L’Ennui (Edgeworth)/20

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L’Ennui (1809)
Librairie française et étrangère de Galignani (tome IIIp. 320-345).


CHAPITRE XX.


En entrant à l’hôtel Y*** je trouvai dans le salon deux dames qui parloient assez vivement avec lady Y***. Leur extérieur étoit assez conforme à ce que m’avoit dit mon ami, si ce n’est pourtant que je trouvai la beauté de la plus jeune bien au-dessus de ce que je m’étois imaginé. L’élégance de sa taille, la charmante expression de tous ses traits me remplirent d’une délicieuse surprise qui fit bientôt place à la plus pénible sensation.

« Lady Y***, permettez-moi de vous présenter M. O’Donoghoe. »

Choqué d’entendre prononcer mon propre nom, je faillis à reculer de honte. La plus âgée de ces dames détourna les yeux de dessus moi avec cette indifférence que l’on éprouve pour un étranger insignifiant. La jeune sembla touchée de ma confusion, car bien qu’accoutumée depuis long-temps au mouvement des grandes sociétés, j’étois déconcerté par une situation si neuve pour moi. Ah ! me dis-je intérieurement, combien je serois mieux reçu si j’étois encore le comte de Glenthorn !

J’étois un peu mécontent de ce que Lord Y*** ne me présentoit pas à cette charmante femme, comme il me l’avoit promis, et cependant j’eusse éprouvé, une seconde fois, la mortification de m’entendre appeler par mon vrai nom. Enfin, je fus injuste et je ressentis une impatience et une humeur qui n’étoient pas d’accord avec mon caractère. Lady Y*** m’adressa quelques mots obligeans, et je fis de mon mieux pour y répondre ; bientôt elle s’éloigna de moi, et j’entendis une conversation qui s’entamoit à l’extrémité de la chambre entr’elle et la dame plus âgée.

« Ma chère Lady Y***, savez-vous la nouvelle extraordinaire ; la plus incroyable dont j’aie jamais entendu parler ? Pour ma part, je n’y crois pas, quoiqu’elle m’ait été annoncée de bonne source. Lord Glenthorn, c’est-à-dire celui que nous avons toujours appelé ainsi, se trouve être le fils de… dieu sait qui ; personne n’a pu me dire son nom. »

À ces mots j’aurois voulu me cacher sous terre ; Lord Y*** me prit par le bras et me conduisit dans la chambre voisine. J’ai, me dit-il, quelques camées qui passent pour beaux, ne seriez-vous pas curieux de les voir ?

« Concevez-vous, poursuivit la vieille dame dont j’entendois encore la voix, la porte étoit entr’ouverte, concevez-vous qu’il ait été changé en nourrice ? On lit de ces choses-là dans les romans, mais on ne les rencontre jamais dans le monde, aussi je ne puis y croire. En voici cependant les détails dans une lettre que m’a écrite lady Ormsby ; un forgeron se trouve être le vrai Comte de Glenthorn, et, en cette qualité, il entre en possession du château de Glenthorn et des vastes domaines qui l’entourent. Et cet homme est marié, comme de juste, à une femme de son espèce. Il a un fils, il en peut avoir cinquante. Et voilà où aboutissent nos espérances ; et tous mes projets pour Cécilia s’évanouissent. »

Je sentis que mes traits se décomposoient : « Ne pourrois-je pas me dispenser d’entendre cela, dis-je à Lord Y*** ; si vous permettez, je vais fermer la porte ? »

« Non, me dit-il en souriant et en m’arrêtant, il faut que vous entendiez tout, et cela vous fera grand bien. Vous savez que je suis votre ami, votre guide et votre maître de philosophie. Ainsi donnez-moi liberté entière ; et si l’on parle mal de vous, supportez-le patiemment ; ne voilà-t-il pas un beau buste de Socrate ? »

Ces paroles de Milord me firent perdre quelque chose de la conversation qui avoit lieu dans l’appartement voisin ; les derniers mots que j’entendis, étoient :

« Mais, ma chère, Lady Y***, regardez donc Cécilia. Toute autre à sa place seroit malheureuse et abattue ; point du tout, je ne lui ai jamais vu l’air si satisfait ».

