L’Enfant d’Austerlitz/11

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Paul Ollendorff (p. 384-426).

XII

Omer eut chaud. L’ardeur du soleil gâtait le plaisir de dominer à cheval, auprès de son cousin, le tumulte de la foule hurlant, grouillant par delà les lignes de soldats jusqu’à la grille des Invalides, jusqu’aux terrasses bordées de vieux canons, et jusqu’aux solennels bâtiments sombres que coiffait l’or du dôme. La fête du Roi, l’inauguration de la statue de Louis XIV, place des Victoires, et l’imminence du congrès de Vérone obligeaient les Praxi-Blassans à traiter ce jour-là quelques-uns de la faction Chateaubriand et de la faction Montmorency dans l’hôtel du faubourg Saint-Honoré. Pour cela, dès le matin, on avait dû quitter les beaux ombrages de la propriété que le comte gardait à bail près de Saint-Cloud. De Paris, le jeune provincial ne sentait que cette chaleur poussiéreuse, mettant sueurs et feux à la face des endimanchés.

Déjà les tapissières du faubourg de Grenelle encombraient la voie du quai, pleine de rires, de disputes et de chansons. Des patriarches pansus en larges pantalons blancs montés jusqu’aux aisselles, et en gilets ouverts, secouaient les guides sur l’échine de leurs petits bidets de commerce, résignés au poids d’abondantes familles dans les charrettes.

La calèche de la tante Aurélie dut s’arrêter au signe du commissaire de police ceint de l’écharpe blanche, par-dessus l’habit d’uniforme. La garde nationale plaisantait derrière les faisceaux barrant le quai : un caporal avait retiré son bicorne et soufflait avec précaution contre la neige haute de son plumet, Édouard, Omer, continrent leurs chevaux qui piaffaient dans la chaleur bourdonnante. Tous deux sourirent vers Delphine, plate et maussade à l’abri de son ombrelle, vers Denise, délicieuse en mousseline grise, les bras nus et le cou nu. À chaque clameur de «  vive le Roi ! » elle battait innocemment des mains.

En haut d’un foudre dressé sur plusieurs tonneaux vides, trois distributeurs pressaient des éponges. De leurs poings, vers les écuelles tendues, les casquettes présentées, les gueules barbues toutes béantes, coulait un vin violâtre. Ils en firent tomber au fond de l’entonnoir qu’un plaisant avait introduit dans sa bouche. Une vieille ivrognesse escalada les solives formant le bâti de l’échafaudage. À sa camisole trop mûre, une autre se pendit, afin de se hisser mieux, et l’étoffe se déchira, dénudant le squelette d’un corps parcheminé tandis que l’assaillante s’effondrait dans ses cotillons avec des cris affreux. De la garde nationale, mille lazzis saluèrent le comique de l’accident. Plusieurs, dans la foule, y répondirent, bien qu’elle guettât un signal, très attentive aux gestes des gens perchés sur deux estrades, en vis-à-vis, au milieu de l’Esplanade. Omer aperçut un soldat, sur l’une, brandir de la main gauche, un pain de quatre livres, et, de la main droite, une volaille rôtie… Alors, de partout, les groupes de populace accoururent, les doigts en l’air. Il y eut comme un champ de bras agités. Sous les cornettes sales des vieilles, les chapeaux en cuir des portefaix, les casquettes flasques, les bérets bleus, se mouvait une houle d’épaules en sarraus gris, en vestes plissées, en chemises jaunes, en fichus de Madras. Hirsutes ou glabres, les faces crièrent. Rapidement des gamins grimpaient aux arbres proches de l’estrade où se relevèrent deux bonnets de coton bleu, deux hommes qui montrèrent des saucissons énormes. Une poularde fut lancée vers un bouquet de paumes calleuses et aussitôt saisie, disputée, tiraillée par vingt colères gesticulantes. Des poings se crispèrent et battirent des nuques baissées ; un crâne chauve sombra dans les remous des dos en gilets de lustrine sur quoi rebondirent, inopinément, un jambon roux et un pain doré, venus de l’autre estrade. Cela fit redoubler les hurlements et les bagarres de la foule, les nuages de poussière volant au soleil d’un août torride. ― quelle turpitude ! Grognait Delphine. Elle renfrogna son nez pâle, un nez d’homme, pareil à celui de son père, mais vraiment exagéré pour la figure menue d’une fille à vingt ans. Elle était toute rigide, en sa redingote de casimir, qu’ornaient vingt gros choux de satin. Denise répondit : ― dieu merci, ces bonnes gens s’amusent à leur fantaisie… et leurs gros appétits me donnent faim… est-ce qu’on pourra bientôt passer ? Elle se pencha. Beaucoup de sa nuque était visible à l’échancrure de sa guimpe, que retenaient sur la robe des nœuds de levantine grise. ― est-ce fâcheux de bâiller encore à Paris, en cette saison. Nous pourrions être dans notre terre de Blassans, ou rester, du moins, à Saint-Cloud. ― service du roi ! ― répliqua Denise, imitant la révérence du comte de Praxi-Blassans quand il s’excusait de quitter un bal de bonne heure. Les cavaliers s’amusèrent de la spirituelle adolescente qui avançait la lèvre supérieure en moue drôle, et faisait battre, devant ses yeux dignes, les frais papillons de ses paupières. Omer s’étonnait d’elle, si différente de la pensionnaire qui rédigeait au couvent des lettres majestueuses. Espiègle, elle se moquait de chacun, dans un langage riche en comparaisons bizarres. Elle provoquait, à toutes ses paroles, la surprise et la joie. Ce peuple en guenilles, gibbeux, tortu, bas sur jambes ; ces trognes rouges, ces visages mafflus ; ces membres ridiculement décharnés ; ces panses abominablement grasses dans les chemises bombées ; ces faux airs belliqueux des gardes nationaux tirés à quatre épingles, certes, le matin même, devant les glaces des épouses, et par l’aide amicale des sœurs, des mères bourgeoises ; ce grand mince à favoris touffus, ce petit à la moustache colossale, le ventre serré sous les buffleteries en croix ; ce joli lieutenant ébloui par les reflets de son hausse-col ; ce capitaine cubique et important ; ce pan de chemise hors la culotte du gamin qui essayait de se maintenir, sans glisser, sur la potence du réverbère, ― Denise remarquait, notait tout, l’égayait de plaisanteries audacieuses contrastant avec la sereine immobilité de son attitude. Delphine même se déridait parfois, bien qu’elle haussât les épaules et détournât la tête vers le cours de la Seine : le fleuve charriait des aigrettes de lumières dans le reflet ondoyant du ciel.

À l’ombre de son feutre rabattu, un violoneux faisait grincer la chanterelle de l’instrument. Son visage lamentable poussait maintes notes à prétentions de joie que démentaient trop les pièces disparates de sa houppelande, ses guêtres ficelées, les dix croûtes bossuant son bissac. Minable et sournoise, sa femelle allaitait un nourrisson gélatineux, elle supportait au dos, en un petit fauteuil, un autre enfant endormi ; le garçon de dix ans, pieds nus et haillonneux, tendait sa calotte le long des roues.


Où peut-on être mieux,
Où peut-on être mieux
Qu’au sein de sa famille ?


reprenaient en chœur les excursionnistes entassés dans d’aucuns, difficilement juchés sur la planche du siège, recevaient dans l’estomac les coudes des cochers, vétérans à boucles d’oreilles et à figures militaires. Par le vasistas de son fiacre, un vieillard grinchu demanda la raison de l’arrêt. Une bordée de facéties lui répliqua, que lançait la foule des piétons, sur le trottoir du quai. Omer désira la volupté d’accortes grisettes en robes courtes et en chapeaux paméla. Il méprisait les calicots, leurs gilets de cachemire, et leurs favoris frisés. Il se réjouissait de nourrices épanouies entre les touffes de leurs chevelures, et qui riaient aux fantassins blancs et bleus redressant leurs shakos à couronnes et à plaques de cuivre fourbi. Denise désigna plaisamment un ménage, retour de la guinguette : le monsieur avait mis la capote de sa moitié autour de sa bonne figure fredonnante, le châle par-dessus son habit noisette ; la femme, pinçant sa jupe d’indienne, balançait, selon le mouvement de sa tête farceuse, le chapeau de haute forme ébouriffé, à la bergami, et qu’elle avait ceint de renoncules. Ensemble ils chantonnaient, heureux, franchement des stupéfactions et des rires qu’ils provoquaient parmi les gamins du ruisseau et les commis en liesse sur le toit de la patache jaune et noire, attelée de trois haridelles ; les grelots tintaient à chaque coup de queue chassant les mouches. Toutes les sincères ivresses de la joie luisaient aux grimaces de ce peuple gras et trapu, qu’il s’éborgnât pour conquérir les victuailles de la distribution royale, ou qu’il se plût aux couleurs de ses cachemires, de ses gilets, aux faux pas des commères, et aux incongruités des enfants… comme ils se trompaient, l’oncle Edme et le grand-père, quand ils croyaient la France en deuil de la liberté ! Qu’on eût fusillé le maréchal des logis Sirejean à Saumur, arrêté le général Berton, guillotiné le capitaine Vallé à Marseille, que les tyrans exterminassent les carbonari napolitains et piémontais, que le major Gresloup languît dans les cachots du Spielberg avec Silvio Pellico, que le ministère de la Congrégation préparât une guerre d’Espagne pour abolir le principe constitutionnel à Madrid, cela, vraiment, ne semblait toucher en rien les portefaix se disputant le saucisson, ou les commis pleurant de bonheur parce qu’une grosse fille, ayant manqué le marchepied d’une voiture, montrait involontairement son pantalon de linge et ses jarretières vertes au-dessous de genoux épais. Qu’on se tuât dans les Cyclades pour la liberté, depuis deux ans, cela ne gênait guère les bandes ravies de se promener bras dessus, bras dessous, avec les goulots de bouteilles hors des paniers.

