L’Ennemi de la mort/36

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy (p. 421-434).


XXXVI


Et, maintenant Daniel était seul. Comme un grand chêne battu par les orages, il restait debout, mais ébranché. Plus de famille, point d’amis, pas de connaissances, rien. Gavailles lui-même, déçu, dans son espoir, l’avait entièrement abandonné. Les bêtes domestiques avaient disparu : le second César était mort de vieillesse comme son père, après une longue carrière de chien ; l’ânesse était morte aussi, ses dents usées ne pouvant plus broyer l’herbe, et la chèvre avait été mangée par les loups ; la petite grange était vide. Dans sa misérable demeure, le délaissé vivait d’une existence réduite à la simplicité primitive. Le soin de sa nourriture n’allait pas au delà du besoin absolu. De la bouillie de millet ou de blé d’Espagne, des pommes de terre cuites à l’eau, des châtaignes rôties sous la cendre de l’âtre étaient l’ordinaire de ses repas. La nécessité d’aller à Mussidan pour avoir du pain l’ennuyait, il y renonça. Ses vieux vêtements souvent rapiécés par Sylvia, offraient un aspect minable, mais il ne s’en souciait. La seule chose sur laquelle il gardait quelque délicatesse était la propreté de son linge, qu’il lavait lui-même avec de la saponaire.

Pour ce qui est du travail de la terre, n’ayant plus d’animaux, il labourait à bras. Le soir, sa bêche luisante sur l’épaule, il rentrait dans la maison déserte et préparait son frugal repas.

Après avoir plié, un instant, sous les coups de la fortune adverse, il s’était relevé, armé de courage, avait recouvré son égalité d’âme, et, n’ayant plus à souffrir qu’en sa personne, se sentait désormais invincible, par sa force de volonté et son mépris des hasards.

Chose étrange, depuis qu’il n’était plus un médecin bourgeois, un praticien exerçant officiellement, certains paysans reprenaient pour lui quelque peu de considération craintive. Son air caractéristique de vieux terrien misérable, sa barbe grise, ses yeux scrutateurs, sa vie solitaire qui prêtait aux suppositions mystérieuses, tout cela concourait à le faire passer pour sorcier dans l’esprit de quelques voisins : un sorcier comme le défunt Gondet, — plus puissant toutefois, qu’ils redoutaient comme ayant « la méchante vue ».

Quant aux bourgeois de la Double, quoiqu’ils l’eussent un peu oublié, ils se souvenaient parfois de lui comme du parpaillot, de l’homme aux doctrines subversives, aux projets spoliateurs, de l’ennemi, en un mot, mais ennemi dédaigné pour son impuissance et sa prétendue folie.

Eux n’avaient guère changé non plus. Si d’aucuns étaient morts, les survivants étaient toujours les mêmes hommes, égoïstes préoccupés d’intérêts matériels, la plupart de moralité faible et de conduite irrégulière. M. Carol de la Berterie vivait toujours dans un désordre confinant à la crapule. M. Trécand, M. Grandtexier et les autres étaient toujours injustes et cupides, durs et insolents avec les paysans, tutoyant les vieilles grand’mères et faisant appeler « Monsieur » leur petit-fils en bourrelet. Le seul changement notable qu’on pût remarquer en eux, c’est que de carlistes fervents ils étaient devenus philippistes convaincus. L’héritier de Minna, petit cousin du côté maternel, découvert par maître Durier dans une métairie du Libournais, s’était rapidement mis à la hauteur de ces messieurs depuis son installation au château de Légé : il se montrait, comme eux, exigeant et rapace. M. des Garrigues, l’austère juge de paix acoquiné à sa gouvernante, avait passé lui-même du côté du manche, et, grâce à ses protestations hypocrites de dévouement à la monarchie de Juillet, avait conservé sa place.

Le clergé, lui aussi, après la première bourrasque, était remonté sur sa bête. Les curés, quoique regrettant le roi de droit divin, s’arrangeaient du roi citoyen. S’ils n’avaient plus tout à fait la même influence que jadis, ils gouvernaient encore l’esprit du paysan.

Sauf les cheveux gris, M. de Bretout, lui, était toujours pareil, royaliste enragé, brutal, viveur et débauché. Après avoir végété quelques années au presbytère de la Jemaye, près de son oncle, il avait eu « la chance », — pour parler comme les gens de la Double, — il avait eu la chance d’épouser une courtisane sur le retour, fille d’ordre qui, de ses économies, avait acquis dans le pays une ancienne abbaye de Bernardins appelée Bellecombe, avec les bois, les étangs et les métairies en dépendant.

