L’Ennemi de la mort/12

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Calmann-Lévy (p. 131-143).


XII


Les foires de la Latière en Double tirent leur origine, selon la tradition, de voleurs qui autrefois se réunissaient au milieu des bois pour échanger, à leur convenance, les produits de leurs vols. Elles étaient encore, à cette époque, très suivies ; celle du 30 avril était la plus renommée. Bourgeois ruraux, petits propriétaires, artisans de campagne, métayers, journaliers, tous les gens de la contrée qui ne grelottaient pas la fièvre au coin du feu ou n’étaient pas cloués au lit par quelque autre maladie, tenaient pour un devoir étroit de s’y rendre ce jour-là. Chaque année, ponctuellement, M. Cherrier venait coucher la veille au Désert pour y être plus tôt rendu. Cette année-là, il n’eut garde d’y manquer : aussi, le lendemain matin, tous deux ayant déjeuné de bonne heure, il cheminait sur sa mule en compagnie de Daniel. Pour tromper la longueur du trajet, il rappelait à son jeune ami que cette foire dite de la Saint-Eutrope était la plus courue parce qu’elle se doublait d’une « dévotion ».

— Les estropiés, n’est-ce pas ? vont « saucer », comme nous disons, le membre malade dans une fontaine prétendue miraculeuse qui se trouve près du champ de foire, en invoquant sent Eitropi, qui est leur patron de par la ressemblance des mots : il n’en faut pas plus pour achalander un saint !… C’est ainsi que d’autres implorent saint Aignan pour la teigne, saint Genou pour la goutte, saint Cloud pour les furoncles, saint Clair pour les yeux, saint Main pour les engelures, etc. Mais le plus curieux, c’est que, de temps immémorial, les femmes stériles vont, à cette fontaine, faire des ablutions, comme celles du pays entre Périgueux et Nontron vont à Brantôme faire jouer le verrou du portail…

Comme alors ils passaient en vue du château de Légé, M. Cherrier demanda au docteur :

— Et ton roman, où en est-il ?

— Je pense qu’il en restera simplement à la première page.

Et, continuant, Daniel exposa les raisons qui le décidaient à cesser même les relations de parenté avec sa cousine.

— Ce n’est pas moi, qui te blâmerai de ça ! fit M. Cherrier. Tout de même, c’est dommage qu’il en aille de la sorte. D’autant que le cousin t’eût donné volontiers sa fille !

— Croyez-vous ?

— J’en suis sûr, mon ami. Cet homme ne tient pas tant à marier richement mademoiselle Minna qu’à garder lui-même la jouissance de la fortune, qui vient en partie de sa femme et de la communauté d’acquêts. Un gendre comme toi, de sentiments élevés, amoureux et désintéressé, qui eût signé sans le lire le compte de tutelle, faisait justement son affaire.

— Eh bien ! puisque nous parlons de cela, répliqua Daniel je vous dirai que je ne vivrais pas tranquille avec cette fortune mal acquise. Il me répugnerait tellement d’hériter quelque jour, par ma femme, de l’argent de tant de malheureux dépouillés par le cousin, que cette seule raison, à défaut de l’autre, suffirait pour me faire retirer !

— Alors, tu n’iras plus à Légé ?

— Il m’a bien fallu y aller, ces jours-ci, pour un domestique malade ; mais j’ai fait ma visite de grand matin afin de ne pas rencontrer ma cousine. Maintenant ce domestique est guéri, je n’ai plus d’occasion d’y aller.

— Mon cher Daniel, comme notaire, je serais tenté de te blâmer, mais, comme ami, je t’approuve entièrement.

En causant de la sorte les deux hommes dépassaient fréquemment des piétons allant à la foire. Les uns touchaient devant eux des brebis ou quelque goret attaché par une patte de derrière ; d’autres tiraient par la corde une bourrique pelée ou une vache écornée. Quand le notaire reconnaissait un client, il le saluait d’un quolibet amical et plaisant qui excitait le rire. Ainsi s’avançant au bon pas de leurs montures, Daniel et M. Cherrier arrivèrent à la Latière vers l’heure de midi.