Denise n’épargna point le bourgeois en manches de chemise qui tirait un minuscule carrosse découvert : dedans piaillaient à l’envi son rejeton affublé d’un bicorne à galon, et sa fillette suçant le nez d’un polichinelle. Autour d’un tonneau debout, en guise d’échoppe, il y eut dispute parce que la marchande qui criait, de là, les mérites de ses oranges ne voulut rien rabattre sur les dix sous du prix. Ailleurs, un hère, traînant la savate, et tout étique dans les plis sordides d’une trop ample polonaise, invitait à l’achat de numéros pour la loterie royale. Au bras d’un fils timide, chaussé de prunelle et de bas blancs, ahuri par l’éteignoir d’un chapeau Morillo, telle sèche quadragénaire se cambrait, la mantille aux reins, aux coudes, maniait l’éventail, et surveillait l’œil de son dadais qui portait l’ombrelle close. Un pensionnat, vêtu de blouses grises, de pantalons flottants et de casquettes à glands bleus, piétinait, bourdonnait. Perché derrière une berline, un petit laquais se gratta la tête, puis tira la langue à l’invalide si plat du ventre, et qui, le bicorne sur l’oreille, contait le siège de Berg-op-Zoom pour un auditeur en bas et en paletot-sac. Mais une patrouille de gardes du corps excita l’admiration publique. Bottés à l’écuyère, casqués de hautes chenilles courbes, culottés de blanc, cuirassés de brandebourgs blancs, la lèvre rase et la mine funèbre entre les favoris, ils scandaient le pas à la suite des deux trompettes qui appuyaient contre la hanche le pavillon de leurs instruments lumineux. Ils ouvrirent un passage dans les lignes de la garde nationale au défilé des tapissières. Grenelle s’en alla vers les bosquets de Belleville et de Romainville, emmenant, au gré des cahots, ses familles joueuses de mirliton, ses jeunes filles d’organdi, ses jeunes gens de nankin, et ses toutous frisés comme des agneaux.

Tant que les chevaux allèrent au pas dans les files de berlines, Édouard, incliné sur la selle, vers les mines provocantes de Denise, lui conta fleurette. À chaque phrase, l’âme du jeune homme venait à son visage, une âme de passion douloureuse, défiante, qui se crispait dans le sourire amer, dans le froncement bref des sourcils. Apparemment, Denise se jouait de ces violences intérieures ; elle les accrut par mille coquetteries délibérées. En vain Édouard, à plusieurs reprises, tenta de se redresser sur le cheval, de s’amuser aussi des gens, de parfaire sa propre élégance de jeune centaure en habit haut boutonné et en chapeau brun. Bientôt il se penchait vers la face claire de la jeune fille, sous le prétexte d’une remarque. Il s’agitait comme une flamme, se contournait, prenant à témoin de son amour la foule, semblait-il, tant son regard défiait les hommes assez hardis pour contempler ses parentes étendues sur le satin jaune de la calèche.

Omer supputa la force de cette passion. Moins pour sa sœur que pour son cousin, il estima beau de leur sacrifier ses libres espoirs en prenant la soutane. D’ailleurs, la distinction essentielle entre les aristocraties et les masses, les bergers et les troupeaux, Omer commençait de la croire beaucoup plus positive que ne le déclaraient les enthousiasmes égalitaires des Lyrisse. Ceux-ci rêvaient. Les Praxi-Blassans jugeaient sainement. Omer Héricourt se rendit à ses ambitions d’enfance. Il briguerait la mitre, la pourpre et la tiare ; il accomplirait l’œuvre même de Moïse imposant la Loi divine par les sciences de l’initiation. À quoi bon vouloir la délivrance de cette multitude qui s’ébaudissait à l’heure même où les procureurs royaux réclamaient déjà la peine de mort contre les sergents de La Rochelle, avant de requérir contre le général Berton et l’oncle Edme ? À quoi bon avoir voulu la gloire et la liberté de ces foules stupides, contentes de se promener en sueur, la pipe à la bouche, sous les guirlandes d’herbes et de feuillages garnissant, par-dessus le pont de la Concorde, les fils transversaux des réverbères et leurs potences repeintes ?

Ce peuple ne demandait certainement ni la gloire ni la liberté, mais la poule au pot et le droit d’être vert-galant à la manière de cet Henri IV qu’il chantait :

J’aimons les filles
Et j’aimons le bon vin.
De nos bons drilles
Voilà tout le refrain.


― Vive le roi !

Ainsi criait à tue-tête, aux pêcheurs de la berge, un ouvrier chenu, dodelinant du chef. Les mains aux poches du pantalon fendu sur les chevilles, il gigottait en mesure. Voilà tout ce qui demeurait, en cette cervelle, de la Révolution française faite pour l’affranchir, des guerres républicaines et impériales, de toute une époque héroïque vouée à son avènement. Voilà pour qui et pour quoi le colonel Héricourt était mort dans la lutte contre les monarques, pour qui et pour quoi les Lyrisse, depuis un siècle, couraient le monde, fondant les temples de fraternité et d’égalité, évitant à grand’peine la pendaison, la fusillade et la torture !… le soir, les lumières de mille bougies fleurirent de feu les salons de l’hôtel Praxi-Blassans ; les groupes de gentilshommes en bas de soie s’inclinèrent devant la robe jonquille de la délicieuse tante Aurélie. Les voix des clavecins et les murmures discrets des couples se répondirent, après dîner, le long des galeries. On inaugurait, à l’occasion de cette fête, le nouveau décor médiéval de hautes boiseries marquées aux armes byzantines du comte. Les habits bleus à boutons d’or, les fracs brodés d’argent et de palmes, étincelèrent parmi les pâles épaules des femmes palpitantes, demi-nues, muées en parfums vifs et voluptueux. Quand les rangs d’invités se fendirent et s’écartèrent devant la pourpre du cardinal Castiglioni, et quand Aurélie se fut agenouillée pour le baisement de l’anneau, Omer se décidait à recevoir l’ordination. Le cardinal était un haut vieillard corpulent, à la bouche desséchée. Monumental, il oscillait d’arrière en avant, comme une statue qu’un vent terrible eût ébranlée. Il cachait ses mains dans les dentelles de ses manchettes, ne les offrait qu’avec lenteur et ennui. Ses réponses aux questions de tel ou tel furent péremptoires. Elles ne permettaient pas le doute, encore moins la contradiction. Lui-même, le comte de Praxi-Blassans n’osa répliquer à la dédaigneuse ironie de l’œil opaque, n’ayant conservé qu’une étincelle centrale, mais très menaçante. Le cardinal ne s’assit point. Il faisait deux pas, se posait, accueillait, saluait du menton, poussait plus avant au milieu des fonctionnaires qu’on lui présentait. Omer se dissimulait au coin d’une cathèdre à clochetons. Jusqu’alors il n’avait ressenti que la satisfaction de porter l’habit à boutons d’or, le premier jabot de malines, la culotte de satin, les bas de soie et les escarpins à boucles, de pirouetter devant les miroirs, le claque sous le coude, en saluant son visage régulier et ses cheveux bruns partagés au milieu du front. Mais, à mesure que s’avançait le prince de l’Église, le jeune homme entendait seulement soupirer sa peur de paraître gauche quand son oncle le nommerait, comme il était convenu. « Je veux être brave. Mon père n’eût pas craint cet homme, ni son insolence. Qu’importe qu’il puisse être pape ? Mieux vaut le choquer par ma hardiesse : il remarquera mon arrogance ; il oublierait mon respect. Il me faut l’orgueil d’un vaincu très fier, l’orgueil du Roseau Pensant. »

― Monsieur est votre neveu, celui que… vous destinez… à l’état ecclésiastique… Il a vaillante mine. L’Église a plus besoin de militants que de moines…

Et, de deux doigts bénins, il tapa la joue de l’adolescent. Celui-ci ne sut que répondre à cette phrase prononcée avec un langoureux accent italien, mais où chaque intonation doublait la valeur des mots. Elle indiquait nettement que le prince romain n’ignorait pas les hésitations du jeune homme, ni l’influence du comte, qu’il n’en omettrait rien. Malgré sa résolution d’arrogance, Omer s’en tint à s’incliner, et à balbutier mal afin de satisfaire à trois questions prévues. Le cardinal continua sa marche pesante et oscillante parmi les révérences creusées des dames, et les saluts bas des diplomates. Il daignait à peine un regard vers l’un, vers l’autre, un compliment facile, une affabilité brève, qui changeaient sa lourde moue, au prononcé d’un nom. Il fut, au bout de la galerie, s’asseoir en un fauteuil massif qui parut transformé en trône ; et l’on défila devant sa taille majestueuse. Un secrétaire du compte murmurait à chacun : « Saluez…, passez. »

Néanmoins, le cardinal arrêta Denise quand, simple et brillante, elle se fut montrée. Il lui dit une phrase très fleurie, à peine entendue par les personnes les plus voisines. Omer crut que son Éminence la comparait à une rose. « Vois comme elle séduit les plus grands, ta sœur ! » remarqua la passion oppressée d’Édouard. De fait, on entourait la jeune fille, svelte dans la cloche bleue de sa courte robe, qui découvrait les rubans grisâtres et croisés sur les bas de soie en souliers gris. Ses bras potelés et lumineux, encore enfantins, esquissaient mille gestes contenus difficilement et comme rappelés à l’ordre, prétendait-elle. Sous le faix de tresses enlacées en haut de la nuque laiteuse, elle se riait des propos, des sourires, des brocards et des louanges, telle une démone ironique sachant les causes inconnues de l’univers, des hommes et de leurs esprits. Elle tenait à la main une sorte d’écran de paille dorée ; au milieu, s’encadrait la miniature d’un paysage : sapins, ruines, rayon de lune éclairant un Écossais de Walter Scott qui, la claymore en travers de ses genoux, rêvait assis au bord de l’abîme. Interrogée par Édouard sur les motifs de son ironie envers tous, elle n’hésita point à répondre que l’agitation vaniteuse des hommes lui semblait risible devant l’impénétrabilité des desseins providentiels par quoi tout se mène ici-bas. Elle soutint fort pertinemment la discussion. Les dominicaines l’avaient nourrie du pyrrhonisme de Pascal, et la jolie raisonneuse pariait subtilement pour Dieu, après avoir abusé d’aphorismes tels que : « Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au delà ! » Certes, son bagage était petit, et sa logique sautillante, mais elle n’en étonnait pas moins les causeurs habitués aux timides fadaises des autres jeunes personnes. Autour d’elle, un cercle se forma de personnages élégants qui hochaient la tête, souriaient, et secouaient par des pichenettes leurs jabots. Au moment où elle recueillait l’hommage de plusieurs propos élogieux, l’oncle Augustin pénétra dans le cercle. Il était haut et superbe dans son uniforme de général, fleuri d’or, sous les croix de Saint-Louis et de la Légion d’honneur. Une mince épée au long de ses bas blancs, de sa culotte blanche, semblait un joyau de parade. Il baisa cérémonieusement la main de sa nièce, et cette attention de galanterie, au centre d’un groupe nombreux, la fit rougir, comblée d’orgueil.

