Dans ces deux exemples, Médée & Horace sont tous deux agités de passion, & il est impossible qu’ils expriment ce qu’ils sentent, d’une façon plus pathétique. Le moi qu’emploie Médée, & à qui elle donne une nouvelle force, non-seulement en le répétant, mais en ajoutant ces deux mots, & c’est assez, peint au-delà de tout, la hauteur & la puissance de cette enchanteresse. Le sentiment qu’exprime Horace le pere, a la même sorte de beauté ; quand par bonheur un mot, un seul mot peint énergiquement un sentiment, nous somme ravis, parce qu’alors le sentiment a été peint avec la même vîtesse qu’il a été éprouvé ; & cela est si rare, qu’il faut nécessairement qu’on en soit surpris, en même tems qu’on en est charmé.

Ne doutons point encore que l’orgueil ne prête de la beauté aux deux traits de Corneille. Lorsque des gens animés se parlent, nous nous mettons machinalement à leur place : ainsi quand Nérine dit à Médée, contre tant d’ennemis, que vous reste-t-il ? nous sommes extasiés d’entendre ce moi superbe, & repété superbement. L’orgueil de Médée éleve le nôtre, nous luttons nous-mêmes, sans nous en appercevoir, contre le sort, & lui faisons face comme Médée. Le qu’il mourût du vieil Horace, nous enleve : car comme nous craignons extrêmement la mort, il est certain qu’en nous mettant à la place d’Horace, & nous trouvant pour un moment animés de la même grandeur que lui, nous ne saurions nous empêcher de nous énorgueillir tacitement d’un courage que nous n’avions pas le bonheur de connoître encore. Avouons donc que les impressions que font sur nous le sublime dont nous venons de parler, nous les devons en partie à notre orgueil, qui souvent est fort sot & fort ridicule.

Une épaisse obscurité avoit couvert tout-à-coup l’armée des Grecs, ensorte qu’il ne leur étoit pas possible de combattre ; Ajax qui mouroit d’envie de donner bataille, ne sachant plus quelle résolution prendre, s’écrie alors, en s’adressant à Jupiter :

Grand dieu, rens-nous le jour, & combas contre nous.

C’est ici assûrément le triomphe de l’orgueil dans un trait de sublime ; car en goûtant une rodomontade si gasconne, on est charmé de voir le maître des dieux défié par un simple mortel. Nés tous avec un fond de religion, il arrive que notre fond d’impiété se réveille chez nous avec une sorte de plaisir ; la raison vient ensuite condamner un pareil plaisir, mais selon sa coutume, elle vient trop tard.

Corneille me fournit encore un nouveau trait de sublime des sentimens, que je ne puis passer sous silence.

Suréna, général des armées d’Orode, roi des Parthes, avoit rendu des services si essentiels à son maître, s’étoit acquis une si grande réputation, que ce prince, pour s’assurer de sa fidélité, resoud de le prendre pour gendre. Suréna qui aimoit ailleurs, refuse la fille du roi, & sur ce refus le roi le fait assassiner. On vient aussitôt en apprendre la nouvelle à la sœur & à la maîtresse de Suréna, qui étoient ensemble, & alors la sœur de Suréna éclatant en imprécation contre le tyran, dit :

Que fais-tu du tonnerre,
Ciel, si tu daignes voir ce qu’on fait sur la terre ?
Et pour qui gardes-tu tes carreaux embrasés,
Si de pareils tyrans n’en sont point écrasés ?

Ensuite s’adressant à la maîtresse de Suréna, qui ne paroissoit pas extrémement émue, elle lui dit :

Et vous, madame, & vous dont l’amour inutile, Dont l’intrépide orgueil paroît encore tranquille, Vous qui brûlant pour lui sans vous déterminer, Ne l’avez tant aimé que pour l’assassiner ; Allez d’un tel amour, allez voir tout l’ouvrage, En recueillir le fruit, en goûter l’avantage. Quoi ! vous causez sa mort, & n’avez point de pleurs ?

A quoi répond Euridice, c’est-à-dire la maîtresse de Suréna.

Non, je ne pleure point, madame, mais je meurs !

Et cette malheureuse princesse tombe aussi-tôt entre les bras de ses femmes qui l’emportent mourante. Voilà sans doute un sublime merveilleux de sentimens, & dans l’action d’Euridice, & dans sa réponse. Finir ses jours en apprenant qu’on perd ce qu’on aime ! être saisi au point de n’avoir pas la force d’en gémir, & dire tranquillement qu’on meurt, ce sont des traits qui nous illustrent bien quand nous osons nous en en croire capables !

