L’Ennemie intime/1/1

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Édition de l’Illustration (228-231 Voir et modifier les données sur Wikidatap. 10-12).


PREMIÈRE PARTIE

I


La fenêtre ouvrait dans la galerie même qui entoure de ses arcades aux piliers trapus l’antique place des Cornières.

6 heures, à peine, et déjà c’était la nuit sous le plafond bas de cet entresol où se tenaient M. Capdenat et sa fille. L’air avait le goût poussiéreux des pièces encombrées d’étoffes, mal entretenues et mal aérées. Des rideaux à baldaquin, des portières épaisses imitaient les tapisseries flamandes. Contre les murs couverts d’un papier moutarde à palmettes brunes, s’alignaient des chaises de cuir. Le buffet Henri II, sculpté sous la présidence de Carnot, montrait un luxe confus de colonnes torses, de rinceaux, d’acanthes et deux trophées de gibier sur les panneaux. Un tapis assorti aux tentures cachait la table ronde. La suspension, transformée en lustre électrique, ayant gardé son dôme vert. La cheminée s’enorgueillissait d’une coupe en bronze et de deux candélabres qui ne servaient à rien. De chaque côté se faisant pendant miroitaient les cadres inclinés de deux photographies agrandies.

Devant la fenêtre, une cage, montée sur un pied de bambou, emprisonnait un couple de canaris, et la perspective de la place apparaissait à travers le grillage fin. Nulle part le ciel n’était visible, non plus que les toits à grandes lucarnes et le docker carré de l’église. Ce qu’on voyait, c’était la file des arcades, avec des boutiques enfoncées dans l’ombre, le perron de la Maison des Consuls, le porche de Saint-Martial. Il fallait se coller aux vitres pour apercevoir obliquement la fontaine aux trois lions de pierre, devenue le piédestal d’un affreux Soldat, image symbolique des enfants de Villefarge morts pendant la guerre.

— L’omnibus de ville, dit Geneviève.

Levant sa tête dorée qui brilla faiblement sous la lumière horizontale, elle écouta la trépidation essoufflée d’une voiture qui venait par la route d’Albi.

Le bruit saccadé se rapprochait. Il s’atténua sous la porte Barbecane, puis il éclata, brisant le silence accumulé entre les quatre parois des Cornières. Derrière les rideaux, au seuil des boutiques, des gens guettaient le tumulte de la vieille Ford, épave des stocks américains, qui faisait pour les hôtels le service de la gare.

M. Capdenat, enfoui dans son fauteuil, à contre-jour, semblait ne pas entendre.

— L’omnibus s’arrête ? Non ! Il passe ! Mlle Vipreux n’était donc pas à la gare ? Elle a dû manquer son train !

— Qu’elle crève !

— Papa !

— Qu’elle crève !

Un flot boueux d’imprécations jaillit et s’étouffa en un râle rauque.

Geneviève ne répondait pas. Dans les demi-ténèbres, elle devinait le regard meurtrier des yeux porcins, le tremblement des bajoues, salies de poil grisonnant. Vêtu d’un vieux pardessus en guise de robe de chambre, M. Capdenat emplissait le fauteuil de sa masse, larve énorme, couleur de terre, agitée de tâtonnements convulsifs.

La tête dorée se pencha, s’éteignit, bijou perdu dans la cendre. L’ombre s’épaississait. Geneviève aurait pu donner la lumière en touchant le bouton de l’interrupteur, au coin de la cheminée. Elle n’osait faire ce geste si simple avant que M. Capdenat ne l’eût commandé. Elle n’osait même pas se lever et guetter par la fenêtre l’arrivée de Mlle Vipreux. Toute son énergie désespérée, elle l’avait usée d’un coup, dans une scène épouvantable, en imposant à son père cette gouvernante, choisie par les religieuses de Figeac, puisqu’il ne pouvait retenir chez lui aucune domestique. Épouvantée de sa victoire sur le despote déchu, elle redevenait ce qu’elle avait toujours été devant ses parents, devant son mari : une tremblante petite fille.

Sur ses belles épaules fléchissantes, sur ses bras abandonnés au creux de la robe grise, elle sentait peser et se resserrer l’atroce rancune paternelle… S’excuser ? Se justifier d’avoir raison ? Folie ! on ne discutait pas avec M. Capdenat. On était plus fort que lui, ou plus faible. Plus fort, il vous haïssait. Plus faible, il vous piétinait.

Sur leur perchoir, les oiseaux commençaient à s’engourdir, petites boules jaunes indistinctes, et parfois le mâle agité par le printemps jusque dans son léger sommeil de bestiole rêvait peut-être de sa femelle et pépiait faiblement. Le crépuscule qui les endormait réveilla bientôt le chat noir, tapi contre le fauteuil du maître. Il s’étira, miaula et sauta sur les genoux de M. Capdenat, quêtant les caresses de la grosse main rhumatisante.

— À bas ! fit une voix brutale, et le chat, jeté sur le parquet, se coula vers les pieds de Geneviève.

Elle le prit et le garda dans son giron, tiède compagnon de sa détresse. C’était un matou de race persane noire, balafré dans les batailles amoureuses et dont les oreilles malades s’étaient presque atrophiées. Son crâne large, sa puissante nuque, son poil soyeux étalé en favoris, ses yeux de topaze verdissante lui composaient une tête bizarre de singe ou de hibou. Tressées de muscles d’acier, ses pattes fines s’étendaient et se repliaient pour un voluptueux pétrissage qui faisait saillir les griffes contre les bras de Geneviève. Un mystère habitait la bête intelligente et délicate, et M. Capdenat, qui n’aimait personne, ressentait pour le chat persan une espèce d’affection. Il disait volontiers :

« Mes oiseaux et mon chat Sans-Oreilles, c’est ma famille. »

Peut-être les aimait-il contre ses enfants détestés : le fils, chassé de la maison, après la guerre, malgré ses citations, sa blessure et sa croix ; la fille, mariée à un architecte de Paris, et « trop égoïste », clamait partout M. Capdenat, « pour recueillir chez elle son pauvre père… »

…Tac…

Le timbre de la porte déchira le silence. Geneviève écarta le chat qui ronronnait.

— Une dépêche ?

Elle était déjà dans le couloir, et elle avait fermé la porte derrière elle. Alors M. Capdenat, demeuré seul et pleurant presque de rage impuissante, se mit à blasphémer horriblement, dans ce patois du causse qu’il avait parlé toute son enfance et qui lui remontait aux lèvres.