L’Encyclopédie/1re édition/TRANSFUGE

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TRANSFUGE, s. m. (Art. milit.) La plus grande partie de l’Europe s’étonne, avec raison, de la sévérité de quelques-unes de nos lois, en particulier de celles qui sont portées contre les déserteurs : il n’y a aucune nation qui les traite avec autant de rigueur que nous.

Chez quelques-unes, on a changé la loi qui condamnoit ces malheureux à la mort ; on les punit par d’autres châtimens, à moins que leur désertion ne soit accompagnée de quelques crimes.

Dans d’autres pays, comme en Autriche, en Angleterre, &c. on n’a point abrogé la loi qui portoit la peine de mort ; mais par des rescrits & des ordres particuliers envoyés aux chefs des corps, on les laisse maîtres de choisir la peine qu’ils veulent infliger aux déserteurs, & ils ne font ordinairement pendre ou passer par les armes, que ceux dont la désertion est le métier, & ceux qui sont coupables d’autres crimes.

L’usage chez ces nations, empêche l’effet de la loi qu’on n’a point abrogée, ou pour mieux dire, cet usage étant autorisé par le gouvernement, est devenu une loi nouvelle qu’on a substituée à l’ancienne.

Est-il possible que sous le regne d’un prince humain & juste, chez un peuple éclairé & dont les mœurs sont si douces, on laisse subsister une loi barbare, qu’on élude à la vérité par abus, mais qui est toujours exécutée lorsque le procès est instruit, & que le déserteur est jugé.

Plus on réfléchit sur la constitution de notre militaire, sur les hommes qui la composent, sur le caractere de la nation, sur la disette d’hommes qui se fait sentir en France, sur le peu d’effet de la loi qui condamne les déserteurs à la mort, plus on est convaincu de l’injustice & de l’atrocité de cette loi.

Lorsque l’Europe prit de l’ombrage de la puissance de Louis XIV. elle se ligua pour affoiblir ce prince ; elle soudoya contre lui des armées immenses, auxquelles il en voulut opposer d’aussi nombreuses ; de ce moment l’état militaire de toutes les nations a changé ; il n’y a point eu de puissance qui ait entretenu, même en tems de paix, plus de troupes que la population, ses mœurs & ses richesses ne lui permettoient d’en entretenir, cela est d’une vérité incontestable.

Depuis la découverte du nouveau monde, l’augmentation des richesses, la perfection & la multitude des arts, le luxe enfin, ont multiplié dans toute l’Europe une espece de citoyens livrés à des travaux sédentaires qui n’exercent pas le corps, ne le fortifient pas ; de citoyens qui accoutumés à une vie douce & paisible, sont moins propres à supporter les fatigues, la privation des commodités, & même les dangers, que les robustes & laborieux cultivateurs.

Mais depuis que le nombre des soldats est augmenté, il a fallu pour ne pas dépeupler les campagnes, faire des levées dans les villes & dans la classe des citoyens dont je viens de parler ; on peut en conclure que dans les armées, il y a un grand nombre d’hommes que leurs habitudes, leurs métiers, enfin leurs forces machinales, ne rendent point propres à la guerre, & qui par conséquent n’en ont point le goût ; la plûpart même ne s’y seroient jamais enrôlés, si on n’avoit pas fait de l’enrôlement, un art auquel il est difficile qu’échappe la jeunesse étourdie.

Le soldat malgré lui est donc un état fort commun en France, & même dans le reste de l’Europe ; cet état est donc plus commun qu’il n’étoit dans des tems où des armées moins nombreuses n’étoient composées que d’hommes choisis, & qui venoient d’eux mêmes demander à servir. C’est le caprice ou dépit, le libertinage, un moment d’ivresse, & sur-tout les supercheries des enrôleurs, qui nous donnent aujourd’hui une partie de ces soldats qu’on appelle de bonne volonté ; plusieurs ont embrassé sans réflexions un genre de vie, auquel ils ne sont pas propres, & auquel ils sont fréquemment tentés de renoncer.

Mais à quelque degré qu’on ait porté l’art des enrôlemens, cet art n’a pû fournir les recrues dont on avoit besoin, on y a suppléé par des milices. Parmi les hommes tirés au sort, pris sans choix, arrachés à leurs faucilles, au métier auquel ils s’étoient consacrés, si un grand nombre prend l’esprit & le goût de son état nouveau, on ne peut nier qu’un grand nombre aussi ne périsse de chagrin & de maladie.

Les hommes dont un ordre du prince a fait des soldats, & ceux qui n’entrent au service que parce qu’on les a séduits & trompés, prennent d’autant moins les inclinations & les qualités nécessaires à leur métier, que leur état n’est plus ce qu’il a été autrefois. La paye des soldats n’a pas été augmentée en proportion de la masse des richesses, & de la valeur des monnoies : le soldat est payé en France à-peu-près comme il l’étoit sous le regne d’Henri IV. quoi qu’il y ait au-moins dix-huit fois plus d’argent dans le royaume qu’il n’y en avoit alors, & que la valeur des monnoies y soit augmentée du double.

Il est donc certain que les soldats, pour le plus grand nombre, ont embrassé un métier pénible, où ils ont moins d’aisance, où ils gagnent moins que dans ceux qu’ils ont quitté, où leurs peines sont trop peu payées, & leurs services trop peu récompensés ; ils sont donc & doivent être moins attachés à leur état, & souvent plus tentés de l’abandonner que ne l’étoient les soldats d’Henri IV.

Ce sont ces hommes plutôt enchaînés qu’engagés, qu’on punit de mort lorsqu’ils veulent rompre des chaînes qui leur pesent.