Je puis à présent me livrer à des observations particulieres sur le sublime ; je crois d’abord qu’il faut distinguer, comme a fait M. le Batteux, entre le sublime du sentiment, & la vivacité du sentiment : voici ses preuves. Le sentiment peut être d’une extrême vivacité sans être sublime ; la colere qui va jusqu’à la fureur, est dans le plus haut degré de vivacité, & cependant elle n’est pas sublime. Une grande ame est plutôt celle qui voit ce qui affecte les ames ordinaires, & qui le sent sans en être trop émue, que celle qui suit aisément l’impression des objets. Régulus s’en retourne paisiblement à Carthage, pour y souffrir les plus cruels supplices, qu’il sait qu’on lui apprête : ce sentiment est sublime, sans être vif. Le poëte Horace se représente la tranquillité de Régulus, dans l’affreuse situation où il est : ce spectacle le frappe, l’emporte, il fait une ode magnifique, son sentiment est vif, mais il n’est point sublime.

Le sublime des sentimens est ordinairement tranquille. Une raison affermie sur elle-même les guide dans tous leurs mouvemens. L’ame sublime n’est altérée ni des triomphes de Tibere, ni des disgraces de Varus. Aria se donne tranquillement un coup de poignard, pour donner à son mari l’exemple d’une mort héroïque : elle retire le poignard, & le lui présente, en disant ce mot sublime, Pætus, cela ne fait point de mal ; pæte, non dolet.

On représentoit à Horace fils, allant combattre contre les Curiaces, que peut-être il faudroit le pleurer, il répond :

Quoi ! vous me pleureriez mourant pour ma patrie ?

La reine Henriette d’Angleterre, dans un vaisseau, au milieu d’un orage furieux, rassûroit ceux qui l’accompagnoient, en leur disant d’un air tranquille, que les reines ne se noyoient pas.

Curiace allant combattre pour Rome, disoit à Camille sa maîtresse, qui, pour le retenir, faisoit valoir son amour :

Avant que d’être à vous, je suis à mon pays.

Auguste ayant découvert la conjuration que Cinna avoit formée contre sa vie, & l’ayant convaincu, lui dit :

Soyons amis, Cinna, c’est moi qui t’en convie.

Voilà des sentimens sublimes : la reine étoit au-dessus de la crainte, Curiace au-dessus de l’amour, Auguste au-dessus de la vengeance, & tous trois ils étoient au-dessus des passions & des vertus communes. Il en est de même de plusieurs autres traits de sentimens sublimes.

Ma seconde remarque roulera sur la différence qu’il faut mettre entre le style sublime & le sublime ; & cette remarque sera fort courte, parce qu’on convient généralement que le style sublime consiste dans une suite d’idées nobles exprimées noblement, & que le sublime est un trait extraordinaire, merveilleux, qui enleve, ravit, transporte. Le style sublime veut toutes les figures de l’éloquence, le sublime se peut trouver dans un seul mot. Une chose peut être décrite dans le style sublime, & n’être pourtant pas sublime, c’est-à-dire n’avoir rien qui éleve nos ames : ce sont de grands objets & des sentimens extraordinaires qui caractérisent le sublime. La description d’un pays peut être faite en style sublime ; mais Neptune calmant d’un mot les flots irrités, Jupiter faisant trembler les dieux d’un clin d’œil, ce n’est qu’à de pareilles images qu’il appartient d’étonner & d’élever l’imagination.

Longin confond quelquefois le sublime avec la grande éloquence, dont le fond consiste dans l’heureuse audace des pensées, & dans la véhémence & l’enthousiasme de la passion. Cicéron m’en fournit un bel exemple dans son plaidoyer pour Milon, c’est-à-dire dans le chef-d’œuvre de l’art oratoire. Se proposant d’avilir Clodius, il attribue sa mort à la colere des dieux qui ont enfin vengé leurs temples & leurs autels profanés par les crimes de cet impie ; mais voyez de quelle maniere sublime il s’y prend, c’est en employant les plus grandes figures de rhétorique, c’est en apostrophant & les autels & les dieux.