Le vicomte était logé, nourri, entretenu à l’abbaye, qui n’était pour l’ex-fille galante qu’une villégiature, et recevait une pension de mille écus, à la condition de laisser à madame une liberté entière, et de ne pas mettre les pieds à Paris où elle persistait à résider.

M. de Bretout palpait exactement cet argent de provenance impure, et faisait à Bellecombe, comme auparavant à la Maison du Roy, de petites parties de débauche avec des gaupes villageoises et de vieux camarades. Il ne paraissait pas comprendre son infamie et en plaisantait même parfois, au milieu d’une petite fête :

— À la santé de la vicomtesse, ma chère épouse, qui a fait fortune par gentille industrie !

Et les amis applaudissaient, jugeant cette saillie très Régence.

Au surplus, maints bourgeois, maints notables du pays, n’avaient pas plus de scrupules, et, tout comme les manants, admiraient le vicomte pour son bonheur :

« Ah ! il n’était pas homme à refuser une bonne aubaine comme cet imbécile de docteur Charbonnière ! »

Encouragé par l’approbation générale, M. de Bretout n’était pas d’humeur à s’interdire aucune frasque. Un jour qu’il revenait de Mussidan avec deux compagnons de plaisir, il aperçut Daniel assis sur le rebord d’un fossé, se reposant près d’un faix de bois qu’il rapportait chez lui. Lors, arrêtant son cheval :

— Tenez, mon brave homme ! fit-il en lui jetant un sou.

Et, poursuivant son chemin sans voir le regard méprisant du docteur, il gaussait en disant à ses acolytes :

— Jamais je ne donnai un sou avec plus de plaisir ! parole de gentilhomme !

Quelque temps après cette farce indécente, il arriva au vicomte un grave inconvénient, qui fut sa mort survenue rapidement par la suette miliaire, laquelle en ce moment ravageait le Périgord, — avec l’aide, il est vrai, du vieux docteur Mezurier, mandé bien vite près de lui. — Ne sachant comment traiter cette maladie alors peu connue, le brave médecin, au lieu de se borner à l’expectative, fit comme la plupart de ses confrères, surchargea son malade de couvre-pieds et d’édredons, après l’avoir saigné à blanc. Ainsi mourut pitoyablement l’illustre M. de Bretout, avec beaucoup de gens traités par le même procédé.

À l’occasion de cette épidémie, les paysans de son voisinage appelèrent Daniel, mais plutôt comme sorcier, leveur de sorts, qu’en sa qualité de médecin. Lui, tout d’abord, fut frappé de certaines analogies que présentait la suette avec la fièvre typhoïde, et, en conséquence, il la traita d’après le même principe, qu’il avait suivi autrefois lors de la maladie de Sylvia, et encore depuis. Au lieu d’étouffer les malades sous des amas de couvertures, il les fit sortir, se promener au grand air, manger et boire modérément. Les autres médecins d’autour de la Double jetaient les hauts cris contre ce confrère indiscipliné, le nommaient « charlatan ! médicastre ! vétérinaire ! empirique ! assassin !… » Lui les laissa dire, et fit bien : car il sauva tous ses malades, tandis que les autres tuèrent les trois quarts des leurs.

L’épidémie cessant, le docteur ne quitta plus les Essarts, où il reprit sa vie ordinaire dans une parfaite solitude ainsi qu’auparavant. Et, nul de ceux qu’il avait soignés avec un dévouement exemplaire n’eut l’idée de lui témoigner sa gratitude en manière quelconque.

En songeant à cela, Daniel souriait : « Si j’ai fait un peu de bien, se disait-il, ce n’est pas pour en être payé par de la reconnaissance… »

Il y eut pourtant une exception. Un jour, tandis que le docteur cueillait des épis de maïs, il vit venir à lui une fillette d’environ quinze ans, aux cheveux blond de lin, aux yeux bleu de faïence, sa cape de grosse bure sur la tête, car il bruinait. Il soupira, songeant à Noémi.

— Monsieur Daniel, dit la drôlette, en patois, lorsqu’elle l’eut joint, je vous apporte une paire de chausses. Ce n’est guère pour ce que vous méritez, mais je vous prie de la prendre tout de même.

Et, tirant les bas de sa poche, elle les tendit au docteur.

— Mais pourquoi me portes-tu ça !

— Parce que vous avez guéri mon père !

— Mieux vaut que tu les gardes pour lui, ma fille.

