L’Enfer (trad. Rivarol)/Chant XXX

La bibliothèque libre.
Traduction par Antoine de Rivarol.
(p. 111-117).

CHANT XXX


ARGUMENT


Suite de la dixième vallée. Le poëte poursuit trois sortes de faussaires : ceux qui ont falsifié leur propre personne, les faux monnayeurs et les faux témoins.


Lorsque Junon, furieuse contre Sémélé, poursuivait sur tout le sang thébain le cours de ses vengeances, Attamas, frappé de vertige, voyant accourir sa femme, qui portait ses deux fils, s’écria : « Tendons les rêts, voici la lionne et ses lionceaux ; » et lui-même allongeant ses bras, et saisissant le plus jeune, l’agite en cercle, et de sa main désespérée le froisse contre les rochers : soudain, la mère et son autre fils s’élancent dans les flots [1]. Et quand la fortune eut renversé les hautes destinées d’Ilion, et frappé sur ses ruines le dernier de ses rois, Hécube supporta ses rudes pertes, et sa misère, et sa captivité, et le spectacle de sa fille égorgée : mais, trouvant un jour son Polydore sans vie, étendu sur un rivage, l’infortunée aboya de douleur, et sa raison ne connut plus de frein [2].

Mais les Furies, qui mirent en deuil la ville de Priam et les remparts de Thèbes, n’étaient pas comparables aux deux ombres pâles et nues qui passèrent tout à coup devant moi, écumant comme le sanglier échappé de sa bauge, et courant sur tout ce qu’elles rencontraient.

Je vis la première ombre qui avait assailli et renversé Capochio, le mordre aux nœuds du cou, et le traîner ainsi contre le fond raboteux de la vallée.

L’homme d’Arezzo, qui restait là tout consterné, me dit :

— C’est Jean Schichi le Florentin, que tu as vu dans cette âme furibonde [3].

— Puisses-tu, lui répondis-je, échapper aux dents cruelles de sa compagne, si tu m’apprends son nom et sa patrie !

— C’est, reprit-il, l’ombre de l’antique Myrrha, que l’amour rendit faussaire, lorsque, sous une forme empruntée, elle entra dans le lit de son père, et lui fit partager ses feux illégitimes [4]. Mais le Florentin, pour l’appât d’une belle jument, contrefit le visage du riche Donati, et dicta les volontés dernières d’un homme déjà mort.

Quand ces deux forcenés, qui promenaient leurs fureurs en tourbillonnant dans toute la vallée, se furent dérobés à ma vue, je voulus remarquer la file des autres réprouvés, et j’en vis un qui, malgré ses deux jambes, que l’ampleur de son ventre ne cachait pas encore, s’était arrondi en forme de luth, tant l’hydropisie dont il était gonflé avait rompu toute proportion entre son buste et sa tête ! Il paraissait tenir, comme un étique brûlé de soif et de fièvre, sa bouche entr’ouverte et ses lèvres renversées.

— Ô vous, s’écriait-il, qui, par une faveur que je ne puis comprendre, parcourez sans souffrir la région des douleurs, arrêtez et considérez la profonde misère de maître Adam [5] ! Je vivais autrefois dans les douceurs de l’abondance ; et maintenant, hélas ! c’est une goutte d’eau qui ferait mon bonheur. Les clairs ruisseaux qui tombent des collines du Casentin, pour se mêler aux flots de l’Arno ; la molle verdure et la fraîche obscurité de leurs rivages, viennent sans cesse se peindre à mon esprit ; et ce n’est pas en vain ! Ces riantes images sont toujours là, pour attiser le feu qui me consume ; et c’est ainsi que la sévère justice qui me châtie soulève contre moi les souvenirs des lieux où j’ai fait mon malheur. J’y vois cette Romène où je falsifiais les florins, et où mon corps fut réduit en cendres. Ah ! si du moins je voyais ici l’ombre maudite d’Alexandre, de Guide ou de leur frère, je n’en donnerais pas la vue pour toutes les eaux de Branda [6] ! Il est vrai qu’un des trois a déjà pris place avec nous, si ces esprits errants ne m’ont point abusé : mais que m’importe si je suis immobile ! que ne puis-je, me soulevant un peu, avancer d’une ligne en un siècle ! j’irais et je les chercherais parmi la foule, dans tous les coins de l’immense vallée ; car c’est pour eux que je me suis perdu, en frappant des florins à trois carats d’alliage.

— Maintenant, lui dis-je, fais-moi connaître ces deux malheureux qui gisent à tes côtés, et qui fument comme des mains humides en hiver.

— Ils étaient là sous la même attitude, me dit-il, quand je tombai dans le gouffre ; ils n’en ont pas changé et n’en changeront pas. L’une est la perfide accusatrice de Joseph ; l’autre, le traître Sinon [7] : c’est une fièvre aiguë qui leur fait jeter cette épaisse fumée.

Alors ce dernier, furieux de s’entendre nommer si obscurément, frappa le ventre de l’hydropique, dont la peau tendue bondit et résonna sous le coup.

