L’Enfer des femmes/Violette, femme de chambre

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H. Laroche et
E. Dentu, éditeur. A. Lacroix, Verboeckhoven et Cie (p. 51-60).


VIOLETTE FEMME DE CHAMBRE


Tous les regards se portèrent sur la jeune ouvrière, qui avait l’air de ne pas s’en douter. Dans la rue seulement Violette cessait de rire et de parler ; forcée de marcher toujours seule, elle prenait un air féroce, et ce moyen la garantissait des galanteries peu choisies des passants.

La vieille fille tremblait intérieurement, et, malgré les protestations de Violette, elle craignait de se faire une mauvaise affaire en introduisant la modiste dans la famille de Cournon. Souvent on désire vivement une chose, elle arrive, et on se demande si l’on avait raison de la vouloir. Elle ne pouvait s’imaginer que cette jeune fille si folle pût se composer un extérieur assez sérieux devant la comtesse. De loin tout lui avait paru possible, de près tout l’épouvantait. La modiste, persuadée d’avance que sa maîtresse avait un petit pied et une main d’enfant, avait acheté des souliers et des gants démesurément petits. Peut-être madame de Cournon allait-elle gronder, et Violette, avec l’indépendance dont elle était si fière, recevrait-elle convenablement les mauvaises paroles de la comtesse ? Enfin, la pauvre fille était au comble de la frayeur, quand la lourde porte de l’hôtel se referma sur elle.

En voyant la jeune fille traverser la cour :

— Diable, dit le groom, qui était à l’écurie, on ne voit plus ici que des figures qui me feront tourner la tête. Si l’autre a l’air d’un ange, celle-ci vous a un minois de démon qui donnerait envie d’aller faire un tour en enfer.

Elles entrèrent dans la salle où se tenait madame de Cournon. La pauvre Lydie les vit arriver comme le Messie.

Au grand étonnement d’Éléonore, la petite fut aussi convenable que possible. Elle avait pris des allures de circonstance et les : « Oui, madame la comtesse, » qu’elle répondit avec humilité, étaient si pleins de conviction, qu’on l’aurait cru domestique depuis son enfance.

Victoire se fit montrer les objets qu’on avait achetés et, comme une femme indifférente sur ce qui ne se rattachait pas à ses propres intérêts, ne regarda presque rien, et fut satisfaite de tout. Elle dit à sa cousine d’aller s’habiller. Lydie sortit. En montant, Éléonore glissa tout bas ces mots à sa nièce :

— Très bien ! je suis contente.

— Ce n’est pas plus difficile que ça. Je vous étonnerai bien plus à l’avenir, répondit de même la modiste.

La vieille fille déposa ses paquets et laissa mademoiselle de Cournon seule avec sa femme de chambre.

Lydie était déjà moins triste, le frais visage qu’elle avait devant les yeux lui semblait d’un heureux présage.

Violette, après avoir vu mademoiselle de Cournon, n’aurait pas donné sa condition pour une fortune.

— Si vous voulez être seule, lui dit-elle, je puis aller dans l’autre chambre.

— Volontiers, répondit Lydie, étonnée de se voir aussi bien comprise.

De temps en temps elle élevait la voix pour dire que la robe, les manches ou le col allaient bien, tout fut irréprochable. La toilette terminée, mademoiselle de Cournon rappela sa jeune soubrette. Celle-ci corrigea les maladresses que sa maîtresse avait commises en s’ajustant et lui proposa de la coiffer.

— C’est par là, dit-elle, que nous aurions dû commencer. Couvrez-vous de ce peignoir, placez-vous devant une glace, et mettons-nous à l’œuvre.

Elle enleva le petit peigne qui se cramponnait à la tête de mademoiselle de Cournon, dont la chevelure se déroula comme un torrent contenu qui parvient à s’échapper.

Violette avait plaisir à plonger ses petites mains dans ces ondes noires et brillantes. Elle disposa des bandeaux en deux rouleaux bouffants, l’un dégageant le visage, l’autre formant une auréole et décrivant une courbe gracieuse jusqu’à la naissance du cou. Derrière, une large tresse plate, attachée très bas, terminait cet arrangement.

Violette s’acquittait de sa mission avec amour, sa maîtresse s’en aperçut. En sentant près d’elle cet être ami, toutes les fibres crispées de son individu se détendaient peu à peu. Violette ayant fini, avança doucement le chapeau sur la tête de Lydie, le retint par une longue épingle d’écaille et fit un de ces larges nœuds qui seyent si bien aux femmes ; ils encadrent le visage et nous le présentent comme un petit tableau. Les tons blancs du ruban se rejetaient sur la peau satinée de mademoiselle de Cournon. La modiste ne put s’empêcher de laisser échapper étourdiment cette exclamation :

— Ah ! mademoiselle, que vous êtes jolie !

— Déjà me flatter ! C’est mal, dit Lydie.

— Vous avez une mauvaise pensée, répondit Violette d’un air chagrin.

— Non, je ne vous crois point dissimulée.

— La franchise est ma seule qualité, croyez-y, pour me pardonner tous mes défauts.

— Eh bien ! je ne pense pas, moi, que vous ayiez beaucoup d’imperfections ; d’ailleurs, n’ai-je pas aussi des travers dont vous souffrirez ?

— Je ne puis supposer que vous me flattiez, je suis si peu de chose et je vous avoue que la bonne opinion que vous avez de moi me rend bien heureuse.

La glace se trouvait rompue. Violette pensa que rien ne pourrait plus les séparer l’une de l’autre (sans en effacer le semblant) qu’une sortie et des affaires où elles seraient forcément de moitié ; là leur intimité augmenterait sans que la femme de chambre parût trop familière avec sa maîtresse.