— Oh ! monsieur Daniel ! dit la petite, dont les yeux se mouillèrent ; j’ai filé la laine, j’ai fait les chausses moi-même : prenez-les, je vous en prie !

— Donne, mon enfant ! répondit le docteur, touché de cette gentille requête.

— Elles vous iront bien allez ! continua la visiteuse ; lorsque vous veniez chez nous, j’ai bien fait attention à la grandeur de votre pied.

Le docteur se pencha et baisa paternellement la fillette au front :

— Merci, ma petite ! répliqua-t-il, ému.

Et, pendant qu’elle s’en allait, son esprit que toujours chagrinait la noire trahison de Claret eut cette pensée réconfortante :

« Il y a encore du bon chez un peuple qui a des enfants spontanément reconnaissants. Avec l’âge, la misère et la souffrance, ces pauvres gens deviennent durs, égoïstes, ingrats et parfois malhonnêtes. S’ils étaient heureux, ils seraient meilleurs… »


Cette année-là les récoltes de la Saint-Michel étaient à peine rentrées que les pluies d’automne survinrent, abondantes, et bientôt la Double inondée ne fut plus qu’un immense marais. Le plus souvent Daniel restait au logis, n’ayant que faire aux champs. Pourtant quelque instinct d’activité le poussait quelquefois dehors, malgré la pluie. Il endossait alors sa vieille peau de bique, réparée en plusieurs endroits par Sylvia, et s’en allaient aux alentours d’un pas lent, la tête penchée, s’arrêtant de-ci de-là, observant et réfléchissant.

« À quoi peut-il bien penser ? se disaient ceux qui l’avisaient par hasard.

Revenu dans sa pauvre demeure, il s’occupait à peine du ménage. De plus en plus, par goût et par nécessité, il simplifiait sa nourriture. L’ennui d’aller fréquemment au loin faire moudre le maïs l’avait fait renoncer à l’employer en farine : il le mangeait grillé ou bouilli, comme les Indiens d’Amérique. L’obligation de se rendre à Échourgnac chez l’adjoint sourcier pour avoir du sel lui était désagréable : il s’accoutuma finalement à s’en passer. D’ailleurs les petites ressources que se procurait Sylvia pour ses menues dépenses, en allant vendre au marché quelques douzaines d’œufs ou même, plus rarement, une paire de poulets, lui faisaient défaut. À la lettre, il n’y avait pas un liard chez lui. Pour cette raison, il supprima encore les chandelles de résine dont il s’éclairait, et prit l’habitude de se coucher à la nuit, comme de se lever au jour. Il conservait le feu sous la cendre, et, s’il arrivait qu’il s’éteignît, battait le briquet. À chaque renoncement le solitaire se répétait : « Que de choses desquelles on peut se passer ! »

Le temps était long à vivre ainsi, cloîtré depuis les premiers jours de l’automne humide et pluvieux jusqu’à la fin de l’hiver souvent pluvieux de même, brumeux, gelé ou neigeux. Mais, Daniel ne souffrait pas d’être comme retranché du monde extérieur : cette vie d’ermite que peu d’hommes auraient supportée, il la préférait à la vie agitée des autres hommes, et, calme, sans hâte comme sans crainte, il en attendait philosophiquement la fin.

Quelques années encore il vécut de la sorte, sans communication avec le dehors, toujours santeux et robuste, grâce à la frugalité, à la sobriété de son régime. Ensuite, peu à peu, il constata que ses forces diminuaient. Il ne s’en étonna point sachant bien que la bonne mère nature nous donne de ces petits avertissements pour nous préparer à la mort.

Quelquefois, le soir, au coin de l’âtre, pendant que le vent d’hiver secouait la chétive demeure, en tisonnant les braises d’où venait une lueur incertaine, il se remémorait, en se les appliquant, ces vers du vieil huguenot Agrippa d’Aubigné :

Quand le baston qui sert pour attiser le feu
Travaille à son mestier, il brusle peu à peu…

Bientôt la fatigue s’aggrava d’un malaise positif, d’une fièvre lente et perpétuelle. Une soif ardente tracassait Daniel ; il lui semblait que la vie se retirait sans cesse de son corps autrefois si vigoureux. Alors, toujours paisible et serein, il empoigna sa bêche, et dans le jardin, tout près de l’endroit où dormait Sylvia, il commença de creuser sa fosse, à lui. Chaque jour, il ôtait quelques pelletées de terre, puis, las, il s’arrêtait, pour continuer sa tâche le lendemain.

« Épargnons, se disait-il, cette peine au fossoyeur… Aussi bien ne trouverait-on pas, après ma mort, dix sols pour le payer !

