L’Encyclopédie/1re édition/TU, VOUS

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TU, VOUS, (Synonymes.) nous ne nous servons aujourd’hui qu’en poésie du mot tu, ou quelquefois dans le style soutenu, ou en faisant parler des barbares.

Plusieurs personnes trouvent que ce singulier avoit plus de grace dans la bouche des anciens que le mot vous, que la politesse a introduit, & qu’ils n’ont jamais connu ; mais le meilleur est de les adopter tous les deux. Comme il y a des occasions où le mot tu choque réellement, il en est d’autres, où il fait un meilleur effet que le mot vous ; c’est une richesse dans nos langues modernes, dont les anciens étoient privés, car étant toujours forcés de se servir de ce singulier tu, ils ne pouvoient faire sentir ni les mœurs, ni les passions, ni les caracteres, au lieu que c’est un avantage que fournissent ce singulier & ce pluriel, employés à-propos avec discernement, & lorsque les occasions demandent l’un préférablement à l’autre. Voici donc le parti que prennent les bons traducteurs ; partout où il faut faire sentir de la fierté, de l’audace, du mépris, de la colere, ou un caractere étranger, ils emploient le mot tu ; mais dans tous les autres cas, comme quand un sujet parle à son roi qui lui est supérieur, ils se servent du mot vous, pour s’accommoder à notre politesse qui le demande nécessairement, & qui est toujours blessée de ce singulier tu, comme d’une familiarité trop grande.

Par exemple, dans la vie de Romulus par Plutarque, quand on mene Rémus à Numitor, Rémus dit à ce prince : « Je ne te cacherai rien de tout ce que tu me demandes, car tu me parois plus digne d’être roi que ton frere » : ce singulier tu a plus de grace que le vous, à cause du caractere de Rémus, qui a été élevé parmi des pâtres, qui est vaillant & fougueux, & qui doit témoigner de l’intrépidité & de l’audace.

Lorsque Caton dit à César, tiens ivrogne, en lui rendant la lettre de sa sœur, il n’y auroit rien de plus froid que de lui faire dire, tenez ivrogne. Quand Léonidas parle à Alexandre, & qu’il lui dit : « lorsque vous aurez conquis la région qui porte ces aromates » : vous est là bien meilleur que tu ; mais quand Alexandre, après avoir conquis l’Arabie, écrit à Léonidas, « je t’envoie une bonne provision d’encens & de myrrhe » ; je t’envoie, vaut mieux que je vous envoie. De même quand le prophete de Jupiter Ammon dit à Alexandre, « ne blasphème pas, tu n’as point de pere mortel » ; le mot vous rendroit la réponse foible & languissante. C’est un prophete qui parle, & il parle avec autorité.

Vaugelas, dans sa tradition de Quinte-Curce, a toujours observé ces différences avec beaucoup de raison & de jugement : Alexandre dit vous, en parlant à la reine sisigambis ; & la reine Sisgambis dit tu en parlant à Alexandre ; & cela est nécessaire, pour conserver le caractere étranger ; cette différence de tu à vous, donne à la traduction de Lucien, par M. d’Ablancourt, une grace que l’original ne peut avoir ; car que le philosophe cynique dise tu à Jupiter, & que tous ceux de la même secte se tutoyent, cela peint leur caractere, ce que le grec ne peut faire. Qu’on mette vous au-lieu de tu chez des cyniques, toute la gentillesse sera perdue. (D. J.)