Sous de gros chênes « jarouilles » plusieurs fois centenaires, les cuisines en plein air fumaient, avec des odeurs de mangeaille. Dans de profondes marmites posées sur de fortes pierres, la soupe grasse faite de volaille et de vache, — quelquefois de vache pulmonique, — était cuite, et, sur des fourches de bois plantées en terre, des chapelets de poulets ou de pièces de viande en broche tournaient, mus à la main. À proximité de chaque cuisine, de longues tables de planches brutes, établies sur des piquets et abritées par des tentes, étaient déjà garnies d’affamés. Sur des chantiers improvisés avec des troncs d’arbres, des barriques étaient en perce, qui versaient le petit vin reginglet de la Double. Des filles coiffées de mouchoirs à carreaux, en bas bleus, au cotillon troussé court, portant de lourdes soupières fumantes, des plats de chairs bouillies ou rôties, s’empressaient, affairées, autour des tables, ne sachant à qui entendre avec ces dîneurs pressés qui heurtaient du poing ou du bâton sur les planches, ou tintaient du couteau sur les gobelets. Sous ces arbres géants, les cuisines aux brasiers énormes, aux ustensiles démesurés, la fumée des viandes rôties, les barriques où s’emplissaient les dames-jeannes, tout cela donnait l’idée de quelque festin gargantuesque.

Parfois, dominant le brouhaha des conversations et le cliquetis des fourchettes, une voix de femme irritée s’élevait, que suivait le bruit d’un soufflet retentissant, réponse d’une servante à quelque brutal échauffé par le vin.

Du vaste champ de foire voisin, ombragé par des châtaigniers aux puissantes ramures, montait une rumeur assourdissante d’arche de Noé : hennissements de chevaux, braiments d’ânes incontinents, bêlements de brebis, sourds mugissements de bêtes aumailles, cris aigus des cochons et des coches sous le coutelet du châtreur béarnais en béret bleu, qui opérait dans un coin, à l’écart.

Après avoir fait attacher leurs bêtes à une corde tendue entre deux arbres en manière de râtelier, le notaire et Daniel parcoururent le foirail. Çà et là ils rencontraient des personnes de connaissance, des maires à qui Daniel avait eu affaire, — comme M. du Guat, qui demanda poliment au docteur des nouvelles de son projet d’assainissement, — et l’adjoint-sourcier d’Échourgnac. Puis M. Cherrier, apercevant une de ses pratiques, lui remit une expédition de contrat tirée de ses poches, qu’on voyait bourrées de papiers comme toujours. Ils trouvèrent là encore des propriétaires du pays : M. Carol, qui témoigna quelque froideur, M. Servenière, grand complimenteur ou « flacassier ». Le curé de la Jemaye était là aussi, surveillant ses métayers de Vauxains qui avaient amené des bœufs, ainsi que M. de Fersac, qui cherchait un cheval de cinquante écus, un « fusil » pour faire les corvées et ménager sa bonne jument.

— La petite est guérie, maintenant, dit-il au docteur en lui donnant une poignée de main ; tout le jour, elle chante comme une fauvette !

— Tant mieux, tant mieux ! J’en suis bien aise.

En passant au milieu des bœufs et des vaches accouplés au joug, et derrière les rangées de chevaux à vendre marqués d’un bouchon de paille à la queue, le docteur faisait remarquer à M. Cherrier la diversité des types humains. Il lui montrait un groupe de gens faisant un marché, vendeur, acheteur, accordeurs, et les badauds alentour.

Voyez disait-il cet homme grand, large d’épaules, rouge de teint, vigoureux : c’est un Charentais qui boit du vin, même de l’eau-de-vie, et habite un pays « santeux », comme on dit. Celui-là, moins grand, brun, sec, aduste, à l’œil vif, qui veut lui vendre ses bœufs, est un Périgordin des plateaux calcaires salubres qui séparent les vallées de l’Ille et de la Drone. Il boit du vin aussi, de la piquette au pis-aller, et mange du pain de froment mélangé de seigle. Pour les autres, ce sont tous paysans de la Double, nourris de mil, de maïs et abreuvés d’eau malsaine. Voyez leur petite taille, leur corps chétif, leurs membres grêles, leur regard morne, leur barbe rare, leurs cheveux ternes ! Pas de doute possible : tous ont eu et auront encore les fièvres. Parmi ceux-ci, deux sont plus sérieusement atteints et ne feront pas de vieux os. Ils ont le foie malade : leur teint jaune, terreux et leur attitude penchée à gauche l’indiquent assez.