― Je vois, ma nièce, après l’avoir entendu dire partout, que « vous soutenez aisément l’honneur du nom !… » assura-t-il sur un ton mi-plaisant et mi-sérieux.

Ensuite il posa la main sur l’épaule d’Omer, qu’il avait à peine revu deux ou trois fois depuis la première communion, et l’entraîna dans une pièce à l’écart, lui parla gravement de son chagrin : la mort de sa femme, cette belle Malvina, si brusquement disparue.

― Je considère comme un devoir essentiel de vous continuer l’affection qu’elle vous portait ; et soyez sûr, mon cher neveu, que je n’y faillirai pas. J’ai promis à votre père mourant de servir votre destinée, comme celle de votre sœur : une promesse faite sous les feux des canons ennemis ne s’oublie pas. Je vous le prouverai… J’aime votre air et votre allure. Ne vous embarrassez pas trop de ce que nous vous exhortons à souffrir la tonsure, le comte et moi. Quelques années vous séparent de la résolution définitive. On verra bien à ce moment-là. Le mieux est de ne contrecarrer personne, en évitant de vous rebeller à l’avance. Venez chez moi je vous prêterai des livres, ceux de la générale… Le capitaine Lyrisse a dû me desservir auprès de vous ; j’aimerais dissiper d’abord le malentendu… Sachez qu’en 1814 nous ne passâmes point à l’ennemi. C’est une atroce calomnie. En quittant, derrière les troupes de Marmont, le camp d’Essonnes, nous pensions nous réunir autour de Bernadotte, puisque nous n’avions pu le faire autour de Malet, ni de Moreau que nos amis politiques et les chefs de nos associations militaires recommandaient… Je vous expliquerai cela plus en détail… Nous obéissions à des ordres respectables. Il n’y eut là ni vilenie, ni trahison. On nous a trompés… Talleyrand nous a trahis. Il abusait Alexandre en ménageant aux bourbons un retour impromptu… fallait-il mettre la France à feu et à sang ? Les maux de la guerre étaient immenses déjà… mais, quand Napoléon eut débarqué de l’île d’Elbe, nous revînmes à lui. Le monarque imposé par les forces étrangères n’avait point tenu les promesses de la charte libérale. Nous étions dégagés par là de notre parole… Waterloo fut la fin d’un duel entre les deux principes. Le vaincu doit se soumettre. Si on l’observe, la charte, en somme, consacre les principales libertés acquises aux droits de l’homme… nous savons, le comte et moi, que vous possédez, à près de seize ans, une sensibilité vive et des dispositions pour méditer… ne gâchez pas votre esprit dans des luttes inutiles où vous êtes assuré de vous perdre, comme ce pauvre Edme Lyrisse dont nous avons eu tant de peine à protéger la fuite.., à sauver la tête. Il faut apprendre à se résigner aux faits voyez-vous, mon cher : c’est tout simplement puéril de combattre la réalité. Seul, le chien enragé mord du fer. La nation s’accoutume à la royauté. Voilà le certain. La puissance vous appartiendra si vous ne contrariez pas l’assentiment général. Qu’importe la houlette dont se sert le berger pour conduire le troupeau ? Le principal est de conduire le troupeau. L’oncle Augustin frappa l’épaule de son neveu en riant. De la cimaise au plafond une glace reflétait le veuf : les cheveux grisonnants ne vieillissaient point son visage mince, roide, un peu hâlé par les soleils et les pluies des étapes, tout éclairci par les yeux petits et profonds sous l’arcade sourcilière. Il se tenait fort droit, les jambes unies, une main à la dragonne de son épée ; l’autre se plut à flatter l’épaule d’Omer, qui commençait de croire à la bonhomie philosophique du général. ― allez, allez, mon enfant, ― répétait l’oncle Augustin, ― la multitude ne vaut rien. Sans chefs, la masse se désagrège et retourne vite à l’animalité. J’ai vu ça de près en Russie pendant la retraite… Quand les officiers supérieurs eurent perdu tout prestige, nos soldats se pillaient, s’assassinaient, achevaient les faibles pour leur voler la part de butin. Certains jours, je me suis cru à une de ces époques reculées dont parlent les savants ; et il me semblait, me rappelant ma vie antérieure, que j’avais rêvé une période future et fabuleuse, un âge d’or…

Omer aussi gardait à la mémoire le spectacle de la foule en liesse sur l’esplanade des Invalides et la vision du vieil ouvrier qui, jacobin sans doute, trente ans plus tôt, avait acclamé la Convention, et maintenant, en gratitude de son ivresse, acclamait le roi.

À son épaule, la main de l’oncle était fraternelle ; À son oreille, la voix s’insinuait, sceptique, sincère, désenchantée, camarade. Le jeune homme se félicitait de paraître en frac, le poing dans le jabot, près du parent magnifique, qui se donnait la peine de le séduire. On souriait de les voir en confidences. Alors s’approchèrent des hommes en habit de cour fleuri d’argent, en habit d’académicien fleuri de soie verte, en uniformes blancs d’infanterie ; puis des suisses rouges, des gardes du corps bleus, un prélat en soutane violette. Le général les saluait brièvement, présentait le fils de son frère, qu’il n’avait point revu depuis des années, et marquait, en s’excusant, le souci de s’entretenir avec lui seul. Les mines légèrement surprises et vexées de ces potentats ne furent pas sans contribuer à rendre l’oncle plus chérissable.

Cependant Omer défendit ses opinions ; il voulut ne point sembler faible et versatile : tourner trop brusquement la voile au vent nouveau eût été nuisible. Sans combattre les avis insidieux de son parent, il résuma les convictions du bisaïeul et du capitaine, puis déclara s’y tenir en son for intérieur. Si l’on s’accordait à lui permettre de suivre concurremment, près la Faculté de Paris, les cours de théologie et de droit, il s’efforcerait assura-t-il, de prendre goût à la connaissance de Dieu ; car il n’entendait point se vouer à la prêtrise avant que d’avoir eu des raisons intelligentes de se déterminer. Il promit d’observer, jusqu’à cette heure décisive, la réserve d’un jeune homme bien pensant. Préparée à l’avance, et conforme aux sentiments de loyauté rigide alors en usage dans la littérature, cette réponse devait plaire. Le jeune homme y montrait de la franchise, de la dignité, et de la déférence envers les décisions de ses oncles. Aussi bien ne concédait-il point tout, et savait-il obtenir de vivre, étudiant, à Paris, ce que désirait sa convoitise d’amours fréquentes et affranchies de surveillance. Le général y vit clair : il réprima deux sourires aimables et goguenards, lorsque Omer expliqua comment l’étude de la jurisprudence lui vaudrait une pension raisonnable de Caroline, et comment l’étude de la théologie lui vaudrait les subsides de sa mère.

Le bel homme ne le quittait pas et racontait ses campagnes, ses aventures, la passion charmante d’une pauvre vivandière qui l’avait, depuis la Bérésina jusqu’à Wilna, ramené dans sa carriole parce qu’il ne pouvait mouvoir son pied gelé, parce qu’il souffrait horriblement aux deux doigts de la main gauche entamés par un sabre cosaque. Il se déganta pour les faire voir, courbés à la première phalange, recroquevillés sur la paume, annelés de cicatrices. Ensuite il dénigra la profession des armes, et la servitude de la discipline. Au contraire, les prélats entourés de la vénération publique, majestueusement logés dans les édifices épiscopaux, ayant pour amies les jeunes veuves que consolent la dévotion et le confesseur, vêtus de riches costumes et servis par des bedeaux proprets dans la vaisselle plate, ces gens-là lui avaient toujours paru les plus heureux des mortels. Tous les avantages que donne la gloire d’un haut commandement militaire, tous ceux qu’obtient la réputation d’un ministre en faveur, les évêques en profitaient sans connaître les fatigues effroyables de la guerre, ni les craintes perpétuelles de déchéance politique. Il leur suffisait de traduire Horace en vers blancs, et de le mettre en action. Le général décrivit quelle curieuse petite maison, aménagée pour les joies sensuelles il avait découverte, durant la campagne de Wagram, dans le parc d’un chanoine, en Bohême.

Écoutant ces récits, Omer retrouva les plaisirs mêmes que lui avait appris le capitaine Lyrisse. Plus de distinction véritable et plus de finesse paraient le langage maintenu au ton discret de l’aveu. La camaraderie de l’oncle Augustin initiait à tout autre chose qu’à l’enthousiasme furieux du demi-solde. On y sentait une manière supérieure de juger les vertus des hommes et leurs vices, non pas comme le censeur qui condamne brutalement ou bien approuve bruyamment, mais comme le spectateur perspicace des obligations qu’imposent à chacun ses instincts passionnés, ses orgueils ambitieux, ses intérêts chers. Le capitaine voyait la vie comme une page nettement divisée en deux colonnes, l’une renfermant tout le beau, l’autre tout le laid. Le général y apercevait mille divisions et subdivisions teintées différemment, dont les limites se mêlaient comme celles des zones colorées de l’arc-en-ciel. En chaque vice, il signalait une énergie louable ; en chaque vertu, une défaillance nécessaire et fâcheuse ; puis souriait de l’un et de l’autre, drôlement. L’arrogance du comte lui était étrangère. Il s’en moqua d’ailleurs comme d’une naïveté, puis la vanta comme un moyen de contraindre la sottise des petites gens au respect du savoir et de la puissance, sans lesquels ils iraient aux délires révolutionnaires, à l’anarchie et à la sauvagerie des Septembriseurs. Chez ce soldat qui avait aussi gagné ses grades, l’arme au poing, à travers tous les champs d’Europe, Omer retrouvait le même dégoût de la mort, de la lutte et du sang, que sa mère affirmait en se vouant à la douceur du Christ. Le général évoquait les scènes de carnage avec honte et mépris, n’y insistait point, les oubliait aussitôt, détournait la tête et changeait de conversation.