Seroient-ils traités avec tant de rigueur, si l’on avoit réfléchi sur la multitude de causes qui peuvent porter les soldats à la désertion ? ces hommes si soumis à leurs officiers par les lois de la discipline, sont quelquefois les victimes de la partialité & de l’humeur. N’éprouvent-ils jamais de mauvais traitemens sans les avoir mérités ? ne peuvent-ils pas se trouver associés à des camarades ou dépendans de bas officiers avec lesquels ils sont incompatibles ? eux-mêmes seront-ils toujours sans humeur & sans caprices ? doivent-ils être insensibles aux poids du désœuvrement qui les conduit à l’ennui & au dégoût ? l’ivresse, qui les a portés à s’enrôler, ne leur inspire-t elle jamais le projet de déserter qu’ils exécutent sur le champ ? Je sais que la plûpart ne tarderoient pas à revenir s’ils pouvoient, & c’est ce qui arrive chez les peuples où on n’inflige qu’une peine légere au soldat qui revient de lui-même à ses drapeaux, plusieurs y retourneroient des le lendemain.

Il n’y a plus guere qu’en France où la loi soit assez cruelle pour fermer le chemin au repentir, où elle prive pour jamais la patrie d’un citoyen qui n’est coupable que de l’erreur d’un moment, où le citoyen pour avoir manqué une fois à des engagemens qu’il a rarement contractés librement, est poursuivi comme ennemi de la patrie, & où l’envie sincere qu’il a de réparer sa faute ne peut jamais lui mériter sa grace.

Cela est d’autant plus inhumain, que le soldat françois a bien d’autres raisons que la modicité de sa paye & la maniere dont il est habille pour être tenté de déserter, & ce sont des raisons que les soldats n’ont guere chez les étrangers ; on y a mieux connu les moyens d’établir la subordination & la discipline. Chez eux les égards entre les égaux, le respect outré pour le nom & pour le rang ne sont pas la source de mille abus ; la loi militaire y commande également à tout militaire ; le général s’y soumet, il la fait suivre exactement à la lettre pour les généraux qui sont sous ses ordres ; ceux-ci par les chefs des corps, & les chefs des corps par les officiers subalternes. Comme la loi est extremement respectée de tous, c’est toujours elle qui commande, & le général par rapport aux officiers, & ceux-ci par rapport aux soldats, n’osent lui substituer leurs préférences, leurs fantaisies, leurs petits intérêts. Le soldat prussien, anglois, &c. est plus asservi que celui de France & sent moins la servitude, parce qu’il n’est asservi que par la loi. C’est toujours en vertu de l’ordre émané du prince, c’est pour le bien du service qu’il est commandé, employé, conservé, congédié, récompensé, puni ; ce n’est pas par la fantaisie de son colonel ou de son capitaine. On prétend, & je le crois, que les soldats françois ne supporteroient pas la bastonnade, à laquelle souvent sont condamnés les soldats allemands, mais je suis persuadé qu’ils la supporteroient plus aisément que les coups de pié, les coups de canne, les coups d’esponton que leur donnent quelquefois des officiers étourdis. La bastonnade n’est qu’un châtiment, & les coups sont des insultes, elles restent sur le cœur des soldats les plus estimables, elles leur donnent un dégoût invincible pour leur état, & les forcent souvent à déserter ; ce qui leur en donne encore l’envie, ce sont les fautes dans lesquelles ils tombent, & dans lesquelles ils ne tomberoient pas, si la discipline étoit plus exactement & plus uniformement observée. Souvent les troupes qui étoient sous un homme relâché, passent sous les ordres d’un homme sévere, quelquefois d’un homme d’humeur ; elles font des fautes, elles en sont punies, & prennent du mécontentement, & l’esprit de désertion.

Les jeunes soldats, avant l’augmentation de la viande & du pain, étoient obligés de marauder pour vivre ; on en a vû en Westphalie que la faim avoit fait tomber en démence ; elle en a fait mourir d’autres ; n’en a-t-elle pas fait déserter ? Combien de fois n’est-il pas arrivé qu’à l’armée, en garnison même, le peu d’alimens qu’on donnoit au soldat, & qui suffisoit à-peine pour sa nourriture, étoit d’une mauvaise qualité ? Combien de fois cette mauvaise nourriture ne lui a-t-elle pas ôté la force & le courage de supporter les fatigues de la campagne ? est-il fort extraordinaire qu’un soldat veuille se dérober à ces situations violentes ?

Je parlerai encore d’autres causes de désertion lorsque je proposerai les moyens de la prévenir : & comptez-vous pour rien la légereté & l’inconstance qui entrent pour beaucoup dans le caractere du françois ? Comptez-vous pour rien cette inquiétude machinale, ce besoin de changer de lieu, d’occupation, d’état même ; ce passage fréquent de l’enjouement au dégout, qualités plus communes chez eux que chez tous les peuples de l’Europe. Quoi ! ce sont ces hommes que la nature, leurs opinions, & notre gouvernement ont fait inconstans & légers, pour l’inconstance & la légereté desquels vous êtes sans indulgence. Ce sont ces hommes que nos négligences, notre discipline informe, notre patrimoine mal placé rendent si souvent malheureux, a qui vous ne pardonnez pas de sentir leurs peines & de céder quelquefois à l’envie de s’en délivrer ?