« Oui répondit Lady Y***. Jamais elle ne parut si contente ; mais nous ne devons pas juger d’elle d’après ce qui se passeroit dans l’esprit d’une autre, car qui peut être comparée à mademoiselle Delamère ?

« Mademoiselle Delamère, dis-je à lord Y***, est-ce celle à qui est substitué…

« Le comté de Glenthorn. Justement ; mais, ajouta-t-il en riant, ne laissez pas tomber de vos mains cette tête de Socrate. »

Je perdis encore quelque chose de ce qui se disoit à peu de distance de nous, mais la vieille dame continuant de parler :

« Je veux seulement vous dire, ma chère, que si cet homme eût été tel qu’on le dépeignoit, vous n’auriez pas pu faire un meilleur choix. »

« Ma chère mère, répondit la plus douce voix que j’eusse jamais entendue, j’espère que vous n’avez jamais pensé sérieusement à ce mariage. Vous ne désireriez pas de me voir unie à un homme tel qu’on nous a représenté lord Glenthorn. »

« Pourquoi ? Qu’est-ce qu’on lui a reproché ? Un peu de dissipation et de légèreté. Et s’il avoit assez de fortune pour fournir à ses profusions ; qu’importe ? Les jeunes gens de nos jours sont si extravagans ! Il faut prendre le monde comme il est. »

« Celle qui a épousé lord Glenthorn s’est sûrement conduite d’après ces principes, et vous en avez connu les résultats. »

« Oh ! ma chère, quant à cette femme-là, c’étoit dans le sang. Quelque personne qu’elle eût épousée, elle se fût conduite de la même manière, et l’on m’a assuré que lord Glenthorn étoit un excellent mari. Un de ses cousins m’a conté qu’un jour sa femme, désirant avoir une chaîne d’or pour mettre autour de son cou ou dans ses cheveux, je ne sais plus lequel, à l’instant lord Glenthorn en fit acheter cent aunes, et l’aune valoit trois guinées. Une autre fois elle avoit envie d’avoir un cachemire, le jour suivant il lui en offrit trois douzaines des plus beaux. Voilà Cécilia un époux comme il vous en faut un. »

« Non, ma mère, répondit Cécilia en riant. »

« Vous êtes une fille étrange ; avec vos idées romanesques, je crains bien que vous ne vous mariiez jamais. »

« Du moins, ma mère, ne sera-ce pas à un fou. »

Lady Y***. — Mademoiselle Delamère avouera du moins qu’un homme peut avoir ses travers sans être tout à fait un fou et sans perdre tous ses droits à l’estime ; autrement elle priveroit d’espérance une portion considérable du genre humain.

Madame Delamère. — Quant à lord Glenthorn, je vous assure que ce n’étoit rien moins qu’un fou : n’a-t-il pas vécu pendant trois ans avec une sagesse exemplaire ? Il y a bien long-temps que nous n’avons entendu parler de ses landaus extraordinaires.

Cécilia. — Mais j’ai entendu dire qu’il étoit entièrement dépourvu d’instruction, sans goût pour l’étude, incapable du moindre travail, et qu’il se mouroit d’ennui. Qu’une femme seroit malheureuse avec un pareil époux !

Lady Y***. — Mais que pouvoit-on attendre d’un jeune homme élevé comme l’a été lord Glenthorn ?

Cécilia. — Rien ; et c’est pourquoi je n’ai jamais désiré de le voir.

Lady Y***. — Peut-être mademoiselle Delamère changeroit-elle d’opinion si elle le voyoit.

Madame Delamère. — Il passe pour être très-bel homme. Lady Jocunda Lawler me l’a dit dans une de ses lettres ; elle a été bien près de l’épouser, car le comte en étoit fort épris.

Cécilia. — Preuve certaine que je ne lui aurois jamais plu, car le même homme ne peut pas aimer deux femmes si différentes.

Madame Delamère. — Vous n’y entendez rien, ma fille ; je suis persuadée que si vous eussiez connu le comte de Glenthorn, vous en auriez été amoureuse.

Cécilia. — Cela est possible, si j’eusse trouvé en lui tout le contraire de ce que l’on m’en a dit.