Un valet présenta, sur un plateau, vingt tasses épaisses portant chacune, à leur panse dorée le médaillon d’une bataille différente et très finement peinte. Le général but dans celle qui représentait Jeanne D’Arc à l’assaut d’Orléans ; le neveu prit celle ornée par le combat des Pyramides, que dirigeait un Bonaparte ascétique sur un cheval blanc dont le galop foulait des Turcs à terre. Un nom d’artiste célèbre signait chaque miniature. L’oncle Augustin approuva le luxe du service ; et ils allèrent ensemble par l’hôtel en fête, bruissant de robes et cliquetant de joyaux pendus aux bracelets des femmes. Par une fenêtre, Omer compta les voitures qui tournaient à la file dans la cour carrée vêtue de lierre, et déposaient les visiteurs au perron d’angle, parmi l’essaim des laquais en culottes et en lourd habit brun chamarré d’argent le long des coutures. Les équipages repartaient ensuite, franchissaient la seconde issue ouverte dans le faubourg Saint-Honoré ; les galons des cochers s’illuminaient au passage sous les grosses lanternes du fronton. Alors d’autres calèches entraient par la première porte, selon le geste du suisse, en chapeau à plumes, qui commandait les évolutions.

De cette fenêtre à celle ouverte sur le jardin qui contournait la pièce d’eau, une ancienne galerie des glaces traversait la longueur de l’hôtel. Spacieuse, elle brillait de tout le vernis miroitant sur les boiseries neuves, les chaises à dossiers ogivaux, les cathèdres sculptées, les tabourets gothiques, les bahuts monumentaux élevant jusqu’aux poutres du plafond, les lueurs bleuâtres de vases en faïence d’Arras, de Delft et de Rouen. Sur la cimaise, toute une série d’émaux limousins offraient les figures violâtres et jaunes de reîtres, de mignons et de ligueurs aux moustaches troussées, qu’avaient été les Praxi-Blassans du xvie siècle. Fantômes d’airain, leurs armures simples, ternes et trapues occupaient des angles. Le triomphe de Flore historiait l’espace d’une haute tapisserie : là se pressaient des héros grecs autour d’un char portant la déesse ; ses lèvres et ses yeux avaient pâli sous l’humidité du château provençal. À la place des hauts miroirs cintrés qui, vers 1810 et 1814, avaient ravi l’enfance d’Omer, plusieurs très grands tableaux, encadrés de chêne, représentaient, tantôt le trouvère à genoux devant la châtelaine qui lui met au front un baiser chaste ; tantôt le chevalier, dans sa cotte de mailles, mourant, le crucifix aux lèvres, tandis que pleure l’écuyer à genoux, et qu’au fond, entre les draperies relevées de la tente, caracolent les Sarrasins en fuite ; tantôt Saint Louis jugeant sous le chêne de Vincennes, un seigneur piteux accusé par un serf en guenilles pittoresques ; tantôt Jeanne D’Arc à cheval parmi des archanges brandissant leurs glaives de feu contre les Anglais ; tantôt Clémence Isaure distribuant les palmes aux troubadours et aux poètes en chausses azurées, gris-de-perle, orangées et roses. Sur chacune de ces toiles, se plissaient et ondoyaient cent gonfalons chargés d’armoiries.

― À la bonne heure ! Notre vieille France renaît ! ― déclara soudain près d’Omer une dame : son turban de gaze dardait les étincelles bleuâtres de gros diamants.

― Oui, oui, ― répondait un homme qui pirouetta sur ses talons comme s’ils eussent été rouges de nouveau. ― Voilà bien l’art que nous devons aimer, celui qui réveille tous les beaux sentiments d’autrefois… Si le régent et son Dubois n’avaient point permis toutes les nouveautés de leur temps… bien des catastrophes eussent été inconnues. ― et voyez, ― interrompit la dame, ― quelle noble figure l’artiste a su donner au roi saint Louis, quelle pureté et quelle noblesse dans le front, dans le regard, et quel air horrible a ce traître. ― je déplore que le comte ait cru devoir choisir une œuvre qui montre ce vilain accusant un homme né. C’est un triste exemple. Si on l’exposait dans un lieu public, cela rappellerait aux mauvais esprits la funeste époque du régicide. Ne vaut-il pas mieux, pour l’honneur de la France, oublier et faire oublier la folie sanglante de ces monstres ? ― en effet, baron, en effet… que ces trouvères ont des figures d’anges ! Est-ce exquis, divin, non pareil ! ― ah ! Madame, aux grands siècles de la royauté, les âmes étaient si belles qu’elles façonnaient du dedans l’extérieur des visages, et les arrangeaient à la perfection. ― eh bien, ― dit la dame, ― voilà une saine habitude à reprendre, car les hommes d’à présent me paraissent fort laids. ― hé ! Hé ! C’est que vous ne les voyez plus avec les illusions de la jeunesse… ― plaît-il ? L’impertinent avait disparu, et la dame, toute rouge, haussait les épaules, s’éventait. Le général Héricourt sourit à son neveu. Ils se glissèrent parmi les groupes en extase près des toiles, ou bien admirant les panoplies. ― si nous joignions votre sœur ? ― proposa-t-il. ― je n’ai pas moins d’affection pour elle que je n’en ai pour vous. On ne peut être plus avenante ni plus spirituelle, ni de meilleur ton. Elle a de l’enjouement et point de licence ; sa dévotion badine agréablement ; et cette manière de railler, au nom du Christ est une piquante nouveauté. Je veux lui remettre une bagatelle que portait la générale. Qu’en pensez-vous ?

Il tira de son jabot un étroit collier à deux rangs, l’un de rubis, l’autre de turquoises. La valeur des pierres était d’importance. Omer se récria, quelque peu mordu de jalousie ; mais l’oncle lui remit une montre en or, plate comme un écu, munie d’un cadran d’argent moiré, et suspendue à un ruban de breloques, lesquelles comptaient deux têtes chinoises, taillées dans l’ambre, un cachet de cornaline à chiffre, et, sur un cabochon d’émeraude, les signes d’un talisman oriental. L’émeraude ne le cédait pas en valeur aux rubis du collier.

La joie de la possession rendit d’abord Omer silencieux. Il examinait la pierre translucide, au feu des bougies plantées en buissons dans les torchères. L’air de richesse qu’elle ajoutait à sa personne le transformerait devant les femmes. Il se promit des allures princières, négligemment hautaines, qui exciteraient l’admiration. Tirer de sa poche cette montre, avec l’émeraude et une poignée de louis pêle-mêle, vers l’instant de payer la note du restaurateur, ce geste lui parût fastueux. Il y pensait encore, quand les exclamations heureuses de sa sœur le surprirent. Elle soupesait rubis et turquoises. Le plaisir pétillait dans ses yeux. La nouvelle Denise, celle qui n’était plus une sœur gamine et taquine, mais une beauté tout étrangère, lui apparut alors, couronnée de roses et de cheveux bruns en nattes, large d’épaules, haute de taille, sur des jambes de chasseresse. Ses dents éblouirent cependant qu’elle disait son bonheur, qu’elle attachait les joyaux à son cou fort et candide.

Le général lui offrit le bras pour la conduire jusqu’aux miroirs. Elle s’appuya contre l’épaule, sorte de caresse de tout le corps reconnaissant. Choqué, le frère regarda sourire Édouard de telle manière que la face semblait celle d’un crâne ; une pâleur verdâtre abîma le visage de l’adolescent amoureux.

― Quel superbe cadeau d’oncle à nièce, de père à fille ! s’empressa de dire Omer, pour calmer cette peine affreuse. Je connaissais peu mon oncle Augustin. Son esprit est excellent. Il tient la promesse faite à notre père : c’est bien naturel ; mais il aurait pu y mettre moins de générosité.

― Il aime l’ostentation, ― répondit Édouard qui reprenait difficilement haleine ; et je n’approuve pas qu’une jeune fille porte de pareils bijoux.

Denise revint enchantée :

― Vois, Édouard, combien cela me sied. Voilà qui va m’aider à tenir notre rang auprès du monde. Fi ! la longue mine ! Réjouissez-vous donc. Allez-vous blâmer mon plaisir ?… N’ayez crainte, je ne les mettrai point avant que d’être mariée, sauf pour ce soir… Approchez. Donnez votre main. Touchez-là, monsieur. Vous tremblez ? Ma nouvelle richesse vous étonne-t-elle à ce point ? Remerciez Dieu de me voir si plaisante, alors !… Je suis un don de la Providence… Priez afin que je ne disparaisse point à la façon des saintes qui ne font que luire une seconde dans la cellule des bienheureux…

Et de continuer la plaisanterie. Édouard raffermit sa contenance ; il lui servit à propos quelques ripostes. Le général observait leur manège. Soudain Denise le rappela poliment et lui demanda s’il recevait des nouvelles de ses commerces à Java. Des établissements lointains, en colonies hollandaises, constituaient le legs de l’épouse défunte. Veuve de leur fondateur puis remariée avec Augustin, elle en avait confié la régie aux Héricourt de Dunkerque, armateurs et corsaires. Ceux-ci avaient été pris sur l’Océan par les Anglais avec leur corvette la Belle Ariadne. Mais la frégate où ils étaient captifs, pourchassée par deux navires français, dut fuir d’escale en escale jusqu’à Surate. Là les prisonniers ne purent quitter les pontons avant 1816… À leur libération, l’un des frères mourut de la peste. Épuisé par les fièvres, vieux déjà, Joseph, le survivant, ne pensa point à risquer seul le long périple du voyage par le Cap. Il gagna les établissements javanais de sa nièce, y rétablit l’ordre des affaires. Depuis, il y demeurait, annonçant de mois en mois un retour qui ne s’effectuait point, mais expédiant des lettres de change toujours plus considérables.