On va me dire qu’on a senti les inconvéniens du caractere françois sans avouer toutes les raisons de déserter qu’on donne en France au soldat ; on me dira, que le françois est naturellement déserteur, qu’on le sait ; que c’est pour prévenir la désertion qu’on la punit toujours de peine capitale ; je répondrai à ce discours par une question.... Quelles ont été jusqu’à présent les suites de vos arrêts sanguinaires & de tant d’exécutions ? Depuis que les déserteurs sont punis de mort en France, y en a-t-il moins qu’il y en avoit autrefois ? Consultez les longues listes de ces malheureux que vous faites imprimer tous les ans, comparez-les à celles qui restent de ces tems où vos lois étoient moins barbares, & jugez des effets merveilleux de votre sévérité. Elle n’en a aucuns de bons, non, elle n’en a aucuns. Depuis que vous condamnez les déserteurs à mort, la désertion est aussi commune dans vos troupes qu’elle l’étoit auparavant. J’ai même des raisons de croire qu’elle y est plus commune encore ; & si l’on veut fouiller dans le dépôt de la guerre & dans les bureaux, on n’en doutera pas plus que moi. L’on sera forcé d’avouer qu’on verse le sang dans l’intention de prévenir un crime qu’on ne prévient pas ; que ne pourroit-on pas dire d’une telle loi, sur-tout si comme on a lieu de le penser, elle a même augmenté la désertion ? Quelque sévere que soit la loi, peut-elle empêcher le soldat d’éprouver dans son état l’inconstance, le mécontentement, le dégoût ? & la crainte de la mort est-elle le frein le plus puissant pour retenir des hommes qui sont & doivent être familiarisés avec l’image de la mort ?

Comment sont le plus généralement composées vos armées ? D’hommes libertins, paresseux & braves, craignant les peines, le travail & la honte, mais assez indifférens pour la vie. Il est connu que ce ne sont point les mauvais soldats qui désertent ; ce sont au-contraire les plus braves ; ce n’est presque jamais au moment d’un siege, à la veille d’une bataille qu’il y a de la désertion ; c’est lorsqu’on ne trouve pas des vivres en abondance ; c’est lorsque les vivres ne sont pas bons, c’est lorsqu’on fatigue les troupes sans de bonnes raisons apparentes ; c’est lorsque la discipline s’est relâchée ou lorsqu’il s’introduit quelques nouveautés utiles peut-être, mais qui déplaisent aux soldats, parce qu’on ne prend pas assez de soin de leur en faire sentir l’utilité. Dans ces momens la loi de mort est si peu un frein, qu’on se fait un mérite de la braver, & l’on n’auroit pas bravé de même le mal ou l’ignominie. Tel qui n’auroit pas risqué les galeres, risquera de passer par les armes. Il y a même des momens où les soldats désertent par point d’honneur. Souvent un mécontent propose à ses camarades de déserter avec lui, & ceux-ci n’osent pas le refuser, parce qu’ils paroîtroient effrayés par la loi, & que la craindre c’est craindre la mort. La rigueur de la loi peut donc inviter les hommes courageux à l’enfreindre, mais elle invite bien plus encore à l’éluder. Chez un peuple dont les mœurs sont douces, quand les lois sont atroces, elles sont nécessairement éludées. Le corps estimable des officiers françois sauve le plus de déserteurs qu’il lui est possible, il suffit que la désertion n’ait pas éclaté pour que le déserteur ne soit point dénoncé. Souvent on fait d’abord expédier pour lui un congé limité, & ensuite un congé absolu ; lorsqu’on n’a pû éviter qu’il soit dénoncé & condamné par le conseil de guerre, personne ne s’intéresse à le faire arrêter, il ne le seroit pas par les officiers même, il l’est encore moins par le peuple des lieux qu’il traverse ; il compte plutôt sur la pitié que sur la haine de ses concitoyens ; il sait qu’ils auront plus de respect pour l’humanité que pour la loi qui la blesse ; souvent même il ne prend pas la peine de cacher son crime, & ce n’est pas une chose rare en France que de trouver sur les grands chemins & le long des villages des hommes qui vous demandent l’aumone pour de pauvres déserteurs. La maréchaussée à qui l’habitude d’arrêter des criminels, & de conduire des hommes au supplice, doit avoir ôté une partie de sa commisération, semble la retrouver pour les déserteurs, elle les laisse presque toujours échapper quand elle le peut sans risquer que son indulgence soit connue : que vos lois soient conformes à vos mœurs, si vous voulez qu’elles soient exécutées, & si elles ne le sont pas, si elles sont méprisées ou éludées, vous introduisez celui de tous les abus qui est le plus contraire à la police générale, au bon ordre & aux mœurs.