« Je vous atteste, dit-il, & vous implore, saintes collines d’Albe que Clodius a profanées ; bois respectables qu’il a abattus ; sacrés autels, lieu de notre union, & aussi anciens que Rome même ; sur les ruines desquels cet impie avoit élevé ces masses énormes de bâtimens ! Votre religion violée, votre culte aboli, vos mysteres pollués, vos dieux outragés ont enfin fait éclater leur pouvoir & leur vengeance. Et vous, divin Jupiter latial, dont il avoit souillé les lacs & les bois par tant de crimes & d’impuretés, du sommet de votre sainte montagne vous avez enfin ouvert les yeux sur ce scélérat pour le punir. C’est à vous & sous vos yeux, c’est à vous qu’une lente, mais juste vengeance a immolé cette victime dont le sang vous étoit dû » ! Voilà de ce sublime dont parle Longin, ou, si l’on veut, voilà un exemple brillant de la plus belle éloquence ; mais ce n’est pas ce que nous avons appellé specialement le sublime ; en le contemplant ce sublime, nous sommes transportés d’étonnement : tùm olympi concussum, inæquales procellas, fremitum maris, & trementes ripas, ac rapta in terras præcipiti turbine fulmina, cernimus.

Enfin le sublime differe du grand, & l’on ne doit pas les confondre. L’expression d’une grandeur extraordinaire fait le sublime, & l’expression d’une grandeur ordinaire fait le grand. Il est bien vrai que la grandeur ordinaire du discours donne beaucoup de plaisir, mais le sublime ne plaît pas simplement, il ravit. Ce qui fait le grand dans le discours, a plusieurs degrés, mais ce qui fait le sublime, n’en a qu’un. M. le Febvre a marqué la distinction du grand & du sublime dans un discours plein d’esprit écrit en latin, il dit : Magnitudo absque sublimitate ; sublimitas sine magnitudine nunquam erit : illa quidem mater est, & pulchra, & nobilis, & generosa, sed matre pulchrâ, filia pulchrior.

Quant au sublime des sentimens, une comparaison peut illustrer mon idée. Un roi qui, par une magnificence bien entendue & sans faste, fait un noble usage de ses richesses, montre de la grandeur dans cette conduite. S’il étend cette magnificence sur les personnes de mérite, cela est encore plus grand. S’il choisit de répandre ses libéralités sur les gens de mérite malheureux, c’est un nouveau degré de grandeur & de vertu. Mais s’il porte la générosité jusqu’à se dépouiller quelquefois sans imprudence, jusqu’à ne se réserver que l’espérance comme Alexandre, ou jusqu’à regarder comme perdus tous les jours qu’il a passés sans faire du bien ; voilà des mouvemens sublimes qui me ravissent & me transportent, & qui sont les seuls dont l’expression puisse faire dans le discours le sublime des sentimens.

Cependant comme la différence du grand & du sublime est une matiere également agréable & importante à traiter, nous croyons devoir la rendre encore plus sensible par des exemples. Commençons par en citer qui ayent rapport au sublime des images, pour venir ensuite à ceux qui regardent le sublime des sentimens.

Longin cite pour sublimes ces vers d’Eurypide, où le soleil parle ainsi à Phaëton.

Prens garde qu’une ardeur trop funeste à ta vie,
Ne t’emporte au dessus de l’aride Libie.
Là, jamais d’aucune eau le sillon arrosé,
Ne rafraîchit mon char dans sa course embrasé.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Aussi-tôt devant toi s’offriront sept étoiles ;
Dresse par-là ta course, & suis le droit chemin.
De ses chevaux aîlés, il bat les flancs agiles ;
Les coursiers du soleil à sa voix sont dociles,
Ils vont. Le char s’éloigne, & plus prompt qu’un éclair,
Pénetre en un moment les vastes champs de l’air.
Le pere cependant plein d’un trouble funeste,
Le voit rouler de loin sur la plaine céleste,
Lui montre encor sa route, & du plus haut des cieux
Le suit autant qu’il peut de la voix & des yeux.
Va par-là, lui dit-il, reviens, détourne, arrête.

Ces vers sont pleins d’images, mais ils n’ont point ce tour extraordinaire qui fait le sublime : c’est un beau récit qui nous intéresse pour le Soleil & pour Phaëton ; on entre vivement dans l’inquiétude d’un pere qui craint pour la vie de son fils, mais l’ame n’est point transportée d’admiration. Voulez-vous du vrai sublime, j’en trouve dans le passage du Ps. cxiij. « La mer vit la puissance de l’Eternel, & elle s’enfuit. Il jette ses regards, & les nations sont dissipées ».

Donnons maintenant des exemples de sentimens grands & élevés, je les puise toujours dans Corneille.