Un soir la fosse étant profonde assez, Daniel en sortit avec effort et contempla longtemps le trou béant où il allait bientôt se reposer et se dissoudre. Et, pensif, il se disait :

« Tout ce qui est corporel se perd très vite dans la masse totale de la matière ; tout ce qui agit comme cause particulière est repris très vite par le principe actif du monde ; et la mémoire du tout est très vite engloutie dans l’abîme du temps. »

Quelques semaines encore, malade, exténué, Daniel languit, « traîna ». Sa maigreur était invraisemblable : la chair, consumée par le mal, avait disparu : il ne restait plus que la peau très large recouvrant les os. Ses jambes molles ne pouvaient plus le porter ; il n’avait plus la force d’aller au jardin, où il avait apprêté son gîte suprême. Dans la maison il se mouvait péniblement, se soutenait aux murs comme un petit enfançon. Puis, un jour, il eut une syncope et lors comprit que sa fin était proche. De même que les bêtes sauvages, sentant la mort venir, se cachent au plus profond des bois, Daniel, les contrevents clos, s’enferma dans la cassine, et, tout habillé se coucha pour mourir.

De longs mois s’écoulèrent. Les bûcherons qui suivaient la sente à l’orée de la lande, les braconniers qui traversaient les bruyères, n’apercevaient plus au loin le parpaillot fouissant la terre, ou se reposant les mains jointes sur le manche de sa bêche ; ils se demandaient ce qu’il pouvait bien faire. Leur curiosité s’excitant, quelques-uns passèrent plus près de la maison et, la voyant bien close, ils supposèrent une absence de l’habitant : « Peut-être était-il aller crever dans quelque hôpital ?… » Enfin, comme la bicoque restait toujours obstinément fermée, un petit pâtre glissa un coup d’œil à travers une fente d’un contrevent, découvrit dans l’ombre une vague forme humaine étendue sur un lit, et se sauva épouvanté.

Le maire, averti, vint avec des hommes. Par une lucarne du grenier, l’un d’eux pénétra, et, tout étant ouvert, le cadavre du docteur apparut, desséché, parcheminé, comme momifié par le froid et le temps.

— On dirait une de ces carcasses recueillies dans le caveau de Saint-Michel ! s’écria le maire qui jadis avait fait le voyage de Bordeaux.

Sur une petite table boiteuse, calée avec une brique la vieille bible de famille était béante, à l’endroit où sur des feuillets blancs, était inscrite la généalogie des Charbonnière.

Après son article à lui, qui la terminait, Daniel avait écrit, d’une grande écriture droite et ferme, ces lignes que le maire lut, ses besicles mises :


« La mort est comme la naissance une opération de la nature, une nouvelle combinaison des mêmes éléments. »


Sorti de la maison, le magistrat rural, en voyant le trou qui attendait un corps s’écria gaillardement :

— C’était un fier original, ce parpaillot ! Comme les chartreux de Vauclaire, il a creusé sa fosse lui-même !… Il n’y a qu’à l’y mettre, ajouta-t-il.

Ainsi fut fait. Puis, lorsque la fosse fut comblée, le maire, en se rappelant toute la vie du défunt, dit par forme d’oraison funèbre :

— Cet homme était fou !

Après cela, les contrevents étant accrochés intérieurement au moyen des « renards » ou crochets, la porte fut refermée, et le maire emporta la clef dans sa poche, et la bible sous le bras pour rédiger l’acte de décès :

— Quand viendront les héritiers, on leur donnera tout ça.

D’héritiers il n’en vint pas, pour la bonne raison qu’il n’y en avait point. Cependant rien ne se perdit du pauvre héritage. Au bout de quelques jours, les voisins se dirent qu’il était trop bête de laisser pourrir et manger aux rats la « besogne » qui était dans la grangette. Et, en un rien de temps, les pommes de terre, le blé d’Espagne, le millet, tout disparut.

De la grange les mêmes braves gens, enhardis, passèrent à la maison. Les méchants meubles étaient de piètre valeur, tout étant usé, brisé, vermoulu, et le peu de linge écharpillé. Mais cela pouvait servir encore : pourquoi le laisser perdre dans cette bicoque abandonnée ?

Et, chacun emportant, qui une bancelle, qui un pot de fonte, ou une table disloquée, ou une méchante couette, ou quelque autre objet mobilier à sa convenance, sans plus de délai le déménagement fut opéré.

Puis, les héritiers ne se montrant toujours pas, un bonhomme qui se faisait construire une maisonnette dans un hameau d’alentour estima commode de choisir là ses matériaux.