L’indulgence des officiers, celle de la maréchaussée, & de toute la nation pour les deserteurs, est sans doute connue du soldat ; ne doit-elle pas entretenir dans ceux qui sont tourmentés de l’envie de deserter, une espérance d’échapper à la loi ? Cette espérance doit augmenter de jour en jour dans ces malheureux, & doit enfin emporter la balance sur la crainte de la loi : au reste, le plus grand nombre d’hommes qui lui échappent n’en sont pas moins perdus pour l’état ; la plûpart passent dans les pays étrangers ; & plusieurs qui restent dans le royaume y traînent une vie inquiete & malheureuse, qui les rend incapables des autres emplois de la société. On compte depuis le commencement de ce siecle près de cent mille deserteurs ou exécutés, ou condamnés par contumace, & presque tous également perdus pour le royaume ; & c’est ce royaume dans l’intérieur duquel vous trouvez des terres en friche qui manquent de cultivateurs ; c’est ce royaume dont les colonies ne sont point peuplées, & n’ont pu se défendre contre l’ennemi ; c’est, dis-je, ce royaume que vous privez dans l’espace d’un demi-siecle de cent mille hommes robustes, jeunes, & en état de le peupler & de le servir. En supposant que les deux tiers de ces hommes condamnés à mort, eussent vécu dans le célibat, qu’ils eussent continué à servir, & qu’ils fussent morts au service, ils y auroient tenu la place d’autres qui se seroient mariés, & le tiers seul de ces malheureux proscrits, qui rendus à leur patrie, y seroient devenus citoyens, époux, & peres, auroit mis trente mille familles de plus dans le royaume ; les enfans de ces familles augmenteroient aujourd’hui le nombre de vos artisans, de vos matelots, de vos paysans, enfin, de votre derniere classe de citoyens, dans la quelle la disette d’hommes se fait sentir autant que le trop grand nombre d’hommes se fait sentir dans les autres classes. Mais n’aviez-vous pas d’autres raisons politiques que celle de la population, pour conserver la vie à vos deserteurs ; ne pouviez-vous les employer utilement ? N’aviez-vous pas d’autres moyens, & des moyens plus efficaces pour prévenir le crime de desertion, que de vous priver du travail & des forces d’un si grand nombre de citoyens ? Il faut punir les deserteurs sans doute ; mais il faut que dans leurs châtimens même, ils soient encore utiles à l’état, & sur-tout il ne faut les punir qu’après leur avoir ôté les motifs qui les sollicitent au crime. Voilà ce qu’on doit d’abord au soldat ; à cette espece d’hommes à laquelle on impose des lois si séveres, & de qui on exige tant de sacrifices. Membres de la société qu’ils protegent, ils doivent en partager les avantages, & ses défenseurs ne doivent pas être ses victimes. Le premier devoir de tous les citoyens, sans doute, est la défense de la patrie ; tous devroient être soldats, & s’armer contre l’ennemi commun ; mais dans les grandes sociétés, telles que sont aujourd’hui celles de l’Europe, les princes ou les magistrats qui les gouvernent, choisissent parmi les citoyens ceux qui veulent se dévouer plus particulierement à la guerre. C’est à l’abri de ce corps respectable, que le reste cultive les campagnes, & qu’il jouit de la vie ; mais le blé de vos campagnes croît pour celui qui les défend, comme pour celui qui les cultive, & les laines employées dans vos manufactures, doivent habiller ces hommes sans lesquels vous n’auriez pas de manufactures. Il est injuste & barbare d’enchaîner le soldat à son métier, sans le lui rendre agréable ; il a fait à la société des sacrifices ; la société lui doit des dédommagemens : je crois indispensable d’augmenter la paye du soldat ; elle ne suffit pas à ses besoins réels ; il lui faudroit au moins deux sols par jour de plus, pour qu’il fût en France aussi-bien qu’il devroit l’être ; il faudroit qu’il eût un habit tous les ans. Cette augmentation dans le traitement de l’infanterie, ne feroit pas une somme de cinq à six millions ; & sans doute elle pourroit se prendre sur des réformes utiles. C’est dans la réforme des abus que vous trouverez des fonds ; mais s’il falloit absolument que l’état fournît à cette augmentation de paye par de nouveaux fonds, & qu’il ne pût les donner, il vaudroit mieux alors diminuer les troupes ; parce que cinquante mille hommes bien payés, bien contens, & par conséquent pleins de zele & de bonne volonté, défendent mieux l’état, que cent cinquante mille hommes, dont la plûpart sont retenus par force, & dont aucun n’est attaché à l’état.

Avec la légere augmentation dont je viens de parler, le soldat doit jouir à-peu-près de la même sorte d’aisance que le bon laboureur, & l’artisan des villes ; pour vous conserver de vieux soldats, & prévenir même l’envie de desertion, ce seroit sur-tout aux caporaux, anspesades, & premiers fusiliers, qu’il seroit important de faire un bon traitement. Un moyen encore d’attacher le soldat à son état, c’est d’y attacher l’officier. Il fait passer son esprit dans celui qu’il commande ; le soldat se plaint dès que l’officier murmure ; quand l’un se retire, l’autre est tenté de deserter. Je sais que le traitement des officiers françois est meilleur qu’il ne l’étoit avant la guerre ; mais il n’est pas encore tel qu’il devroit être : j’entens se plaindre que l’esprit militaire est tombé en France, qu’on ne voit plus dans l’officier le même zèle & le même esprit qu’on y a vu autrefois. Ce changement a plusieurs causes, j’en vais parler.