Parfois, dans cette foule de paysans rabougris, se dressait un homme de haute stature, aux cheveux blonds, aux yeux bleus, et quelque autre plus svelte, au teint basané, aux cheveux noirs crespelés, au nez finement arqué. Lors, les considérant, le docteur disait à son compagnon :

— Qui sait ? c’est peut-être là une goutte de sang normand et une goutte de sang sarrasin qui, depuis les invasions, reparaissent en affirmant le caractère de la race.

Comme ils regardaient promener sur la lisière du champ de foire un étalon du haras de Biscaye-lez-Échourgnac, que son propriétaire produisait pour le faire connaître, Jannic aborda son maître en levant le bonnet :

— Notre monsieur, Mériol a vendu les moutons, votre consentement réservé.

— Il s’y connaît mieux que moi : dis-lui de faire comme il l’entendra !

Jannic s’en étant retourné vers Mériol, les deux amis furent en curieux à la fontaine miraculeuse de saint Eutrope, qui venait d’être bénite.

Des estropiés étaient là, en nombre, qui avaient mis à nu leurs misères et exhibaient aux yeux des passants des bras desséchés, tordus, rongés par un ulcère ; des genoux ankylosés, des jambes sphacélées ou envahies par le feu Saint-Antoine, autrement dit érysipèle, ou encore gonflées par des tumeurs malignes. En attendant leur tour de tremper dans l’eau curative le membre malade, ces misérables imploraient à grand renfort de clameurs piteuses la charité des bonnes âmes.

En ce moment, des femmes étaient assemblées autour de la fontaine. Il y en avait une douzaine environ, paysannes de la Double et femmes des cantons voisins. Pour la plupart, leur corps malingre, chlorotique, vieilli prématurément par la fièvre, expliquait la stérilité. D’autres, plus rares, accusaient par leur air de santé même un vice de conformation organique. Enfin une dernière, petite boutiquière dans quelque villette voisine, à en juger par son habillement, était d’une monstrueuse obésité.

Toutes ces pauvres affligées formaient le cercle autour du bassin de la fontaine, étalant des deux mains leurs cotillons pour empêcher la vue aux indiscrets. Puis chacune d’elles à son tour s’approchait du bord et, naïvement, accomplissait le rite antique.

Lorsque toutes eurent fait, elles allèrent à la file piquer une épingle dans le bois d’une vieille croix plantée là près, et déposer ensuite leur offrande dans un pot de terre placé à son pied. Après quoi elles se dispersèrent, avec la confiante certitude d’être relevées de leur humiliation, et d’avoir un enfant dans l’année.

Comme elles s’en allaient, devant trois d’entre elles se trouva un cul-de-jatte, fabriqué sans doute par mutilation dans le Guipuzcoa, qui sautelait aux abords de la fontaine depuis le commencement de la cérémonie. Et, cyniquement, il leur promit la guérison à toutes les trois par son officieuse et infaillible intervention : elles s’écartèrent ainsi qu’à l’aspect d’un crapaud.

— Sale bête ! fit l’une d’elles en son patois d’Aubeterre.

Cependant Daniel, songeur, considérait le lieu.