En causant, Denise s’inquiéta de ces revenus. La prestigieuse générale leur avait dû ses équipages célèbres dans Paris, ses vitchouras de fourrures rares, un luxe perpétuellement renouvelé. Sur les manies du parent, l’oncle Augustin savait mille drôleries narrées par les capitaines de navires qui lui apportaient les commissions de Joseph. En mémoire de son frère, qui adorait ces sortes de bêtes, le solitaire élevait plusieurs centaines de perruches dans les volières de ses jardins. Il les éduquait afin qu’elles répétassent indéfiniment cette plainte et cette menace : « Ah ! ah ! ah ! le pauvre frère ! Il est mort… mort… Mort à l’Angleterre ! »

Le conte fit rire, parmi d’autres semblables. Obstinément Denise questionna sur les mérites administratifs du vieux corsaire. Alors le général Héricourt cita des sommes :

― Tant que ça ! tant que ça ! ― faisait la jeune fille en balançant sa jolie tête devenue fort grave.

― Mon dieu, oui : de quoi vous offrir, ma chère, quelques colliers et quelques autres petites satisfactions. Tout cela vous appartient, puisque je n’ai pas d’enfant.

― Mais si vous vous remariez ?… Ah !

Et une anxiété très vive se masqua fort mal sous l’aspect de l’enjouement.

― Hé ! ― fit le général. ― je ne suis plus très jeune. tes de belle taille et de figure noble, vous êtes un héros : général à moins de quarante ans ! Quelle femme, quelle fille n’aimerait se montrer à votre bras ?… ah ! ça vous arrivera, monsieur le veuf, ça vous arrivera… j’ai bien peur que vous ne soyez une mauvaise caution pour mes colliers. Elle se laissa rire, puis imita la moue penaude d’une écolière privée de cerises. Ce dont chacun se réjouit, même le comte de Praxi-Blassans qui vint écouter, la tabatière à la main, et la prise au pouce. Son menton osseux avançait sous le profil à perruque. Son squelette large, mais sans chair, remplissait l’habit sombre de la pairie, et le gilet de moire blanche que traversait le cordon bleu ; ses jambes sèches piétinaient impatiemment. Désireux de détourner les propos, l’oncle Augustin lui communiqua les idées d’Omer, et ses intentions d’étudier la théologie. Le général offrait au jeune homme un appartement dans son hôtel ; tout s’arrangerait. ― fort bien ! Fort bien ! ― approuva le tuteur qui renforçait par impertinence son accent nasillard. ― vous désirez donc qu’il reste à Paris ? Ma foi, j’y consentirais… j’aime autant le voir hors du collège et le tenir de près. Mais il faut qu’il gagne cela… soyez bachelier, monsieur mon neveu, d’abord. Deux mois suffisent pour préparer l’examen. Il n’y a point d’exemple qu’un bon élève, sur la fin de ses humanités, n’ait pu brûler les dernières étapes. Le père Ronsin me trouvera quelque précepteur actif. Mettez-vous au travail dès demain, s’il vous plaît… Denise vous surveillerez votre frère. Omer était trop content de se prévoir à Paris, étudiant bientôt, logé chez le général, avec la double pension de Caroline et de sa mère, pour objecter quoi que ce fût aux ordres du comte. Il saisit le bras d’édouard, lui énuméra les plaisirs de ses projets. La fête lui sembla brillante. Il aspira l’odeur des femmes. Il flaira les nuques décolletées ; il frôla les épaules nues, se fit présenter aux jolis visages et aux rires clairs, se plut dans les glaces : il s’y contemplait, en frac sombre, de couleur ecclésiastique, en cravate blanche soutenant sa figure pâle ; elle était, ce soir-là, presque débarrassée des rougeurs et des minuscules furoncles qui gâtaient le front à l’ordinaire.

― Pourquoi es-tu morose ? ― demandait-il à Édouard, dans un coin. ― Tu as, sais-tu bien, un singulier caractère ! J’entends M. De Blacas vanter l’agrément de tes propos et la sûreté de tes citations grecques. Tu étonnes les membres de l’Institut par ton aisance à leur rappeler une période philosophique de Quintilien… Ton père est au comble des honneurs et jouit de la plus grande autorité. Vois ta mère exquise, et sa jolie tristesse. Vois ma sœur : elle est vraiment si belle que je m’en aperçois. Elle t’appelle… Tu fronces le sourcil. Serais-tu jaloux ?… Quoi ?… Quoi ?… Jaloux de mon oncle !… toi, toi ! jaloux de ce vieux militaire à cheveux gris !… Tu veux rire !… Allons la retrouver. Mais ne te confesse pas : elle te criblerait de brocards…

― Je crois qu’elle préfère la richesse et les honneurs à l’amour.

― Comment pourrait-elle ne pas marquer de la gratitude à un oncle si généreux, si bon ?

― Ah ! Fichtre, toi de même, toi de même tu succombes !… Ah ! ah ! L’émeraude est d’un bon prix !

― Tais-toi…, tu perds la raison !…

Édouard se rua dans un corridor, y disparut.

« J’avertirai Denise », pensa le frère. Il la chercha. La chaise de la jeune fille était vacante, et il n’aperçut pas le général.

Dans le temps qu’il avait employé à l’apaisement d’Édouard, l’oncle et la nièce avaient sans doute quitté la galerie, parmi les groupes descendus au jardin qu’on illuminait. Omer suivit une robe écossaise enguirlandée de roses, barrée de rouleaux en satin blanc, piquée de choux incarnadins. Des galants, brodés d’or et de soie violette à l’habit, rivalisaient au son des madrigaux. On s’arrêta devant un donjon de bronze où tournaient les heures d’une petite pendule ; au pied, sur l’assise de rocs, un page rêvait, le menton dans sa main. ― quelle poésie ! ― s’écria la dame aux choux incarnadins. ― quel pittoresque ! Ne lit-on pas au front de ce bel enfant ses pensées les plus secrètes ? ― à quoi estimez-vous qu’il songe, marquis ? ― il met en balance le devoir qui l’appelle à servir son roi, et la passion qui le retient aux pieds de sa châtelaine. Le devoir et la passion luttent dans son cœur. Le devoir triomphera, parce que l’enfant est noble et français… c’est l’histoire de toute la vie : aussi l’artisan de cet objet sait-il nous émouvoir. Tous nos sentiments sacrés se réveillent en nous, les sentiments de nos aïeux, ceux qui fondent la race sur ces deux assises : les devoirs envers le roi, et la galanterie envers les dames, par le moyen de qui la providence allège les douleurs humaines… l’ambition d’Omer, un instant, souhaita d’être ce page de bronze. On descendit les vingt-cinq marches de l’escalier, entre les balustres de pierre, les hauts vases de fonte. Dans les falbalas de feuilles lourdes, mille feux semblaient de gros fruits suspendus aux branches des marronniers. La gerbe du bassin retombait en étincelles, par-dessus les lampions multicolores et flottant à la surface. Quatre ifs flamboyaient aux quatre faces du bord rectangulaire. Le murmure des invités s’unit au bruissement des pas qui foulaient le sable. Des compagnies s’enfonçaient dans l’obscur des charmilles. Par les interstices des feuillages, mille rayons éclairaient les froissures de satin, un chatoiement de soie cambrée au creux d’une taille, les ors d’un habit voûté sur les épaules osseuses, les nuances des tulles s’envolant à la suite de démarches légères. Tel visage glabre, dur et pensif, se révéla, passant contre les mollets en marbre de Diane.

À l’écart, dans l’ombre d’un berceau de chèvrefeuille, le jeune homme cherchait le banc de pierre. Un couple y conversait. À ce moment, un bras jeune, ganté jusqu’au coude, sortit du noir, et doucement s’appuya sur le genou d’une culotte blanche que prolongeaient deux longues jambes musculeuses, croisées. Omer douta s’il reconnaissait les escarpins du général et leurs boucles de vermeil. C’était bien le geste de sa sœur qui s’alanguissait ainsi ; c’étaient sa main, l’écran de paille dorée à miniature de paysage, et le mouchoir de dentelle blonde. Comment Denise oubliait-elle autant la bienséance ? Il voulut paraître, et les surprendre en cette attitude trop familière. Mais il redouta de se tromper sur leurs véritables intentions et de laisser voir un trouble intempestif, car il sentit la chaleur du sang monter à son visage indigné. Alors il se détourna. Denise risquait de perdre Édouard, pour plaire au général ! En tout cas, elle ignorait les convenances. Une vierge ne devait pas poser la main sur le genou d’un homme, fût-il son oncle. Et toute la rancune d’enfance ressuscita qu’il nourrissait à l’égard de la moqueuse, de ses dédains, de son empressement à fréquenter la noblesse, de l’égoïsme qu’elle ne dissimulait guère en l’obligeant à la prêtrise pour obtenir le mariage aristocratique avec Édouard De Praxi-Blassans.

« Contre un bijou elle prête sa caresse. Elle a des instincts de courtisane ; des instincts qu’elle ne comprend pas, certainement, mais elle les a. Et ne comprend-elle pas qu’elle donne du plaisir en frôlant un homme de son bras ? Heureusement, le général semble un cœur loyal, incapable de profiter de cette innocence… »

Omer ne goûta plus la fête. Il attendit impatiemment le départ de tous, pour rejoindre Denise à part et lui reprocher cette grave inconséquence. La jeune fille nia l’attitude sans hésiter. Ensuite elle recourut aux larmes, protestant que son frère l’insultait, invoquant les saintes. Elle finit par se réfugier au fond de son appartement. Tombée sur le prie-Dieu, dans une posture théâtrale, elle supplia le Sauveur de pardonner à un frère qui la calomniait, et menaça de se plaindre au comte, dès le lendemain. Omer se retira. Il l’avait vue très nettement au jardin. Elle mentait. Donc elle n’ignorait pas son tort. Donc tout était pire que les appréhensions mêmes.