Dans ce moment arriva la compagnie. Lord Y*** fut appelé pour la recevoir ; je le suivis, enchanté de ne pas être le lord Glenthorn. À dîner, la conversation roula sur des sujets généraux ; et lord Y***, avec une politesse amicale et attentive, s’occupa de me faire valoir, sans laisser deviner le soin qu’il y mettoit.

J’eus le plaisir de voir que Cécilia Delamère ne me prenoit pas pour un sot : jamais je n’avois fait tant d’efforts pour ne pas déplaire à lady Géraldine quand j’en étois épris.

Quand toute la société, excepté madame et mademoiselle Delamère, fut partie, lord Y*** me prit à part et me dit :

« Vous me pardonnerez les moyens que j’ai pris pour vous convaincre que vous êtes bien supérieur à l’idée qu’on s’est faite en général du lord Glenthorn. Vous ne trouverez pas mauvais que je vous aie démontré que, lorsqu’un homme est doué d’assez de force d’esprit pour se reposer sur lui-même, et d’assez d’énergie pour tirer parti de ses talens, il devient indépendant des opinions et des discours du vulgaire ; il obtient les suffrages des juges les plus éclairés ; et ce sont eux qui à la longue dirigent le reste du monde. Voulez-vous me permettre de vous mettre en face de votre amie prudente et de votre belle ennemie ? »

« Madame et mademoiselle Delamère, j’ai l’honneur de vous présenter l’ancien comte de Glenthorn. »

Je n’ai qu’un souvenir confus de l’étonnement que montra madame Delamère, mais je n’oublierai jamais la vive rougeur qui anima aussitôt la figure céleste de sa fille. Celle-ci resta dans un silence profond ; mais sa mère s’écria, avec une volubilité toujours croissante :

« Juste ciel ! le lord Glenthorn. J’ai dit…… mais il n’étoit pas dans la chambre. » Ces dames se lancèrent mutuellement des regards dont le sens étoit certainement : Il faut espérer qu’il n’a pas entendu notre conversation.

« Mon cher milord Y***, pourquoi ne pas nous avertir d’avance ? Si par hasard nous eussions parlé mal à propos, vous en auriez été responsable. »

« Certainement, mesdames, répondit lord Y***. »

« Mais sérieusement, dit madame Delamère, est-ce à lord Glenthorn, oui ou non, que j’ai le plaisir de parler ? Je crois que tout à l’heure j’avois commencé à raconter une bisarre histoire qu’on m’avoit apprise ; mais peut-être elle est controuvée et mes correspondans ont voulu s’amuser de ma crédulité. Je vous certifie que je n’ai pas été dupe ; je n’ai jamais cru la moitié de cette histoire. »

« Vous pouvez la croire tout entière, lui répondis-je ; l’histoire est vraie en tous ses points. »

« Oh ! mon cher Monsieur, que je suis fâchée d’apprendre que ce n’est pas une imposture ; et le forgeron est réellement Comte de Glenthorn ; et il a pris possession du château ; il est marié et il a un fils ! Que vous êtes malheureux ! tout ce que je puis vous dire, c’est que je voudrois de tout mon cœur que vous fussiez encore Comte de Glenthorn. »

Madame Delamère ayant appris de Lord Y*** les circonstances de ce qu’il vouloit bien appeler ma belle conduite, trouva que j’avois certainement agi avec beaucoup de générosité ; que peu de personnes à ma place eussent cédé une fortune dont je m’étois vu si long-temps légitime propriétaire. Posséder et garder sont tout un devant la loi ; et elle ne pouvoit s’empêcher de penser que j’avois agi au moins imprudemment, en ne portant pas l’affaire devant les tribunaux.