— Depuis des milliers d’années, finit-il par dire à M. Cherrier, les femmes bréhaignes des environs viennent là, mues par l’espérance. Le vacerre trempait dans les eaux bienfaisantes le rameau de verveine sacrée au moment où les premiers rayons du soleil les frappaient. Au druidisme proscrit succéda le paganisme gallo-romain qui bâtit en ce lieu un édicule ou cancel grillé, dédié au génie de la fontaine. À la place de ce petit monument, le christianisme vainqueur éleva au bon saint Eutrope une chapelle qu’on a démolie sous la Révolution pour construire la chaussée de l’étang là au-dessous… Eh bien ! à travers toutes ces transformations et tous ces changements de déités subalternes, la même superstition a persistée : successivement, les femmes stériles se sont adressées à la fée celtique, à la nymphe fontinale et à saint Eutrope pour être guéries de leur infécondité. Toutes ces mutations n’ont pu entamer la foi populaire à une mystérieuse puissance locale, susceptible d’être gagnée par des pratiques ingénument symboliques.

— C’est l’ignorance du peuple entretenue par les prêtres de toutes les religions qui a perpétué cette superstition-là ! dit M. Cherrier.

— Peut-être bien !… Mais quoi ! les savants, les intelligents ont aussi leurs faiblesses et leurs superstitions… Combien de gens du monde croient à la vertu d’un fétiche personnel ou du trèfle à quatre feuilles, redoutent le nombre treize et le vendredi ! Le comte de Saint-Germain, puis Gagliostro ont fait courir tout Paris, et Napoléon consultait mademoiselle Lenormand… Lorsqu’on voit les croyances celtiques aux fées, au drac, — las fadas ou fachiliéras, lou drac, — survivre parmi nous sous trois couches de religion superposées, il en faut bien conclure que l’homme est un animal superstitieux de nature. Quand une chose mystérieuse s’est ainsi logée dans les cerveaux d’une race, elle n’en sort plus. Par exemple, de nos jours, le peuple de ce pays s’exprime sur la mort comme ses ancêtres des forêts aquitaniques. Les Gaulois mettaient dans le tombeau des leurs une figurine sur laquelle était gravée une inscription signifiant que le mort avait payé le tribut. Eh bien ! après des milliers d’années, lorsque le paysan ouït la cloche de sa paroisse qui sonne le glas funèbre, il dit philosophiquement du trépassé : « A pagat e deven ! »

Tout en devisant, Daniel et M. Cherrier revinrent vers les foirails, qui commençaient à se dégarnir. Des couples d’amoureux gagnaient sournoisement les taillis voisins, et des paysans prenaient le chemin de leur village, emmenant une paire de vaches, ou portant sur l’épaule le joug des bêtes vendues. Quelques marchands, ayant fait leur foire, touchaient devant eux des troupeaux de porcs ou de moutons, cependant que des maquignons du dernier ordre conduisaient par le licol du chef de file des chevaux attachés à la queue leu leu.

— En voici qui sont destinés aux marais à sangsues du Bordelais ! fit Daniel.

Il désignait du doigt cinq ou six vieux chevaux éclopés, galeux, crevassés, couverts de plaies dégoûtantes, laissant deviner sous leur peau trouée en plus d’une place un squelette lamentable, portant des fongosités hideuses et vacillant sur leurs jambes suintantes.

— Qu’est-ce donc que ces marais ? demanda M. Cherrier.

— C’est des endroits où se pratique l’élevage des sangsues médicinales : une industrie nouvelle… Pauvres bêtes ! On les campe dans le marais, où les retient une corde nouée à un piquet : les sangsues se collent à leurs membres et les saignent peu à peu. Bientôt les genoux de la victime épuisée fléchissent, elle s’affaisse et se couche dans l’eau. Ce serait, la mort, la délivrance ; mais l’homme est là ! Il met sous la tête du malheureux cheval une pierre qui la soutient hors de l’eau et lui défend de se noyer. Alors des milliers de ces bestioles avides s’appliquent à ce misérable corps, et lui tirent ce qui lui reste de sang, goutte à goutte. Ce supplice dure plusieurs jours. Le passant qui longe le marais aperçoit une forme noire émergeant à peine de l’eau et croit à un cadavre de cheval jeté là. Mais un faible mouvement, impuissant à chasser les animaux qui le dévorent, indique assez que ce cadavre-là respire encore et agonise lentement, lentement !… Et suprême horreur, quelquefois, l’hiver, des bandes de corbeaux s’abattent sur cette chair torturée jusqu’à l’invraisemblable et la déchiquettent encore vive en commençant par les yeux !… Ah ! l’homme est ingénieusement cruel !