Auguste délibere avec Cinna & avec Maxime, s’il doit quitter l’empire ou le garder. Cinna lui conseille ce dernier parti ; & après avoir dit à ce prince que de se défaire de sa puissance, ce seroit condamner toutes les actions de sa vie ; il ajoute :

On ne renonce point aux grandeurs légitimes,
On garde sans remors ce qu’on acquiert sans crime,
Et plus le bien qu’on quitte est noble, grand, exquis,
Plus qui l’ose quitter, le juge mal acquis.
N’imprimez pas, seigneur, cette honteuse marque
A ces rares vertus qui vous ont fait monarque.
Vous l’êtes justement ; & c’est sans attentat

Que vous avez changé la forme de l’état ;
Rome est dessous vos lois par le droit de la guerre,
Qui sous les lois de Rome a mis toute la terre.
Vos armes l’ont conquise ; & tous les conquérans ;
Pour être usurpateurs, ne sont pas des tyrans.
Quand ils ont sous leurs lois asservi des provinces,
Gouvernant justement, ils s’en font justes princes,
C’est ce que fit César ; il vous faut aujourd’hui
Condamner sa mémoire, ou faire comme lui.
Si le pouvoir suprème est blâmé par Auguste,
César fut un tyran, & son trépas fut juste ;
Et vous devez aux dieux compte de tout le sang
Dont vous l’avez vengé pour monter à son rang.
N’en craignez point, seigneur, les tristes destinées,
Un plus puissant démon veille sur vos années.
On a dix fois sur vous attenté sans effet,
Et qui l’a voulu perdre, au même instant l’a fait.

D’un autre côté, Maxime qui est d’un avis contraire, parle ainsi à Auguste :

Rome est à vous, seigneur, l’empire est votre bien.
Chacun en liberté peut disposer du sien.
Il le peut, à son choix, garder ou s’en défaire ;
Vous seul ne pourriez pas ce que peut le vulgaire,
Et seriez devenu, pour avoit tout dompté,
Esclave des grandeurs où vous êtes monté.
Possédez-les, seigneur, sans qu’elles vous possedent,
Loin de vous captiver, souffrez qu’elles vous cedent,
Et faites hautement connoître enfin à tous,
Que tout ce qu’elles ont est au-dessous de vous.
Votre Rome autrefois vous donna la naissance,
Vous lui voulez donner votre toute-puissance ;
Et Cinna vous impute à crime capital,
La libéralité vers le pays natal !
Il appelle remors l’amour de la patrie !
Par la haute vertu, la gloire est donc flétrie,
Et ce n’est qu’un objet digne de nos mépris,
Si de ses pleins effets l’infamie est le prix ?
Je veux bien avouer qu’une action si belle
Donne à Rome bien plus que vous ne tenez d’elle.
Mais commet-on un crime indigne de pardon,
Quand la reconnoissance est au dessus du don ?
Suivez, suivez, seigneur, le ciel qui vous inspire.
Votre gloire redouble à mépriser l’empire,
Et vous serez fameux chez la postérité,
Moins pour l’avoir acquis, que pour l’avoir quitté.
Le bonheur peut conduire à la grandeur suprème.
Mais pour y renoncer, il faut la vertu même,
Et peu de généreux vont jusqu’à dédaigner.
Après un sceptre acquis, la douceur de regner.

On ne peut nier que ces deux discours ne soient remplis de noblesse, de grandeur & d’éloquence, mais il n’y a point de sublime. Les sentimens nobles qu’ils étalent ne sont que des réflexions de l’esprit, & non pas des mouvemens actuels du cœur, qui transportent l’ame avec l’émotion héroïque du sublime.

Cependant pour rendre encore plus sensible la différence du grand & du sublime, j’alléguerai deux exemples, où l’un & l’autre se trouvent ensemble dans le même discours. La même tragédie de Cinna me fournira le premier exemple, & celle de Sertorius le second.

Dans la tragédie de Cinna, Maxime, qui vouloit fuir le danger, ayant témoigné de l’amour à Emilie, qu’il tâche d’engager à fuir avec lui ; elle lui parle ainsi :

Quoi, tu m’oses aimer, & tu n’oses mourir !
Tu prétends un peu trop ; mais quoi que tu prétendes,
Rends-toi digne du-moins de ce que tu demandes.
Cesse de fuir en lâche un glorieux trépas,
Ou de m’offrir un cœur que tu fais voir si bas.
Fais que je porte envie à ta vertu parfaite,

Ne te pouvant aimer, fais que je te regrette.
Montre d’un vrai romain la derniere vigueur,
Et mérite mes pleurs au défaut de mon cœur.

Le premier vers est sublime, & les autres, quoique pleins de grandeur, ne sont pourtant pas du genre sublime.