Je fus consolé des reproches qui sortoient de la bouche de madame Delamère par l’air de satisfaction qui se manifesta dans les yeux de sa fille. Après cette visite, Lord Y*** m’invita une fois pour toutes à fréquenter sa maison ; j’y rencontrai souvent mademoiselle Delamère et j’eus beaucoup d’occasions de la comparer avec l’image qui m’étoit restée de Lady Géraldine ***. Cécilia Delamère n’étoit pas aussi amusante que Lady Géraldine, mais elle intéressoit davantage. L’esprit de cette dernière étoit toujours vif et piquant, mais il blessoit quelquefois. Celui de Cécilia quoiqu’aussi brillant, jetoit un éclat plus agréable et plus doux ; ses saillies s’exerçoient plus sur les choses que sur les personnes ; elle n’avoit pas le talent de Lady Géraldine pour la caricature, mais elle excelloit dans les peintures gracieuses. L’une possédoit au plus haut degré l’art comique de l’imitation, et le génie de la satire ; l’autre avoit peut être moins d’étendue dans ses pensées ; mais ses observations générales sur la société et les mœurs annonçoient plus d’impartialité et un jugement plus exquis. Avec autant de générosité que lady Géraldine en pouvoit mettre dans les choses importantes, elle montroit plus d’indulgence et des attentions plus délicates dans les moindres détails de la vie. La fierté de celle-là devenoit quelquefois offensante, Cécilia en avoit peut être davantage, mais elle ne la laissoit voir que lorsqu’elle étoit attaquée. Avec une égale pureté d’intention, lady Géraldine se mettoit plus souvent dans la nécessité de justifier la sienne. Sans doute Cécilia étoit moins séduisante, mais elle attachoit bien autrement. Le monde admiroit dans l’une le pouvoir si recherché de paroître avec avantage en public ; les vœux plus sages de l’autre n’aspiroient qu’au bonheur domestique. J’admirai long-temps l’une avant de l’aimer ; pour Cécilia je ne l’avois point admirée encore que je l’aimois déjà.

Tant qu’il me fut possible, je cherchai à me persuader à moi-même que je ne sentois que de l’estime pour mademoiselle Delamère ; mais dès qu’une fois je me vis forcé de m’avouer que je l’aimois, je pris la résolution de fuir ses charmes dangereux. Que je serois heureux, me dis-je, si je possédois encore la fortune que j’ai perdue ! Mais dans ma situation présente qu’ai-je à espérer ! certainement, mon ami, lord Y*** n’en a pas agi avec sa prudence ordinaire en m’exposant à une tentation semblable ; mais il croyoit sans doute que l’impossibilité où je me trouve d’obtenir mademoiselle Delamère m’empêcheroit d’y songer, ou bien il a compté sur l’insouciance et l’apathie de mon caractère. Malheureusement pour moi en devenant pauvre je suis devenu plus sensible ; pendant plusieurs années, lorsque j’étois dans l’opulence et que je pouvois trouver aisément à me marier, je n’en ai jamais eu le désir, me voilà tombé dans l’égarement d’un amour sans espoir.

J’examinai ma situation avec plus d’attention encore. Trois cents livres sterlings par an étoient tout ce que je possédois au monde, et Cécilia, quoique peu riche, avoit été accoutumée à la dépense, car sa mère n’avoit jamais perdu de vue le comté de Glenthorn, dont elle la regardoit comme l’héritière assurée. Cependant le propriétaire actuel jouissoit d’une santé excellente, il avoit un fils également fort et bien portant, et comme il n’y avoit pas d’apparence que madame Delamère décidât sa fille à épouser le jeune lord, héritier présomptif, il falloit bien qu’elle tournât ses regards d’un autre côté, pour lui trouver un époux sortable. Cette dame regardoit une grande fortune comme indispensable pour le bonheur. Les idées de Cécilia étoient plus modérées ; mais quoique désintéressée et généreuse, elle n’étoit ni assez romanesque, ni assez simple pour faire un établissement qui ne lui donneroit pas les moyens de tenir son rang parmi ses égaux ; quand je me serois cru assez d’influence sur mademoiselle Delamère pour la décider à un mariage imprudent et mal assorti, je n’aurois pas voulu abuser de la confiance que m’avoit montré lord Y*** pour détruire le bonheur d’une jeune personne à qui il prenoit le plus vif intérêt. Je résolus de ne plus la voir, et pendant quelques semaines, fidèle à ma destination, je m’abstins de fréquenter la maison de lord Y***. Je regarde cette action comme la plus vertueuse dont je puisse me flatter ; c’est certainement le sacrifice le plus pénible que m’ait arraché le sentiment du devoir. Enfin, lord Y*** vint me voir un matin, et après m’avoir reproché ma disparition de la manière la plus amicale, il me déclara qu’il ne se contenteroit point des excuses bannales dont se payent les simples connoissances ; que son désir ardent de me voir heureux lui donnoit le droit d’exiger de moi une franchise parfaite. Je me sentis soulagé par ses encouragemens ; j’avouai clairement le motif de ma conduite. Il m’écouta sans étonnement et me dit :