Dans le siecle passé il y avoit en France moins d’argent qu’il y en a aujourd’hui ; il n’y avoit pas eu d’augmentation dans les monnoies, le louis étoit à 14 liv. il est à 24 liv. il y a peut-être neuf cens millions dans le royaume, il n’y en avoit pas cinq cens ; avec la même paye qu’il a aujourd’hui, l’officier avoit une aisance honnête, & il est pauvre ; il y avoit peu de luxe, il pouvoit soutenir sa pauvreté sans en rougir ; il y a beaucoup de luxe, & sa pauvreté l’humilie ; il trouvoit encore dans son état des avantages dont il a cesse de jouir ; on avoit pour la noblesse une considération qu’on n’a plus ; elle l’a perdue par plusieurs causes ; je vais les dire. On étoit moins éloigné des tems où la distinction entre la noblesse & le tiers-état étoit plus grande, où la noblesse pouvoit davantage, où sa source étoit plus pure ; elle ne s’acquerroit pas encore par une multitude de charges inutiles, on l’obtenoit par des charges honorées & par des services ; elle étoit donc plus respectable & plus respectée ; ces corps étoient composés de l’ancienne noblesse des provinces, qui ne connoissoit que l’histoire de ses ancêtres ; sa chaise, ses droits & ses titres ; aujourd’hui les premiers corps d’infanterie sont composés d’officiers de noblesse nouvelle ; les familles annoblies par des charges de secrétaire du roi, ou autres de cette espece, passent dans une partie considérable des fiefs grands & petits, & achetent à la cour des charges qui sembloient faites pour la noblesse du second ordre ; voilà encore des raisons pour que la noblesse soit moins considérée qu’autrefois ; or, comme elle compose toujours, du-moins pour le plus grand nombre, votre militaire ; ce militaire a donc perdu de la considération par cette seule raison, que la noblesse en a perdu : les victoires de Turenne, du grand Condé, du maréchal de Luxembourg, le ministre de Louvois, l’accueil de Louis XIV. pour ceux qui le servoient bien à la guerre, avoient répandu sur le militaire de France, alors le premier de l’Europe, un éclat qui rejaillissoit sur le moindre officier ; la guerre malheureuse de 1701 dut changer à cet égard l’esprit de la nation ; le militaire ne put être honoré après les journées d’Hoested & de Ramelies, Steinkerques, & de Nervindes ; à cette guerre succéda la longue paix qui dura jusqu’en 1733 ; pendant cette paix, il s’est formé dans le nord de l’Allemagne un système militaire, qui a ravi à celui de France l’honneur d’être le modele des autres ; & pendant la même paix, la nation françoise s’est entierement livrée au commerce, à la finance, aux colonies, à la société, portés à l’excès : tous les gens d’affaires & les négocians se sont enrichis ; la nation a été occupée de la compagnie des Indes, comme elle l’avoit été des conquêtes ; les financiers par leur prodigalité & leur luxe, ont attiré aux richesses une considération excessive ; mais qui sera partout où il y aura des fortunes énormes. Il faut être persuadé que dans toute nation riche, industrieuse, commerçante, la considération sera du plus au moins attachée aux richesses ; quand nous sortirons d’une guerre heureuse, il ne faut pas croire que soit à Paris, soit dans les provinces, votre militaire, s’il reste pauvre, & si vous ne lui donnez pas de distinctions honorables, soit honoré, comme il a été ; & s’il n’a ni aisance, ni considération, il ne faut pas croire qu’il puisse avoir le même zèle qu’il a eu autrefois ; on s’étoit apperçu chez nous de ce changement dans notre militaire au commencement de la guerre de 1741, le dégoût étoit extrême dans l’officier comme dans le soldat ; les officiers même désertoient ; ils revenoient en foule de Bohème & de Baviere ; il y avoit sur la frontiere un ordre de les arrêter ; la présence du roi dans les armées, & les victoires du maréchal de Saxe ranimerent le zèle des officiers ; & ce qui les ranima bien autant, ce fut la prodigalité des graces honorables & pécuniaires ; on multiplia les grades au point que tout officier se flatta de devenir général ; cela fit alors un très-bon effet, mais les suites en ont été fâcheuses ; la multiplicité des grades supérieurs les a tous avilis, & le subalterne a supporté son état avec plus d’impatience.

Il ne peut y avoir pour les gens de guerre que deux mobiles, deux principes de zele & d’activité, les honneurs & l’argent : si les honneurs n’ont pas le même éclat qu’ils avoient autrefois, il faut augmenter l’argent ; voyez les Anglois, la principale considération de leurs pays est attachée aux talens de l’esprit, à l’éloquence, au caractere propre, à l’administration ; Pitt a été plus honoré que Boscaven ; Bolinbroke a enlevé à Malboroug le crédit qu’il avoit dans la nation ; ce sont ses représentans que le peuple aime & respecte ; il a quelque sorte de dédain pour l’état militaire, mais on le paie très-bien, & il sert de même.

Il faut imiter les Anglois, mais il faut qu’il nous en coute moins d’argent qu’à eux, parce que notre constitution est plus militaire que la leur, & qu’il est plus aisé en France que chez eux de donner de la considération aux officiers.

Il y a encore d’autres moyens d’ôter au soldat le dégout de son métier ; de tous les soutiens de l’homme, il n’y en a pas en lui de plus puissant que celui de l’indépendance, parce que ce n’est que par elle qu’il peut employer ses autres instincts à son bonheur ; à quelque prix qu’il ait vendu sa liberté, il trouve toujours qu’il l’a trop peu vendue en occupant les premieres places de la société, il se plaint de n’être pas libre, & il se plaint avec plus de bonne foi qu’on ne pense : que doit donc penser le soldat enchaîné ? presque plus d’espérance dans le dernier ordre des citoyens : sa dépendance doit être extrème, la discipline le veut, mais elle n’empêche pas qu’on ne lui rende sa dépendance moins sensible ; il vaut mieux qu’il se croie attaché à un métier, que dans l’esclavage, & qu’il sente ses devoirs que ses fers.

Ne peut-on lui donner un peu plus de liberté ? N’y auroit-il pas des circonstances où le soldat pourroit obtenir un congé absolu, en rendant le prix de l’habillement qu’il emporte, & en mettant en sa place un homme dont l’âge, la taille & la force conviendroient au métier de la guerre ? Des parens infirmes qu’il faut soulager, un bien à gérer, & d’autres causes semblables, ne pourroient-elle faire obtenir ce congé aux conditions que je viens de dire ? Ne pourroit-on pas même le donner ou la faire esperer, du-moins au soldat qui auroit un dégoût durable & invincible pour son état ?