Dans la tragédie de Sertorius, la reine Viriate parle à Sertorius qui refusoit de l’épouser, parce qu’il s’en croyoit indigne par sa naissance, & qui cependant la vouloit donner à Perpenna ; & sur ce qu’il disoit qu’il ne vouloit que le nom de créature de la reine, elle lui répond :

Si vous prenez ce titre, agissez moins en maître,
Ou m’apprenez du-moins, seigneur, par quelle loi
Vous n’osez m’accepter, & disposez de moi ?
Accordez le respect que mon trône vous donne,
Avec cet attentat sur ma propre personne ;
Voir toute mon estime, & n’en pas mieux user,
C’en est un qu’aucun art ne sauroit déguiser.

Tout cela est beau, tout cela est noble ; mais quand elle vient à dire immédiatement après :

Puisque vous le voulez, soyez ma créature ;
Et me laissant en reine ordonner de vos vœux,
Portez-les jusqu’à moi, parce que je le veux.

Ces trois derniers vers sont si sublimes, & élevent l’ame si haut, que les autres vers tout grands qu’ils sont, paroissent perdre de leur beauté ; de sorte qu’on peut dire que le grand disparoît à la vûe du sublime, comme les astres disparoissent à la vue du soleil.

Cette différence du grand & du sublime, me semble certaine ; elle est dans la nature, & nous la sentons. De donner des marques & des regles pour faire cette distinction, c’est ce que je n’entreprendrai pas, parce que c’est une chose de sentiment ; ceux qui l’ont juste & délicat, feront cette différence. Disons seulement que tout discours qui éleve l’ame éclairée avec admiration au-dessus de ses idées ordinaires de grandeur, & qui lui donne une plus haute opinion d’elle-même, est sublime. Tout discours qui n’a ni ces qualités ni ces effets, n’est pas sublime, quoiqu’il ait d’ailleurs une grande noblesse.

Enfin, nous déclarons que quand on trouveroit sublimes quelques-uns des passages qui nous paroissent seulement grands, cela ne feroit rien contre le principe ; & un exemple par nous mal appliqué, ne peut détruire une différence réelle & reconnue.

Comme les personnes qui ont en partage quelque goût, sont extrèmement touchées des beautés du sublime, on demande s’il y a un art du sublime c’est-à-dire si l’art peut servir à acquérir le sublime.

Je réponds avec M. Silvain, que si on entend par le mot d’art un amas d’observations sur les opérations de l’esprit & de la nature, ou sur les moyens d’exciter à la production de ces beaux traits les personnes qui sont nées au grand, il y a un art du sublime. Mais si on entend par art, un amas de préceptes propres à faire acquérir le sublime, je ne crois pas qu’il y en ait aucun. Le sublime doit tout à la nature ; il n’est pas moins l’image de la grandeur du cœur ou de l’esprit de l’orateur, que de l’objet dont il parle ; & par conséquent il faut, pour y parvenir, être né avec un esprit élevé, avec une ame grande & noble, & joindre une extrème justesse à une extrème vivacité. Ce sont-là, comme on voit, des dons du Ciel, que toute l’adresse humaine ne sçauroit procurer.

D’ailleurs le sublime consiste non-seulement dans les grandeurs extraordinaires d’un objet, mais encore dans l’impression que cet objet a faite sur l’orateur, c’est-à-dire dans les mouvemens qu’il a excités en lui, & qui sont imprimés dans le tour de son expression. Comment peut-on apprendre à avoir ou à produire des mouvemens, puisqu’ils naissent d’eux-mêmes en nous à la vue des objets, souvent malgré nous, & quelquefois sans que nous nous en appercevions ? ne faut-il pas avoir pour cela un cœur & un naturel sensibles ? & dépend-t-il d’un homme d’être touché quand il lui plaît, & de l’être précisément autant & en la maniere que la grandeur des choses le demande ?

Dans le sublime des images, peut-on se donner ou donner aux autres cette intelligence vive & lumineuse, qui vous fait découvrir dans les plus grands objets de la nature une hauteur extraordinaire & inconnue au commun des hommes ? D’un autre côté, est-il au pouvoir d’un homme de faire naître en soi des sentimens héroïques ? Et ne faut-il pas qu’ils partent naturellement du cœur & d’un mouvement que la magnanimité seule peut inspirer ? Concluons que le seul art du sublime est d’être né pour le sublime.

Nous nous sommes étendus sur cette matiere, parce qu’elle annoblit le cœur, & qu’elle éleve l’ame au plus haut point de grandeur dont elle soit capable, & parce qu’enfin c’est le plus beau sujet de l’éloquence & de la poésie. (Le chevalier de Jaucourt.)