— Mademoiselle, il n’est que quatre heures, dit-elle, on ne dînera pas avant six ou sept heures, si vous le vouliez, je demanderais à madame la comtesse la permission de faire atteler, nous sortirions, vous verriez Paris et cela vous distrairait.

— Oh ! non, non ! dit Lydie en ôtant son chapeau avec une précaution comique. J’aime mieux rester ici. Depuis ce matin, toutes mes pensées s’embrouillent, je n’ai pas eu le temps de me retrouver. Un événement comme ma sortie de Sainte-Marie aurait suffi pour me bouleverser : tout ce qui se passe depuis me fait l’effet d’un rêve, il me faut du calme, un peu de solitude.

Violette fit un pas pour sortir.

— Restez, reprit Lydie, je n’ai plus besoin de vous, mais je ne désire pas que vous me quittiez ; je veux être seule, mais seule avec vous, cela ne se peut-il pas ?

— Pardon.

— Fermez la porte, et venez vous asseoir près de moi.

Violette obéit.

Cette fille si décidée, si forte en apparence, était tout intimidée, la voix suave et mélodieuse de mademoiselle de Cournon électrisait tout son être ; jamais elle n’avait entendu parler avec autant d’onction.

Il est entre la classe ouvrière et les personnes plus élevées une distance incontestable. Chez les mauvaises gens cela cause de l’envie, de la haine, chez d’autres, une certaine intimidation ; ils se trouvent sous un charme dont ils sont étonnés et qui résulte de la supériorité que donne l’éducation. Ce dernier effet se produit sur les bonnes et intelligentes natures comme le premier sur les sots méchants.

De son côté, Lydie comprenant, par les attitudes que les domestiques prenaient vis-à-vis d’elle, qu’il était de son devoir de garder une certaine dignité, n’osait pas s’abandonner franchement à la joie qu’elle éprouvait de posséder Violette. Mademoiselle de Cournon n’avait pas eu de peine à voir la différence qui existait entre Éléonore et sa nièce.

— Quels maîtres serviez-vous avant de venir ici ? demanda-t-elle.

— Je n’ai jamais été chez personne. On dirait que cela vous fait plaisir.

— En effet.

— Ma tante cherchait depuis longtemps à me mettre en service, mais je ne voulais pas y consentir. Ce matin elle est venue me chercher pour me conduire près de vous, et j’ai bien vite accepté ; j’avais pour cela des raisons sérieuses. Voilà pourquoi je dois réclamer toute votre indulgence ; je ne sais pas être servante.

— Soyez tranquille, je ne sais pas non plus être maîtresse, et nous ferons ensemble notre apprentissage.

— Que je parvienne à vous plaire, c’est tout ce que je désire, car vous serez ma seule maîtresse.

— Si pourtant je ne voulais plus de vous, dit en souriant mademoiselle de Cournon.

— Je retournerais à mon magasin de modes. Je ne veux pas être femme de chambre.

Lydie s’expliqua, non sans plaisir, la sympathie qu’elle ressentait pour cette enfant qui, pour lui rendre sans doute quelque service, avait accepté la position de domestique. Elle aurait pu lui adresser à ce sujet des questions que la franchise de Violette semblait appeler ; mais elle voulut attendre que leur connaissance fût mieux établie et lui permît de lire tout à fait au fond du cœur de la jeune fille.

— Je vais vous faire beaucoup de questions, dit-elle, si je suis trop exigeante, vous m’avertirez. Pouvez-vous me donner quelques renseignements sur ma situation ?

— Je sais, mademoiselle, que monsieur le comte et madame la comtesse vous retirent du couvent pour vous marier le plus promptement possible et s’acquitter ainsi de la charge qu’ils ont prise. Pour la première fois, aujourd’hui, vous avez vu votre cousine et vous ne connaissez pas encore M. de Cournon. Voilà tout ce que je sais.

— Je vous en dirai tout autant ; mais pouvez-vous m’apprendre comment il se fait que les choses soient ainsi ?

— Rien n’est plus facile.

Violette fit le portrait des deux personnages que nous connaissons, esquissa leur caractère, leur vie et leur histoire, elle s’oublia, le sujet prêtait ; entraînée par sa volubilité, elle revint à ses expressions folles. Son langage se colora d’une gaieté si naturelle, que Lydie négligea d’observer la charité chrétienne.

— Savez-vous, dit-elle, que vous êtes méchante ?

— Je dis ce qui est ; vous m’avez demandé la vérité.

— C’est juste, vous ne m’expliquez pas pourquoi mon cousin et ma cousine ne se sont point occupés de moi.

— En voyant ce qu’ils sont, ne comprenez-vous pas assez leur conduite ?

Mademoiselle de Cournon regarda Violette en souriant et lui dit :

— Vous avez de l’esprit.

— Oh ! mademoiselle, ne me gâtez point, si vous me traitez avec tant de bonté je vais trop vous aimer, et ma condition ne me permet point ce sentiment-là.

— Je ne vous défends pas de m’aimer ; faites là dessus tout ce qu’il vous plaira.

— Vous m’avez fait rire de choses dont autrefois j’ai bien pleuré.

On frappa doucement à la porte, Éléonore parut et pria mademoiselle de descendre. Monsieur venait d’arriver, on allait se mettre à table.

— J’espère, dit Violette, que vous n’aurez plus peur de madame la comtesse, maintenant.

— Non, répondit Lydie, en souriant.

Elles descendirent toutes deux et se séparèrent au seuil de la porte du salon.

En voyant la modiste s’éloigner, mademoiselle de Cournon comprit qu’elle rejoignait les autres domestiques et cela lui fit peine, elle la regarda faire quelques pas et entra.