Lui ne fut pas moins prompt à le frapper au visage, en disant :

— Si mon corps n’est plus qu’une masse immobile, mes bras auront encore quelque légèreté.

— Comme ils l’ont eue, dit Sinon, pour frapper les florins, et non pour aller au bûcher.

— Tu dis vrai cette fois, reprit l’Italien ; et c’est ainsi qu’il fallait dire lorsqu’on t’interrogeait à Troie.

Et le Grec :

— Je faussai ma foi, je l’avoue ; mais tu falsifias les coins : chacun est ici pour ses crimes, moi pour un et toi pour cent.

— Parjure, dit le premier, souviens-toi du cheval de bois, et rougis, si tu peux, d’un crime si connu.

— Rougis plutôt, ajouta l’autre, avec la soif qui te sèche la langue, et les eaux de ton ventre, qui s’élève en montagne et te borne la vue.

— Maudite soit ta bouche ! cria le monnayeur, si j’ai la soif, j’en porte le remède, et les eaux des fontaines tariraient près de toi.

Tout entier à leurs paroles, je les écoutais l’un et l’autre, quand mon guide, rougissant de colère, me dit :

— Vois à quel point tu viens de m’irriter !

Et moi, qui reconnus tout son courroux à la sévérité de sa voix, je me tournai vers lui plein d’une telle confusion que je ne puis encore en supporter le souvenir. J’étais devant lui, tel qu’un homme qui, se voyant dans un songe menacé de quelque péril, voudrait bien qu’en effet ce ne fût qu’un songe : j’étais, dis-je, sans proférer une parole, et je désirais d’obtenir un pardon qu’à mon insu j’obtenais par mon silence.

— Moins de regrets, me dit le sage, laveraient plus d’erreurs : reviens de ta confusion ; mais souviens-toi, si jamais la fortune te réserve à de pareils débats, que mon ombre t’environne toujours ; et qu’en les honorant de ta présence, tu forces ta raison à rougir d’elle-même [8].


NOTES SUR LE TRENTIÈME CHANT


[1] Ce morceau est pris du livre IV des Métamorphoses d’Ovide.

[2] On peut consulter, au sujet d’Hécube, le livre XIII des Métamorphoses d’Ovide ou lire la tragédie d’Euripide, qui porte ce nom, Polydore était le dernier des enfants de Priam et d’Hécube. Pour le dérober aux malheurs de la guerre, son père et sa mère l’avaient confié, avec un trésor considérable, au roi de Thrace, leur voisin. Mais ce barbare, apprenant le sort funeste de Priam, fit assassiner et jeter dans la mer le jeune Polydore et s’empara de son or. Hécube, menée en captivité par les vainqueurs, trouva et reconnut sur un rivage le cadavre de son fils. La fable dit qu’à cette vue elle fut changée en chienne par les dieux, qui, par pitié, lui ôtèrent la raison afin de lui ôter en même temps le sentiment de ses maux. Il se peut en effet que l’excès de chagrin ait fait tomber cette reine infortunée dans la lycanthropie. Montaigne a fait un beau chapitre pour prouver que nous pouvons résister quelque temps aux malheurs qui se succèdent coup sur coup ; mais enfin, le cœur se lasse de son effort ; il vient un moment où la digue se rompt, et la douleur se fait jour par les cris et les sanglots, souvent même par le délire, comme dans Hécube.

[3] Il était de la famille des Cavalcante et avait le talent de contrefaire qui il voulait. Bose Donati, dont on a déjà vu le supplice au chant XXV, homme extrêmement riche, étant mort sans testament, Simon, son parent, cacha cette mort et engagea Schicchi à se mettre dans le lit du défunt, et à dicter un testament où il l’instituerait, lui Simon, légataire. La chose réussit, et Simon lui donna en récompense une jument de prix.

C’est le stratagème du Légataire universel.

[4] Myrrha coucha avec son père Cynire et en eut Adonis. (Liv. X des Métam. d’Ovide.)

[5] Maître Adam, monnayeur de Brescia, qui s’attacha aux comtes de Romène et falsifia les florins pour leur profit, et sans doute aussi pour le sien. Sa manœuvre étant découverte, il fut condamné à être brûlé. Ces florins portaient d’un côté l’image de saint Jean-Baptiste, patron de Florence, et de l’autre une fleur de lis.

[6] Branda, belle fontaine de Sienne. L’ardeur avec laquelle maître Adam soupire après les ruisseaux du Casentin et les eaux de cette fontaine fournit une situation pathétique, que Tasse a empruntée.

[7] Sinon et la femme de Putiphar sont trop connus pour en parler.

[8] Il y a beaucoup à parier qu’il s’était passé quelque chose de pareil au sénat de Florence entre des personnages connus. N’a-t-on pas vu le grave Caton traiter César d’ivrogne en plein sénat et lui jeter au nez le billet de Serville ? Et dans l’Iliade, Achille et Agamemnon se ménagent-ils davantage ? Le gouvernement populaire et les guerres civiles, en donnant plus de physionomie aux passions, leur donnent aussi des traits plus grossiers.