Peut-on penser que les dégoûts seroient aussi fréquents, si les soldats se croyoient moins irrévocablement engagés ? S’ils esperoient pouvoir retrouver leur liberté, chercheroient-ils à se la procurer par la désertion ? N’y a-t-il pas encore un moyen de rendre le soldat moins esclave, & par conséquent empêcher qu’il ne desire une entiere liberté ? Est-il nécessaire qu’il passe dans la garnison tous les momens de l’année, & faut-il l’exercer six mois pour qu’il n’oublie ni le maniment des armes, ni ses devoirs ?

Le roi de Prusse, dont l’état est entierement militaire, & qui pour conserver sa puissance, doit avoir un grand nombre de troupes disciplinées, & toujours sur le meilleur pié possible, donne constamment des congés au tiers de ses soldats ; ceux même qui sont ses sujets, ne restent guere que trois ou quatre mois de l’année à leur régiment, & l’on ne s’apperçoit pas que cet usage ait rien ôté à la précision avec laquelle tous ses soldats font leurs évolutions, ni à leur exactitude dans le service ; absens de leurs régimens ils n’oublient rien de ce qu’ils ont appris, parce qu’ils ont été formés sur de bons principes, & presque tous servent encore la patrie dans un autre métier que celui de la guerre.

On vient d’adopter à peu de chose près, ces principes. Nos soldats aussi bien instruits que les Prussiens, ne pourroient-ils pas s’absenter de même, & ne pas revenir plus ignorans qu’eux ? Ne pourroit-on pas même retenir aux absens le tiers de leurs payes, & donner ce tiers à ceux qui serviroient pour eux ? Ce seroit même un moyen d’ajouter au bien-être du soldat ; car en vérité il faut s’occuper de son bien-être, non-seulement par humanité, par esprit de justice, mais selon les vues d’une politique éclairée.

Je crois qu’il seroit à-propos de défendre beaucoup moins qu’on ne le fait, aux soldats en garnison de se promener hors des villes où ils sont enfermés ; qu’il ne leur soit pas permis de sortir avec les armes, la police l’exige ; mais à quoi bon les emprisonner dans des murs ? c’est leur donner la tentation de les franchir, c’est redoubler leur ennui ; & peut-être faudroit-il penser à leur procurer de l’amusement ? M. de Louvois s’en occupoit ; il envoyoit des marionnettes & des joueurs de gobelets dans les villes où il y avoit des garnisons nombreuses, & il avoit remarqué que ces amusemens arrêtoient la désertion.

Mais voici un point plus important ; je veux parler de l’esprit national. Rien n’empêchera plus vos soldats de passer chez l’étranger, que d’augmenter en eux cet esprit, & de s’en servir pour les conduire ; s’ils désertoient malgré cette attention de votre part, ils ne tarderoient pas à revenir ; il est pourtant vrai que notre esprit national nous distingue des autres nations plus qu’il ne nous sépare ; nous n’avons rien qui nous rende incompatibles avec elles ; le françois peut vivre par-tout où il y a des hommes ; les Anglois & les Espagnols au contraire pleins de mépris pour les autres peuples, désertent rarement chez les étrangers, & ne s’attachent point à leur service. Il y a dans le peuple en France, comme dans la bonne compagnie, un excès de sociabilité ; un remede à cet inconvénient, quant au militaire, ce seroit d’établir des usages, un certain faste, de certaines manieres, des mœurs même qui les sépareroient davantage des autres nations ; c’est bien fait assurément de prendre la pratique des Prussiens & leur discipline ; mais pour les égaler, faut-il employer les mêmes moyens qu’eux ? la bastonnade en usage chez les Allemands, & que les François ont en horreur ? c’est une des choses qui empêchoit le plus vos soldats de s’attacher au service d’Allemagne ; si vous l’établissiez chez vous, vous ôtez encore ce frein à l’esprit de désertion.

Pourquoi mener avec rudesse une nation qu’on récompense par éloge, ou qu’on punit par un ridicule ? une nation si sensible à l’honneur, à la honte & à son bien-être, ne doit être conduite que par ses mobiles ; vous détruiriez toute sa gaieté ; & s’il la perdoit, il s’accommoderoit aisément des nations chez lesquelles ne brille pas cette qualité si aimable.

Nous avons vu le régiment de M. de Rochambeaut[1] le mieux discipliné, & le mieux tenu & le plus sage de l’armée ; le châtiment terrible qu’il avoit imposé aux soldats négligens, peu exacts, paresseux, &c. étoit de les obliger à porter leurs bonnets toute la journée : c’est avec ce châtiment qu’il avoit fait de son régiment un des meilleurs de France. La prison, quelque retranchement à la paye, l’habitude de punir exactement plutôt que séverement, celle de corriger sans humilier, sans injures, sans mauvais traitemens, peuvent suffire encore pour discipliner vos armées & cette conduire doit inspirer à vos soldats un esprit qui leur donnera de l’éloignement pour le service étranger ; il faut qu’elles n’aient de commun avec les autres nations que ce qui doit être commun à toutes les bonnes troupes, le zele & l’obéissance ; pourquoi leur a-t-on fait prendre en ce moment les couleurs en usage chez les Allemands, & affecte-t-on de leur en donner en tout l’habillement jusqu’à des talons qui les font marcher de si mauvaise grace ? Il y a en Allemagne des usages bons à imiter ; mais je crois que ceux-là ne sont pas de ce nombre, & je dirois avec Moliere : non ce n’est point du tout la prendre pour modele, ma sœur, que de tousser & de cracher comme elle.