Il pleuvait partout dans la cassine : pourquoi laisser tout moisir et s’abolir inutilement ? Les tuiles, les briques, les bois de charpente furent successivement enlevés, ainsi que la porte, les fenestrous et les contrevents, et bientôt il ne resta plus que l’emplacement rasé de la chétive demeure des Essarts.

Alors les défrichements s’effacèrent ; les ajoncs, les bruyères, les genêts envahirent le jardin, étouffèrent les plantes et les arbres cultivés. Puis, les ronces et les herbes sauvages foisonnèrent sur les décombres épars des bâtiments. Tout vestige humain avait disparu : la lande avait repris possession de son domaine.



Depuis plus de soixante ans que le docteur Charbonnière est mort, ses idées ont germé. Ce qui de son temps avait été qualifié de spoliation s’est fait sans protestation aucune et des choses prétendues impossibles ont été accomplies sans difficulté. Maintenant les étangs insalubres de la Double sont détruits ; les quelques autres qui subsistent sont encaissés, inoffensifs. Les nauves et les marécages sont desséchés, convertis en prairies et les ruisseaux redressés. Un réseau de routes agricoles couvre le pays comme d’une immense toile d’araignée, aide par ses fossés au drainage des eaux, et par ses larges percées au drainage des miasmes humides et malsains. L’usage du chaulage se répand partout. De grands espaces défrichés sont plantés de vignes. Des écoles ont été créées dans toutes les communes. Des habitations mieux bâties et plus saines ont remplacé les cabanes d’autrefois. Les bourgs ont un aspect riant. À Échourgnac, autrefois misérable hameau sordide et infect, il y a des maisons propres, une caserne de gendarmerie, un bureau des postes et télégraphes.

Beaucoup des grandes propriétés sont morcelées aux mains de plusieurs. La terre de Légé est dépecée et le château, détruit par un incendie, est remplacé par une importante ferme carrée où le travail libre est en honneur. Enfin, la moralité s’élève, la superstition s’évanouit, la misère recule — et la fièvre est vaincue !

Entre tous les moyens d’amélioration préconisés par le docteur Charbonnière, un seul n’a pas été mis en pratique. Les communes de la Double appartiennent toujours aux quatre ou cinq cantons avoisinants ; mais une association les a groupées entre elles, et leur a donné une sorte d’unité de fait dans un comice où se traitent toutes les questions qui intéressent la prospérité agricole du pays.

Comme dans toutes les sociétés de ce genre, on banquette à l’issue de la réunion annuelle, et, comme dans tous les banquets, on discourt au dessert. Les convives expansifs se félicitent et fraternisent avec un enthousiasme communicatif. À cette heure-là, tous ont des lunettes roses, et quelques-uns prennent leurs ardents désirs pour des réalités : pas plus de loups que dans les bergeries de M. de Florian ! plus de vipères, messieurs !

Puis des orateurs synthétisent les vues particulières, magnifient les réels progrès accomplis, et saluent l’ère de prospérité qui s’ouvre pour la contrée. Alors les approbations chaleureuses grisent quelques têtes généreusement optimistes.

L’un déclare que la Double deviendra « une petite Normandie » ; l’autre affirme qu’elle sera « la Charente du Périgord » ; — et cela veut dire, en langage ordinaire, qu’elle produira du beurre comme celui d’Isigny et des eaux-de-vie « fine Champagne », comme celles de Segonzac. — Un troisième ajoute qu’il y a en Double des futaies aussi majestueusement pittoresques et belles que la forêt de Fontainebleau… L’assemblée, enflammée de patriotisme local, applaudit bruyamment à ces imaginations, et quelques-uns croient fermement à ces prédictions hardies.

Il ne faut pas trop s’étonner de tout cela : les eaux de la Double s’en vont à l’Ille et à la Drone, qui portent leurs flots réunis à la Dordogne, laquelle se jette dans la Garonne… Ainsi la Double serait comme qui dirait une Gascogne approximative…

Mais parmi les convives, membres du comice, orateurs officiels, discoureurs, écouteurs bourgeois campagnards, qui applaudissent aux progrès déjà certains ou prédits, et parmi la foule des paysans curieux accourus, nul ne se souvient du docteur Charbonnière, de l’homme au grand cœur, aux idées généreuses, qui le premier conçut le projet de régénérer la Double, — du pauvre parpaillot bafoué qui là-bas, quelque part, sous la lande grise, dort paisiblement de l’éternel sommeil.


FIN