— Tu as raison, mon ami ! L’intérêt, la cupidité, le rendent impitoyablement féroce, non seulement pour les bêtes, mais pour ses semblables… Puisque nous parlons de sangsues, avise-moi là-bas ton cousin de Légé en colloque avec un pauvre diable qu’il suce depuis dix ans, et qu’il va faire exproprier un de ces jours !… Ah ! le voilà qui congédie sa victime humblement courbée devant lui, le chapeau bas : il nous a vus et vient à nous.

En effet, M. de Légé aborda les deux amis, et, après les politesses réciproques, il dit à Daniel :

— Je suis bien aise de vous rencontrer : j’allais envoyer au Désert pour vous prier de venir à Légé.

— Vous avez quelqu’un de malade ? demanda promptement le docteur.

— Malade, peut-être pas précisément : c’est pour Minna… Cette petite me préoccupe. Elle a toujours été un peu capricieuse, comme une enfant gâtée ; mais, présentement, elle devient fantasque. Tantôt elle court toute la journée sur sa jument, tantôt elle garde le lit. Voilà le second jour qu’elle ne s’est levée et n’a pris que du bouillon.

— De quoi se plaint-elle ? fit le docteur.

— De tout… et de rien en particulier.

— Ce n’est sans doute qu’un petit malaise passager, mais enfin j’irai la voir demain…

— Te voilà repris, mon pauvre Daniel ! dit le notaire dès que M. de Légé les eut quittés.

— Oui… mais pas pour longtemps ! fit l’autre, pensif.

Sur cette réponse, tous deux allèrent querir leurs bêtes. Devant la corde ils retrouvèrent le curé de la Jemaye, dont le garçon de l’écurie en plein air bridait la jument.

— Si vous le voulez bien, messieurs, dit le brave homme de prêtre, nous ferons un bout de chemin ensemble : justement, j’ai à causer d’une petite affaire avec monsieur le docteur.

— Qu’il s’agisse d’une affaire, soit ! fit le notaire en guignant la bonne mine du curé ; si vous disiez que c’est pour une consultation, personne ne voudrait vous croire !

Le curé sourit en regardant Daniel d’un air d’intelligence qui fut désagréable à celui-ci : Minna, sans doute, avait avoué à son confesseur de campagne les petites privautés qu’elle avait laissé prendre à son cousin, et le regard de ce confident les commentait avec une indulgente malice. Mais non ! le jeune homme, en cheminant, apprit bien vite pourquoi l’abbé avait ainsi l’air satisfait : c’est qu’il avait deviné juste au sujet de Fréjou.

— Vous savez, mon cher monsieur, ce que je vous dis lorsque vous vîntes au presbytère en quête de renseignements ? Eh bien, je ne m’étais pas trompé ! Le voisin consentirait à assainir le bourg, à se préserver des fièvres, lui, sa famille et ses voisins, moyennant dix écus par an. La pêche de son étang n’a guère donné, ce carême, parce que les loutres s’y étaient habituées : c’est pourquoi il ferait ce « sacrifice », comme il dit en geignant.

Et le bon curé eut un rire joyeux.

— Ma foi, répondit Ie docteur, quoique je ne sois pas riche, pour la rareté du fait, je veux bien faire une fois l’expérience de payer les gens afin qu’ils se laissent guérir !… Un de ces jours, je passerai à la Jemaye m’entendre avec ce finaud de Fréjou.

— À votre service, si je puis vous être utile ! fit le curé.

— Je vous remercie, ce n’est pas de refus.

— Alors, au plaisir, messieurs ! Je tourne par ici.

— Bonsoir, monsieur le curé !…

Comme ils arrivaient au Désert, le notaire dit à Daniel :

— Allons, adieu, je m’en vais à la maison.

— Restez donc ! c’est demain le premier mai : nous ferons la fête de l’ail nouveau, et, selon le vieux rite, nous percerons un barriquot de vin blanc !

— Merci, mon ami : vois-tu, j’ai demain, à la première heure, un rendez-vous de paysans à l’étude.