Nous prenons trop de ces allemands ; le ton des officiers généraux & des chefs des corps n’est plus avec des subalternes ce qu’il doit être ; la subordination peut s’établir sans employer la hauteur & la dureté ; on peut être sévere avec politesse, & sérieux sans dédain ; de plus on peut attacher de la honte au manquement de subordination ; on peut suspendre les fonctions de l’officier peu soumis & peu exact, le mettre aux arrêts, &c. Corrigeons notre ignorance & notre indocilité présomptueuses, mais restons françois. Nous sommes vains, qu’on nous conduise par notre vanité ; vos ordonnances militaires sont remplies de ce que le soldat doit à l’officier ; pourquoi ne pas parler un peu plus de ce que l’officier doit au soldat ; si celui-ci est obligé au respect, pourquoi l’autre ne l’est-il pas à quelque politesse ? ce soldat qui s’arrête pour saluer l’officier, est blessé qu’il ne lui rende pas son salut ; craint-on que le soldat traité plus poliment ne devienne insolent ? voit-on que les Espagnols le soient devenus depuis que leurs officiers les ont appellés sennorés soldados ? pourquoi ne pas punir l’officier qui se permet de dire des injures à un soldat, & quelquefois de le frapper ? L’exemption des corvées, quelques honneurs dans leurs villages, dans leurs paroisses, accordés aux soldats qui se seront retirés dans leurs paroisses avec l’approbation de leurs corps, releveroient leur état, & contribueroient à vous donner des recrues d’une meilleure espece.

Il regnoit, il n’y a pas long-tems, une sorte de familiarité & d’égalité entre les officiers de tous les grades, qui s’étendoit quelquefois jusqu’au soldat ; elle regnoit du-moins entre le soldat & les bas-officiers ; elle avoit sans doute de très grands inconvéniens pour la discipline, & c’est bien fait de placer des barrieres, & de marquer les distances entre des hommes dont les uns doivent dépendre des autres. Mais cette sorte d’égalité, de familiarité répandue dans tous les corps militaires étoit très-agréable au subalterne & au soldat ; elle le dédommageoient en quelque sorte de sa mauvaise paie & de son méchant habit ; aujourd’hui qu’il est traité avec la sévérité sérieuse des Allemands & autres, & que les exercices, l’exactitude, &c. sont les mêmes ; il n’y a plus de différence que celle de la paye & de l’habit ; il n’a donc qu’à gagner en passant à ce service étranger, & c’est ce qu’ont fait nos meilleurs soldats ; le roi de Sardaigne a levé quatre mille hommes sur les seuls régimens qui étoient en Dauphiné & en Provence ; on peut assurer que la désertion continuera encore jusqu’à ce qu’il se fasse deux changemens, l’un dans les troupes qui finiront par n’être plus composées que de nouveaux soldats, la lie de la nation ; l’autre dans la nation même, qui doit perdre peu-à peu son caractere ; il a sans doute des défauts & des inconvéniens ce caractere ; mais ces défauts tiennent à des qualités si éminentes, si brillantes, qu’il ne faut pas l’altérer ; je sais qu’il faut de l’esprit & de l’argent pour conduire les François tels qu’ils sont, & qu’il ne faut être que despote pour les changer ; aussi suis-je persuadé qu’un ministre aussi éclairé que celui-ci n’en formera pas le projet ; il verra sans doute la nécessité d’augmenter la paie de l’infanterie, & d’en relever l’état par mille moyens qu’il imaginera, & qui vaudront mieux que ceux que j’ai proposés ; il me reste à parler de la maniere de punir la desertion.

Je voudrois qu’on distinguât les déserteurs en plusieurs classes différemment coupables, il ne doivent pas être également punis ; je voudrois qu’ils fussent presque tous condamnés à réparer ou bâtir des fortifications ; je voudrois qu’ils fussent enchaînés comme des galériens, avec des chaînes plus ou moins pesantes, seuls ou deux à deux, selon le genre de leur désertion. Ils auroient un uniforme à-peu-près semblable à celui des galériens ; en les traitant avec humanité, ils ne couteroient pas six sols par jour ; on les distribueroit dans les principales places, telles que Lille, Douai, Metz, Strasbourg, Briançon, Perpignan, &c. Ils seroient logés d’abord dans des casernes, & peu-à-peu on leur construiroit des logemens aux quels ils travailleroient eux-mêmes. Le soin de leur subsistance, de leur entretien & de leur discipline, seroit confié aux intendans ou à des commissaires des guerres, aux états majors des places, si l’on veut, & ils en rendroient compte aux officiers généraux commandans dans la province. Ils seroient veillés & commandés par quelques sergens, tirés de l’hôtel des invalides & payés par l’hôtel ; leur garde pourroit être confiée à des soldats invalides, payés aussi par l’hôtel. Quand le besoin des travaux l’exigeroit, ils seroient conduits d’une place à l’autre par la maréchaussée. Leur dépense seroit payée sur les fonds destinés aux fortifications, & cette maniere de réparer les places seroit un épargne pour le roi, qui paye vingt & trente sols aux ouvriers ordinaires ; il est bien difficile de dire précisément quel seroit le nombre des déserteurs assemblés ainsi dans les premieres années de cet établissement. Pendant l’autre paix, il désertoit à-peu-près deux ou trois cens hommes par an ; depuis cette derniere paix, il en est deserté plus de deux mille dans le même espace de tems, mais il est à croire que cette fureur de désertion ne durera pas ; d’ailleurs on arrête fort peu de déserteurs, on ne peut guere compter que de long-tems il y en ait plus de mille assemblés ; ils ne couteroient guere que 100000 liv. par an, ils travailleroient mieux que mille ouvriers ordinaires qui couteroient plus de 4 à 500000 liv.