La querelle avait été vive, courte, conduite à voix basse et vite terminée par l’explosion de sanglots, par la peur d’attirer la tante Aurélie ou Delphine hors des appartements contigus. Le frère ne se représenta bien les détails de cet instant que dans sa chambre, celle même qu’avait habitée son père, avant le départ pour la campagne de Hohenlinden. Les évocations de cette circonstance augmentaient sa colère. Dans la nuit, il ne pouvait abolir l’image de sa sœur haineuse et folle, la bouche furibonde, jusqu’où des larmes de rage rebondissaient au long des joues en feu. La fille du colonel Héricourt pouvait donc s’oublier ainsi ! Ce qu’elle osait avec un oncle, hésiterait-elle à l’oser avec un autre ? Les craintes d’Édouard se justifiaient. Et elle ne pliait pas ; elle ne se repentait pas, elle mentait ; elle accusait elle-même, perfide, mauvaise, odieuse. Il résolut d’écrire à sa mère le lendemain.

Ses idées ne franchirent pas ce cercle. Elles se lassèrent enfin. Il s’endormit dans la fièvre de rêves confus.

Au réveil, derrière la camériste qui déposa le déjeuner sur un guéridon et s’en fut, la tante Aurélie entrait dans la chambre. Elle s’assit :

― Enfin je t’ai près de moi. Tu restes à Paris. Dieu soit loué !…

Elle trancha les citrons qu’on avait apportés pour elle, et, commentant la fête de la veille, elle comprimait les zestes du même mouvement qu’il lui avait toujours connu : elle arrondissait les bras, elle relevait les doigts auriculaires tout arqués au-dessus de la tasse d’argent pleine de laitage et d’œufs battus.

― Il y a vingt ans, ton père, ici, me racontait ses espérances. Voilà ses deux pistolets de hussard pendus encore aux côtés de la gravure. J’entends sa voix lorsque tu parles ; et comme lui, tu fais la lippe avec ta lèvre inférieure si tu n’es pas content… Embrasse-moi,… mon petit Omer !… Quel malheur que je n’aie plus l’uniforme de hussard ! Je suis sûre qu’il s’ajusterait à ta belle taille…

Au milieu du visage fané par la quarantaine, et légèrement ridé vers les tempes, vers les coins de la bouche pâle, de charmants yeux tendres guettaient Omer. Elle demeurait fluette, gracieuse, en agitant de ses gestes le canezou de satin vert à nœuds cerise, et les manches de malines. Parfois, elle ordonnait les rouleaux de ses cheveux pailletés d’argent, avec une main de fillette.

― Si, si, tu demeureras, ― reprit-elle. ― L’examen ?… La belle affaire !… J’en toucherai deux mots au Père Ronsin. Il doit recommander Édouard à la Sorbonne. Pour un élève en théologie, pour mon neveu, il ne fera pas moins. Vous serez admis ensemble. Travaille bien, seulement, ces deux mois ; et si le comte te mène rue du bac aujourd’hui, tâche de plaire à ces messieurs. Le reste m’appartient. Tu ne retourneras pas chez les pères de Saint-Acheul : je le jure. Quand le père Ronsin protège un candidat, il faudrait qu’il fût benêt pour ne pas obtenir, en toutes matières, des boules blanches. Elle chassa les miettes de sa robe, en rejetant de même, hors de son esprit, les difficultés. Jusqu’à ses lèvres elle porta la tasse d’argent et but avec lenteur. Quand elle eut fini, elle fut ouvrir un placard dans la boiserie grise. C’était une bibliothèque. Quelques ouvrages furent nommés dont elle recommanda la lecture. ― c’est ici que je viens passer mon loisir, en compagnie de mes chers poètes, ― ajouta-t-elle. ― je me crois rajeunie de vingt ans alors. Dans cette chambre on n’entend rien du bruit de la maison… je m’y oublie au cours de matinées entières… ce tome fatigué, combien de fois je l’ai vu dans les mains de ton père, quand les peines du travail plissaient son front ! C’était un manuel de cavalerie chargé de notes marginales ; le jeune homme salua pieusement l’écriture du colonel Héricourt. L’application à l’étude et les divers talents du mort prêtèrent à la tante Aurélie un sujet de louanges. Pour exemple, elle montra dans un autre placard intérieurement tendu de velours, un cadre ovale de vieux bois doré. Le pastel représentait une pauvre fillette blonde, assise contre un mur, les jambes en bas bleus. Son visage imprécis n’avait rien de remarquable, sauf l’expression angoissée de grands yeux clairs, à l’abri de cils sombres, et celle affreusement douloureuse, de la bouche. ― je connais ces yeux-là… ― devine !… ― ceux de ma sœur… c’est comme un portrait de ma sœur… ― c’

— C’est l’image d’une fille bavaroise que ton père aima, dans une aventure de guerre, plusieurs années avant son mariage.

― Denise lui ressemble singulièrement.

― Denise a les yeux de sa mère, qui fut choisie peut-être pour son regard pareil à celui de l’étrangère… Ne dis jamais à Virginie, du moins, que je t’ai confié cela !

Étonné, le fils promit. Tante Aurélie demeura sans parler quelques minutes. Par vénération pour la mémoire du colonel, il n’osa l’interroger. Vouloir connaître les faiblesses du défunt, cela lui parut outrager le tombeau. La comtesse le regarda, et, par le langage de ses yeux tendres, de ses soupirs, lui fit un récit muet qu’il comprit mal. À ce moment, il remarqua le René de Chateaubriand sur un précieux guéridon incrusté de malachite, d’onyx, de jade et de lapis-lazuli, fragments polis, bien ajustés. Dans la reliure de maroquin vert, à titre d’argent, le volume, plein de signets divers par les couleurs, reposait proche le sofa recouvert de coussins jaunes, où la dame avait coutume, disait-elle, de s’étendre. Omer ignorait le texte de l’œuvre célèbre, mais Édouard lui en avait appris le sujet : l’amour fatal d’un frère et d’une sœur. Le fils chassa cette pensée. Certainement il ne devinait rien d’exact. La comtesse exhala quelques soupirs douloureux et rompit le silence. Elle pria son neveu d’admirer une sépia. Toute petite, Delphine y paraissait sous la forme d’un angelot joufflu, entre deux ailes à la gouache… Mais alors, un domestique frappa :

― M. Le comte prie monsieur de se rendre auprès de lui.

Et la tante Aurélie se retira pour laisser le jeune homme à sa toilette. Omer appréhenda que Denise l’eût calomnié. Quelles réprimandes colériques allaient remplir cette entrevue ? Il se roidit en sa loyauté. Il affirmerait respectueusement, mais sans fléchir. La peur qu’inspirait le despotisme du comte ne se calma point durant ces résolutions. Le jeune homme n’avait pas reconquis l’aisance de respirer en mesure, quand la porte de la bibliothèque se referma derrière son dos. Dans la salle aux lambris bruns et aux tables contournées devant lesquelles écrivaient deux vieillards minables et deux petits clercs malingres, M. De Praxi-Blassans développait un portefeuille de cuir rouge ; il y classa des minutes diplomatiques.

― Je vous donne le bonjour ! ― cria-t-il. ― Patientez-là, je vous prie…

Plusieurs minutes s’écoulèrent. Le comte grommelait. Une pièce était perdue. Il gourmanda l’un des vieillards, qui lui répondit d’ailleurs aigrement :

― Si monsieur le comte m’avait remis le protocole, il y aurait mention de cette remise sur le reçu que je lui signe chaque fois.

Puis l’homme se moucha sans discrétion dans un lambeau bleu sali de tabac, et qu’il roula méthodiquement pour l’enfouir aux profondeurs de sa redingote usée. Le comte se démena entre des cartonniers qu’il ouvrit l’un après l’autre, au moyen d’une clé de son trousseau. Il portait ce matin-là, un habit et un gilet rougeâtre, des guêtres de toile bise à boutons de nacre qui lui montaient aux genoux.

― Sa majesté m’envoie à Vienne et à Vérone… Je pars tout à l’heure. Omer, il me reste bien peu de temps pour vos affaires. Enfin… Allons rue du Bac. Je vous présenterai. Faites en sorte d’être convenable. Vous n’omettrez point de reconnaître le cardinal Castiglioni, s’il vous regarde. Je n’aime pas votre timidité ni votre air de carême-prenant. Un cardinal est un homme pareil à vous et moi. Vos marques de déférences s’adressent à l’Église, qu’il représente, non pas à l’individu, qui est le pire faquin. Donnez-lui la révérence, mais houspillez-le de vos intérêts. Il me doit assez de chandelles, parbleu !… Où est la dépêche de lord Castlereagh, Monsieur Gagneur ? Avez-vous aussi égaré la dépêche ? Non ? Je rends grâces au ciel et à votre obligeance, par ma foi ?… Monsieur Octave, avez-vous rédigé la pétition de mon neveu… Voici votre pétition pour le titre de probationnaire… Vous la présenterez proprement sur votre chapeau, quand je vous mènerai devers le fauteuil du Père Ronsin. Dégourdissez votre langue, monsieur. Vous restez muet comme une carpe… Préparez des phrases. Récitez-les mentalement… On m’a vanté votre élocution. Vous ne m’en encombrez point céans… Voyons l’heure… Je n’ai pas de loisir… Boutonnez votre habit. Vous n’avez pas tournure d’ecclésiastique, mais de petit-maître. Serrez votre cravate et rentrez-moi ce jabot. Je n’aime pas que vous alliez en pantalon. C’est la mode nouvelle, mais une mode bonne pour le commun, et qu’on verra promptement disparaître de la société… Il faut garder ces façons pour la chambre. Allez mettre une culotte et revenez ici partager ma collation.

À ces mots, il mena son neveu dans le cabinet aux médailles. En des écrins écarlates, ces effigies perpétuaient, sous maintes vitrines, les physionomies d’empereurs byzantins coiffés de pendeloques et tenant le monde sur la dextre. Le maître d’hôtel apportait le plateau couvert d’une cloche d’argent, qu’il déposa sur un guéridon. Quand le jeune homme se présenta en culottes et en souliers lacés, il trouva le comte achevant de manger son omelette à la cuiller. On leur servit la volaille froide, puis la confiture de coings, sans que l’hôte permît une parole. Un signe de sa main interrompit la première question. Le laquais versa plusieurs verres d’eau, que le vieil homme but d’un trait chacun. On descendit dans la cour. L’attelage attendait, devant l’énorme voiture haut suspendue, avec un siège drapé de vert sombre ; c’était le trône d’un gras automédon, poudré, sous les cornes du chapeau en bataille.