« Il est agréable pour moi de voir que je ne me suis trompé ni dans le jugement que j’ai porté sur votre goût, ni dans celui que j’ai porté sur votre délicatesse ; permettez-moi de vous assurer que vous avez senti et agi précisément comme je l’avois prévu. Il est de certains présages moraux qu’un homme expérimenté interprête toujours avec justesse, et d’après lesquels on peut faire des prédictions assurées sur la conduite, et par conséquent sur la destinée des individus. Je suis convaincu que c’est de nous que dépend notre fortune. Les dieux privent d’abord d’intelligence celui dont ils ont résolu la perte ; mais ils accordent la probité, la raison et l’activité à celui qu’ils veulent rendre heureux. N’avez-vous déjà pas fait preuve de la plus scrupuleuse probité, et votre activité ne se réveillera-t-elle pas bientôt ? Oui, cette molesse de caractère que vous vous reprochez à vous-même, n’est venue que du manque d’occasion ; mais maintenant le plus puissant des motifs va vous aiguillonner et vous allez réussir à proportion de votre activité. Vous savez que dans notre patrie les talens et la persévérance mènent à tout : un homme habile et appliqué peut aisément y arriver à la réputation et affermir son indépendance. Le temps et le travail sont nécessaires pour vous préparer à la profession dans laquelle vous devez vous distinguer, et sans doute vous serez laborieux et patient.

L’industrie et le temps par leur double puissance,
De l’objet de ses vœux rapprochent l’espérance.

Quant à la probabilité de votre succès futur, je n’en puis juger que par la connoissance que j’ai des vues et du caractère de la femme que vous aimez. Je sais qu’à l’égard de la fortune ses désirs sont modérés, et je suis certain que dans le choix d’un époux, son excellent jugement sera décidé par les qualités essentielles et non par quelques avantages fortuits que pourroient posséder ceux qui prétendent à sa main. L’influence de sa mère finira sûrement par céder à la supériorité de sa raison. Cécilia jouit sur elle, non-seulement du pouvoir que les esprits fermes ont toujours sur les foibles, mais elle exerce de plus le doux empire de l’amabilité et des graces qui sont toujours si puissans sur les femmes, même les plus altières. Sans doute mademoiselle Delamère, en formant une union, doit y apporter toutes les précautions qu’indique la prudence, mais cette prudence ne la dominera pas tyranniquement, et ses parens pourront aisément lever les obstacles qui naîtroient d’embarras pécuniaires, si elle se décidoit pour un homme disposé à se contenter de l’honnête nécessaire, et qui eût prouvé d’avance qu’il est en état, par son travail, de garantir l’indépendance de sa femme. J’appuie avec force sur cette dernière condition, parce qu’elle est indispensable, et que je suis convaincu que sans elle on n’obtiendra jamais le consentement de Cécilia, lors même que sa majorité lui permettra de mettre plus de liberté dans son choix. Vous voyez les raisons qui vous excitent au travail : est-il un plus doux espoir et une plus belle perspective à présenter à un esprit aussi mâle que généreux ! Adieu ; de la persévérance et du succès. »

Tel fut le discours que me tint lord Y***. Il fit sur mon esprit une telle impression, que je crois l’avoir rapporté ici textuellement. De ce jour je date le commencement d’une existence nouvelle. Échauffé par la noble ambition de me distinguer aux yeux de mes semblables, soutenu par le désir de plaire à la plus aimable des femmes, je sentis s’éveiller toutes les facultés de mon ame ; mon activité se développa et ne fit que s’accroître. Le charme de l’indolence fut rompu et le démon de l’ennui expulsé pour jamais.