La Chanson d’un gas qu’a mal tourné/L’Enfermée

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L’Enfermée


J’vis cheu mes enfants, pas’ qu’on m’trouv’ berlaude :
I’s m’coup’nt du pain blanc, rapport à mes dents ;
I’s m’donn’nt de la soup’ ben grasse et ben chaude,
Et du vin, avec deux bouts d’sucr’ dedans.
I’s font du ben-aise autour de moun âge ;
Mais, ça, c’est l’méd’cin qu’en est caus’, ben sûr !
I’s m’enferm’nt dans l’clos comme eun’ pie en cage,
Et j’peux pas aller pus loin qu’les quat’ murs.

                                La porte !
        I’s veul’nt pas me l’ouvri’, la porte !
Quoué que j’leu-z-ai fait, qu’i’s veul’nt pas que j’sorte ?
        Mais ouvrez-la moué don’, la porte !…

Hé ! les bieaux faucheux qui part’nt en besogne !
Non ! j’sés pas berlaud’ : j’ai tous mes esprits !

J’sés mêm’ ’cor solide, et j’ai forte pogne ;
S’i’ vous faut queuqu’un pour gerber, v’nez m’qu’ri.
J’voudrais ben aller aux champs coumm’ tout l’monde ;
J’ai hont’ de rester coumm’ ça sans œuvrer,
À c’tte heur’ qu’i’ fait doux et qu’la terre est blonde.
Si vous m’défermez, c’est vous qu’hérit’rez !

                                La porte !
        I’s veul’nt pas me l’ouvri’, la porte !
Quoué que j’leu-z-ai fait, qu’i’ veul’nt pas que j’sorte ?
        Mais ouvrez-la moué don’, la porte !

Hé ! mon bieau Jean-Pierr’, qu’es déjà qui fauche,
I’s dis’nt que j’sés vieill’, mais tu sais ben qu’non :
À preuv’ c’est que j’sés ’cor si tell’ment gauche
Que j’fais l’coqu’licot en disant ton nom.
Va, j’nous marierons tout d’même et quand même,
Malgré qu’t’ay’s pas d’quoué pour la dot que j’ai !
Viens-t-en m’défermer, si c’est vrai qu’tu m’aimes,
Et courons ach’ter l’bouquet d’oranger !

                                La porte !
        I’ veut pas me l’ouvri’, la porte !

Quoué que j’y ai don’ fait, qu’i’ veut pas que j’sorte ?
        Mais ouvre-la moué don’, la porte !

Mais, l’galant qu’j’appell’, c’est défunt mon homme.
Mais les bieaux faucheux pass’nt pas, de c’temps-là :
(Mais ça s’rait don’ vrai que j’sés berlaud’ comme
I’s racont’nt tertous ?) I’ fait du verglas.
Pourtant, y a queuqu’un qui passe à la porte ?
C’est môssieu l’curé, les chant’s et l’bedieau
Qui vienn’nt défermer su’ terr’ les vieill’s mortes
Pour les renfermer dans l’champ aux naviots.

                                La porte !
        On me l’ouvrira ben, la porte :
L’jour de l’enterr’ment faudra ben que j’sorte !
        Vous l’ouvrirez, que j’dis, la porte !