La portière claquée, le chasseur juché debout à l’arrière, le porche franchi, M. De Praxi-Blassans recommença d’émettre ses instructions.

― Vous savez, je suppose, que Sa Majesté fait partie de la Congrégation, et que M. Le comte d’Artois en est le membre le plus actif, que mon maître, le duc Mathieu de Montmorency (illustre dans le peuple pour avoir demandé l’abolition des privilèges le 4 août, erreur dont il est bien revenu, grâces à Dieu), en est le Préfet, que j’en suis le Vice-Préfet, qu’Alexis, marquis de Noailles, en est le lecteur, que d’autres personnes considérables occupent les dignités de Portier, de Sacristain, de Vice-Sacristain, de Secrétaire. Il importe que vous fassiez là vos débuts dans les affaires ecclésiastiques. On vous surveillera incessamment. Des gens inconnus de vous écriront à leurs supérieurs sur votre conduite particulière. Ne gênez point pour cela votre vie. Mais que vos fredaines soient discrètes et de bon genre. Rien ne vous nuirait plus que cette humilité des actes qu’on vous prêchera. Si l’on vous contraint à des manières respectueuses, feignez de le souffrir difficilement. Si l’on vous commande, obtempérez aussitôt ; mais, le devoir accompli, ne manquez pas d’avancer quelques critiques arrogantes. Votre origine roturière vous condamnerait à l’insolence de ce monde, si vous ne preniez d’abord l’air d’être déçu par sa médiocrité réelle, après en avoir attendu d’éblouissantes lumières. Acceptez le joug, mais faites paraître que vous le savez porter, la tête droite.

« Le hasard exige que j’aille courir en Autriche et en Lombardie, avec notre plénipotentiaire. Le général Héricourt vous conseillera. Il est bon que vous logiez en son hôtel dès demain, puisqu’il vous l’offre. Ayez dehors un autre gîte, afin de ne dépendre de lui qu’en ce qui nous conviendra. Aussi bien est-il préférable qu’un jeune gentilhomme ait son chez soi. Émile vous donnera, pour le décorer, ses gravures de chevaux. Passez au manège les heures que vous déroberez à l’étude. Que tout, dans vos occupations, donne aux jésuites la crainte de vous perdre, cependant que vous leur marquerez, par des travaux que je ferai composer et des renseignements que je vous transmettrai, votre goût de les servir en homme de talent qui exige une réciprocité d’égards et d’aide.

« Recevez autant de dames qu’il vous plaira ; n’en visitez aucune, car elles ont des familiers dangereux. Fuyez toute intrigue qui laisserait croire à la possibilité de vous mener grâce à l’intermédiaire d’une maîtresse… Mon secrétaire, M. Gagneur, vous fera remettre, assez souvent, un billet parfumé. Enfermez-vous soigneusement pour l’ouvrir. Écartez les domestiques, les filles et les amis. Le message contiendra quelque indication de rendez-vous. Rompez en miettes le cachet de cire ; dépliez la petite boulette qui s’en échappera. Vous y prendrez connaissance, à la loupe, d’avertissements politiques que vous communiquerez au Père Ronsin de vive voix. Refusez, jusque sur le chevalet de la torture, de faire entrevoir l’origine de ces nouvelles, même si, par leurs propos, ceux qui vous interrogeront prouvent qu’ils ne l’ignorent pas. À l’heure et au lieu fixés pour le rendez-vous sur le poulet que vous aurez soigneusement détruit après lecture secrète, soyez exact ; de manière à ce que l’on s’assure que c’est bien là une galanterie. La femme que vous rencontrerez sera quelque bonne oie dont vous amuserez votre fantaisie ; elle ne saura, naturellement, rien du jeu qu’elle cache. Mes petits messages auront trait aux affaires d’Espagne. Étudiez la question dans les journaux. Gagneur rédige un mémoire à ce sujet… Mon intention est que les Pères imaginent que le général Lyrisse et le capitaine correspondent avec vous. Il ne me déplairait pas que vous sembliez vous intéresser aux libéraux. On juge les sergents de La Rochelle : montrez-vous au Palais, demandez à voir les prévenus. J’enverrai des nouvelles exactes et intéressantes, autant que faire se pourra. Il m’est indifférent et il doit vous importer peu que la Congrégation n’y conforme pas ses agissements… Qu’étant renseignés dûment, les dignitaires commettent des erreurs, faute de vous croire, cela ne pourrait que servir votre fortune et mes desseins. Vous grandirez incontinent dans leurs esprits… Surtout, ne manquez pas de les railler ensuite avec discrétion. Je désire que vous passiez auprès d’eux, avant cet hiver, pour une sorte d’enfant de génie… Cela vous plaît ? Ah ! ah ! monsieur !… Ah ! ah !… Les mentors acariâtres ne sont pas toujours les pires fâcheux !…

le comte ferma brusquement le couvercle de sa tabatière et ricana très haut. Omer s’abandonnait à la joie intérieure, éperdu d’ambition et d’orgueil, un peu stupéfait par le mystère de son rôle et par les précautions qu’indiquait le comte. Il voulut prendre la main du bienfaiteur. Celui-ci la retira sèchement.

― Il n’est pas besoin d’effusions, ― dit-il. ― J’emploie votre personne à mon gré. Que cela vous serve en même temps que les intérêts de la famille, les miens et ceux du roi, tant mieux : plaise à vous de ne point me faire repentir. J’eusse confié la mission à Émile, s’il n’était pas logé dans sa garnison de Grenoble, ou bien à Édouard, s’il n’était pas fou de votre sœur. Ces messieurs de la rue du Bac repousseront d’abord l’idée que je passe mes affaires à des freluquets. Ils croiront à des tactiques. L’opinion qu’ils professent de ma sagesse leur masquera le meilleur de mes projets. Donc, ne craignez pas trop de paraître inconsidéré : votre étourderie feinte ou véritable ne nuira point. Faites visite à cet ami de votre père, au général Pithouët, en dépit de ses accointances avec le général Foy. N’oubliez même point de porter vos pas jusqu’à l’imprimerie de Pied-De-Jacinthe, rue croix-des-petits-champs. L’ancien maréchal des logis qui menait le peloton de ce pauvre Bernard à Moesskirch tire les libelles de Mm. Manuel et Laffite. Si l’on vous reproche ces fréquentations, invoquez votre sentiment filial et le désir d’entendre parler de votre père par ses compagnons d’armes. Les jésuites n’en croiront pas un mot ; cependant ils s’estimeront empêchés de faire un éclat, quoi qu’il arrive. Protestez en outre de votre dévotion à la liberté et de votre haine envers la tyrannie, en accolant à celle-ci le nom des Bonapartes, et à celle-là la louange de sa majesté. Vous entendrez chacun discourir à propos de ce parallèle… nous approchons… secouez-vous, de grâce…, et me dégelez votre langue. Prestement, sans le secours du chasseur, M. De Praxi-Blassans sauta sur le trottoir, pirouetta dans son habit rougeâtre, heurta l’huis d’une maison ancienne aux murs récemment badigeonnés. Derrière son oncle, passé les herbes d’un étroit jardin, le jeune homme gravit un perron, s’engagea dans des corridors où l’éblouit la brusque et fraîche obscurité succédant à l’intense clarté du dehors. Une porte s’entre-bâilla. La stature du général baron de Cavanon fut reconnue. Il tendit le goupillon d’eau bénite. Une voix lisait en chaire. Le comte se signa ; lui et son neveu se prosternèrent ensemble sur les dalles, dans la direction de l’autel qui bornait la longueur de la chapelle. Des auditeurs recueillis la remplissaient. ― communiez-vous ? ― interrogea le murmure du baron. Et, sur l’affirmative, il fut vers un tableau noir marquer le nom à la craie sous plusieurs autres. ― j’ai une dispense de sa sainteté pour le jeûne expliqua M. De Praxi-Blassans à l’oreille de son neveu, qui savourait encore le goût de la volaille mangée de compagnie.

Or le pape même ne dispense pas du jeûne réglementaire précédant la sainte absorption de l’hostie. Cependant le comte recevait la nourriture sacramentelle, le jeune homme s’ébahissait. Pour chancelante que fût sa foi, il n’eut osé pareille infraction.

― Omer, relevez-vous. Allez prendre place près de la porte. Je vous ferai quérir lorsqu’il sera temps.

Le baron l’installa au coin d’une banquette. Édouard était assis tout près, attentif à l’épisode de la Vie des Saints que M. De Noailles, sévère et roide, psalmodiait d’une voix légèrement poussive. Au fond du chœur, derrière la croix, une bannière de pourpre élevait la maxime brodée d’argent, cor unum, anima, una, qu’Omer avait lue sur les bagues de ses cousins et certain papier à lettres de Praxi-Blassans. Il distingua le corps monumental de Son Éminence Castiglioni, dans un fauteuil à droite de l’autel. M. de Praxi-Blassans, après l’avoir salué, fut choisir une chaise à gauche, entre deux personnages solennels. D’autres congréganistes entrèrent successivement, touchèrent le goupillon, se prosternèrent, prièrent un instant, et allèrent occuper leurs places sur les banquettes de velours bleu-ciel qui garnissaient la salle entière. Lambrissés à mi-hauteur, les murs étaient, au-dessus, illustrés par les tableaux d’un chemin de la croix.