J’ai dit que les déserteurs travailleroient mieux que ces ouvriers, & on en sera convaincu, lorsque j’aurai parlé de la police & des lois de cet établissement.

Il faut à présent les distribuer par classes, & dire comment & combien de tems il seront punis dans chacune des classes.

Ceux qui desertent dans le royaume sans voler, ni leurs armes, ni leurs camarades, & sans être en faction, condamnés pour deux ans à la chaîne & aux travaux, réhabillés, ensuite & obligés de servir dix ans.

Ceux de cette espece qui reviendroient à leurs corps dans l’espace de trois mois ; condamnés à trois mois de prison, & à servir trois ans de plus que leurs engagemens, perdent leur rang.

Ceux qui désertent en faction, ou volant leurs camarades, ou emportant leurs armes ; condamnés pour leur vie aux travaux publics, & enchaînés deux à deux, ou quatre à quatre.

Ceux, qui en tems de guerre, désertent à l’ennemi sans voler, sans, &c. condamnés aux travaux publics, ensuite réhabillés, obligés de servir vingt ans, sans pouvoir prétendre aux récompenses accordées à ces longs services, à moins qu’ils ne le méritent par des actions ou une excellente conduite.

Ceux qui désertent à l’ennemi & ont volé ; passés par les armes, mais on ne réputeroit pas pour vol quelque argent dû au roi ou à leurs camarades.

Ceux des deserteurs, qui en tems de guerre, reviennent à leurs corps ; six semaines de prison, servent dix ans & reprennent leur rang ; s’ils ont volé, perdent leur rang, & servent jusqu’à ce qu’ils aient payé ce qu’ils ont pris.

Ceux qui ramenent un déserteur, ou seulement reviennent plusieurs ensemble ; engagés pour trois ans de plus, deux mois de prison, & reprennent leur rang, s’ils sont revenus dans l’année de leur désertion.

Ceux qui déserteroient pour la seconde fois sans vol ; condamnés aux travaux trois ans, & servent vingt ans.

Avec vol une des deux fois ; aux travaux pour leur vie.

Qui désertent pour la troisieme fois ; pendus.

Dans la classe de ceux qui seroient condamnés pour leur vie, je voudrois que dans quelques occasions, comme la naissance d’un prince, le mariage de l’héritier présomptif, une grande victoire, &c. le roi fît grace à un certain nombre qui seroit choisi sur ceux, qui depuis leur désertion, auroient marqué du zele dans le travail, & des mœurs, c’est-là ce qui les engageroit à travailler, & les rendroit plus faciles à conduire ; de plus, par cet usage si humain, il n’y auroit que les plus mauvais sujets privés d’espérance.

Je suis persuadé que cette maniere de punir la désertion, seroit plus efficace que la loi qui punit de mort ; le soldat espéreroit moins échapper à ce châtiment, auquel les officiers, la maréchaussée, le peuple même ne chercheroient plus à le dérober, parce que la pitié qui parle en faveur même du coupable, lorsqu’il est condamné au dernier supplice, ne se fait point entendre pour un coupable, qui ne doit subir qu’un châtiment modéré : j’ajouterai que le supplice d’un homme qu’on pend ou à qui l’on casse la tête, ne frappe qu’un moment ceux qui en sont les témoins ; les impressions que ce spectacle fait sur des hommes peu attachés à la vie, ne tardent pas à s’effacer ; mais le soldat qui verroit tous les jours ces déserteurs enchaînés, mal vêtus, mal nourris, avilis & condamnés à des travaux, en seroit vivement & profondément affecté ; quel effet ne produiroit pas ce spectacle sur des hommes sensibles à la honte ; ennemis du travail, & amoureux de la liberté ? je suis persuadé qu’il leur donneroit de l’horreur pour le crime dont ils verroient le châtiment, sur-tout si on relevoit l’ame du soldat par les moyens que j’ai proposés, si on l’attachoit à son état par un meilleur sort ; & enfin, si on lui ôtoit des motifs de desertion qu’il est possible de lui ôter. Je crois du-moins, après ce que je viens dire, qu’on peut être convaincu que la justice exige que la désertion soit punie chez-nous avec moins de sévérité, & que l’intérêt de l’état veut qu’on ne casse point la tête à des hommes qui peuvent encore servir l’état : je crois avoir plaidé ici la cause de l’humanité, mais ce n’est point en lui sacrifiant la discipline qui a sans doute des rigueurs nécessaires.

J’ai passé plus d’une fois dans ma vie autour des corps de malheureux auxquels on venoit de casser la tête, parce qu’ils avoient quitté un état qu’on leur avoit fait prendre par force ou par supercherie, & dans lequel on les avoit maltraités ; j’ai été blessé de la loi de sang, d’après laquelle il avoit fallu les condamner, j’en ai senti l’injustice & l’atrocité ; je me suis proposé de les démontrer.

Quant aux réfléxions de toutes les especes dont j’ai rempli ce mémoire, je n’aurois point eu la temérité de les écrire, si je n’avois pas vû qu’elles étoient conformes aux idées de quelques officiers généraux, dont les lumieres & le zele pour la discipline ne sont point contestés, s’il y a dans cet écrit quelques vérités utiles, elles leur appartiennent plus qu’à moi.


  1. Le régiment de la Marche à la conquête de l’île de Minorque.