Enfin l’officiant, le Père Ronsin, revêtu de la chasuble, s’avança, précédé de quatre gentilshommes à cordon bleu. L’un, vieillard menu, trottinait, agitant la clochette. Un autre, maigre et chauve, portant les burettes, traînait la jambe sur le damier de marbre. Quand le cortège eut atteint le pied de l’autel, chacun s’agenouilla. La messe fut dite jusqu’à la communion sans particularité. Le récipiendaire y prêta toute son attention. Véritablement il désirait acquérir cette ferveur qui munit les saints d’énergie, de puissance et de félicité. La rigueur du père Anselme était une exception. Quel que fût son goût du plaisir, Omer commençait la réalisation de son espoir ancien, celui d’être, sous la chape épiscopale, un nouveau Moïse donnant au monde la loi, recevant son adoration. Il remercia Dieu. Il récita deux prières afin d’obtenir le salut du comte, qui favorisait ses débuts d’une façon aussi généreuse qu’extraordinaire. De cette conversation en voiture, Omer se répétait les termes. Ils l’enchantaient. Ils précisaient, justement, ce qu’il avait toujours conçu de la mission ecclésiastique : une manière de pouvoir politique propre à dominer les foules, à régir les instincts du peuple en l’intéressant aux belles histoires du Sauveur et des saints. Le bisaïeul lui avait appris autrefois que des initiés égyptiens, au fond du sanctuaire, commandaient les gestes du roi et, par lui, gouvernaient la multitude, ses croyances, ses enthousiasmes, ses labeurs. M. de Praxi-Blassans, ne jugeait pas différemment le rôle du prêtre. Il importait à peine de discuter le dogme, d’en douter, de le nier. Il suffisait de l’admettre ainsi qu’un symbole excellent de morale, de pitié et de fraternité chrétiennes. Par son entremise, reconnue souveraine sur les masses catholiques, il fallait conquérir l’autorité. Combien plus sûr cet avenir que celui de la révolte constamment vaincue dont les Lyrisse s’obstinaient à être les apôtres chétifs, un peu ridicules en somme : des chiens furieux qui mordaient inutilement du fer, selon le mot du général Augustin ! Et le jeune homme songeait au cadavre inerte de son père, terrassé par la mort ; il lui compara le victorieux Praxi-Blassans, triomphant parmi les luxes de son hôtel, prêt à partir pour Vérone. Là, par la bouche de Mathieu De Montmorency, il dicterait à l’Espagne le destin.

Aussi, quand les gentilshommes servants, celui qui traînait la jambe et le vieillard trotte-menu, vinrent au banc de probation chercher un capitaine de hussards pour le conduire devant l’autel, où il s’agenouilla, le cierge au poing, Omer Héricourt souhaitait pour lui-même une pareille et prochaine distinction. D’une voix émue l’officier prononça la formule latine. Elle le plaçait sous l’invocation de la Vierge, l’engageait à ne permettre point que, par ses subordonnés, aucune chose fût faite contre l’honneur de l’Immaculée Conception. Promu dans l’état-major du duc d’Angoulême, cet heureux fêterait bientôt ses fiançailles avec la fille d’un riche munitionnaire de l’Empire qui, de son futur gendre, exigeait le titre d’aide de camp à la cour. Édouard avait dit à son cousin les négociations, les difficultés de cette entreprise et la tenace, l’admirable passion du jeune hussard, qui avait su déjouer les manigances de parents hostiles à ce mariage, qui avait su recourir à la protection de Marie et du Père Ronsin, se confier à eux pour atteindre le but de ses ardents espoirs. Édouard citait en exemple la belle audace de cet amour persévérant. Émule de Roméo, Werther, Obermann et Childe-Harold, ce hussard communiait à genoux, remerciait le Ciel. Les servants le reconduisirent ensuite jusqu’à une banquette de congréganistes, de celles toutes voisines de l’autel ; et là, le saluèrent avec des révérences, qu’il rendit. Par groupes de quatre, les dignitaires et les autres congréganistes reçurent à leur tour le sacrement eucharistique. Alors Omer put mieux voir ce fameux Père Ronsin qui était un prêtre, de physique et de taille ordinaires ; mais ses yeux crispés semblaient deux foyers de soupçons perspicaces, inexorables. Il mordait continûment, comme afin de la châtier, sa bouche lippue. À chaque congréganiste il posa l’hostie sur la langue, avec un souci méticuleux d’horloger accrochant un rouage dans la montre. De singuliers personnages défilèrent entre les banquettes ; un gros gentilhomme enflé par son jabot, sur des jambes d’un galbe parfait vêtues de bas blancs ; tel autre au front proéminent, au nez pointu, mais rendu respectable par une chevelure d’argent soyeux. Un cou entortillé d’une cravate blanche supportait, entre deux pointes de toile une jeune figure brune ; penchée en avant, elle entraînait un énorme col d’habit et un corps fin. De courts mollets maigriots frétillaient en pantalon collant et en guêtres anglaises sous un torse large habillé de marron. Néanmoins l’ensemble de la compagnie portait beau. Les seigneurs abandonnèrent la sainte table avec les allures de courtisans qui savourent encore l’élégance de l’entretien obtenu du prince. Ils s’agenouillèrent à la façon des nobles chevaliers d’antan ; ils entonnèrent le Magnificat final, et marièrent assez bien leurs faussets de vieillards, leurs hennissements d’hommes mûrs, leurs clameurs de probationnaires.

Pendant qu’on récitait en chœur lugubre le De profundis, le père Ronsin se retira vers la sacristie, entre les servants qui revinrent aussitôt établir, devant l’autel, un fauteuil destiné au fameux jésuite, pour le sermon. Sa rhétorique ne différait guère des homélies courantes. Toutefois, par la subtilité d’une digression, elle prouvait, en syllogismes corrects, comment la Providence ne saurait vouloir obtenir de l’homme plus que les forces et les vertus ordinaires, comment il appartenait à la justice divine d’exiger le repentir, la contrition, la prière et la piété, toutes choses faciles, mais non l’ascétisme farouche, grâce uniquement dispensée aux saints : car Dieu les a élus comme modèles de perfection, afin que le premier venu pût s’en approcher, sans réussir à les égaler. Donc il ne seyait pas de vouloir conquérir tout de suite la perfection chrétienne, chose impossible à la majorité des hommes et à leur faiblesse naturelle, mais de vouloir purifier, par l’exercice de la dévotion et la fréquence des sacrements, l’âme que gâte l’habitude du vice. Après le père Ronsin, le cardinal Castiglioni parla, debout, en balançant sa corpulence, derrière la grille qui fermait le sanctuaire, à hauteur de genoux. Il réclama des neuvaines pour le roi Ferdinand de Naples et pour le roi Ferdinand d’Espagne, l’un échappé miraculeusement aux complots des impies, l’autre emprisonné presque, dans son palais, par les tristes disciples des jacobins régicides. Faisant allusion au supplice de Louis Xvi, il assura redouter qu’un sort aussi funeste ne terminât les jours du malheureux souverain, dans les Castilles. Bourbons tous deux, cousins de Louis Xviii, ces princes devaient plus spécialement compter sur les oraisons des sujets fidèles au roi de France. On supplierait le seigneur d’inspirer les monarques tout à l’heure réunis dans Vérone et prêts à secourir de si touchantes infortunes. Au nom des chrétiens d’Italie et d’Espagne, il présentait cette requête. Ne serait-elle pas entendue ? Un murmure d’approbation fit mouvoir les têtes. Les épaules se rapprochèrent. On se leva bruyamment, la conférence était finie. Du haut de sa monumentale stature, l’éminence recevait les félicitations des dignitaires. Ce fut alors qu’édouard mena son cousin, après un signe du comte, jusqu’au fauteuil du père Ronsin, qui causait affablement. Omer marcha droit au jésuite, s’inclina, durant la phrase qui le présentait. Le comte remercia de l’exception faite en faveur de son neveu pour l’admettre d’emblée aux offices de la sainte congrégation. Le père Ronsin feignit se rappeler mal l’octroi de cette faveur, bien qu’il approuvât de la tête et d’un sourire court, vite réprimé dans la morsure de ses lèvres. ― en effet…, en effet… eh bien, Monsieur Héricourt ?… vous plaisez-vous aux occupations spirituelles de vos parents ? ― certainement,

— Certainement mon Père ; et je me sens tout édifié par de si bons discours. Je m’en réjouis d’autant plus que j’ai peine, d’ordinaire, à réduire les rébellions de mon cœur qui s’insurge facilement contre la contrainte des doctrines. Cela me désole. Il faut que je châtie à tout moment mes inclinations libertines.

― Ne vous châtiez point tant. Connaissez-vous cet admirable chapitre de saint François de Sales, qu’il intitule : De la douceur envers nous-mêmes ? Écoutez-le parler : « Je dis aussi que nous nous punissons nous-mêmes plus utilement de nos fautes par une douleur… tranquille… (Le Père leva le doigt devant son œil soupçonneux)… tranquille et constante que par un repentir passager d’aigreur et d’indignation. » Méditez cette belle et profonde sagesse, monsieur. On enseigne trop souvent notre sainte religion sous des couleurs atroces. L’Église est une mère, et non pas une marâtre. Elle n’ignore rien de la force du démon ni de la chétivité du fidèle. Dans la vertu comme dans le reste, « une sobriété modérée et toujours égale est préférable à une abstinence violente et mêlée de certains intervalles d’un grand relâchement ». Telle est la règle que vous trouverez en honneur dans notre compagnie, monsieur, au cas que vous la fréquentiez.

― C’est mon plus grand désir, mon Père ; et je vous supplie d’accueillir ma pétition, que je vous présente ici.

Omer tira le pli de son gilet et l’offrit sur le flanc de son chapeau. Le Père Ronsin prit le papier, le transmit à son servant, et dit :

― Puisque nous semblons d’accord, votre demande sera soigneusement examinée, monsieur.

À l’air de son oncle, un peu moqueur envers le jésuite, Omer comprit qu’il avait parlé congrûment, sur le ton nécessaire, des « rébellions de son cœur », de ses « inclinations libertines ». Il n’avait point manqué de dire cela très haut, à voix franche, en dépit des yeux froncés au visage de l’inquisiteur, en dépit de la sévérité subitement visible sur ses lèvres intérieurement mordues. Le jeune homme avait eu soin de préparer sa réplique, durant la messe. Il se félicita du succès, mais avec l’inquiétude d’avoir dépassé les instructions. Le cardinal le dévisageait sans indulgence. Même, il dit aux oreilles des voisins qu’il ne seyait pas trop aux écoliers de faire le pape avant la première entrevue avec le barbier. De nobles vieillards soupirèrent en haussant les épaules, et en puisant du tabac dans leurs boîtes d’or.

Le reste de la séance se passa en présentations. Omer offrit ses hommages à des gens froids et malveillants, qui affectèrent de la hauteur, et le congédièrent après l’avoir toisé. Il admira le sens exact que le comte possédait de la situation.