L’Ennui (Edgeworth)/21

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L’Ennui (1809)
Librairie française et étrangère de Galignani (tome IIIp. 346-381).


CHAPITRE XXI.


Si parmi les lecteurs qui seront tentés de parcourir ces mémoires, il se trouvoit des amateurs exclusifs d’aventures romanesques, je leur conseille de laisser le livre dès le commencement de ce chapitre, car je n’ai plus à raconter d’événemens surprenans ; il ne sera plus question d’enfans changés en nourrice ni de soudains revers de fortune. Me voilà devenu un travailleur pensif qui reste collé sur les livres de lois, du matin jusqu’au soir, et qui mène la vie du monde la plus monotone. Cependant l’occupation, l’espérance d’approcher graduellement de mon but me rendoient ce genre d’existence, tout pénible qu’il soit en apparence, plus agréable que ces jours de fausse prospérité, où j’avois plus de temps et d’argent que je n’en pouvois consommer. Je poursuivis donc mes études avec assiduité.

Environ un mois après mon arrivée à Dublin, je vis s’arrêter devant la porte de mon logement, une demi-douzaine de chariots chargés de caisses sur lesquelles je vis mon adresse écrite d’une main que je reconnus pour être la même qui m’avoit souvent fourni des mémoires de maréchal. Cette adresse étoit :

À Christophe O’Donoghoe, écuyer. — Dessus de la caisse — prenez garde à l’humidité.

Un des chartiers chercha long-temps dans ses poches et en tira enfin un billet en assez mauvais état, dont voici le contenu :

« Mon cher et honorable frère de lait, ayant appris de M. M’Léod que vous vous adonnez à l’étude, je vous envoie par le présent voiturier qui ne prendra rien pour le port, tous les livres de la bibliothèque du château ; comme ils ne me sont pas aussi utiles que je le voudrois, j’espère que vous me ferez l’honneur de les accepter.

Agréez les sentimens respectueux de votre affectionné frère de lait, et de votre serviteur humble et reconnoissant.

Tout prêt à vous servir.

P. S. Il est inutile que je signe, car vous reconnoîtrez bien l’écriture.

Le présent de cet excellent homme me fut aussi agréable qu’utile.

Parmi le petit nombre de plaisirs qui diversifioient un peu à cette époque l’uniformité de ma vie studieuse, je dois mentionner les lettres assez fréquentes que je recevois de Lady Géraldine et de son époux qui étoient toujours dans l’Inde. Monsieur Devereux étoit lié avec la plupart des hommes distingués dans le barreau de l’Écosse ; ces hommes joignoient au savoir de leur profession, beaucoup de connoissances littéraires, et une grande élégance de mœurs. Il écrivit à ces amis d’une manière si pressante en ma faveur, qu’au lieu de me trouver étranger dans la capitale de l’Irlande, je n’eus qu’à me garantir d’un trop grand nombre d’invitations qui auroient pu me distraire de mes travaux.

Ces hommes de loi m’honorèrent d’une attention toute particulière, et leur société me fut aussi agréable qu’utile. Ils m’indiquèrent les moyens les plus sûrs et les plus abrégés pour me préparer à l’état que je voulois embrasser ; ils me firent part de ce que l’expérience leur avoit appris sur l’art de distinguer parmi tant d’exemples et de lois anciennes ce qu’il y avoit de bon et d’inutile ; ils m’instruisirent dans la méthode ainsi que dans l’analyse ; ils me procurèrent enfin tous les avantages dont manquent les étudians solitaires, et dont la privation fait si souvent regarder la jurisprudence comme un abyme sans fond. Quand je me vis entouré de livres, étudiant la nuit et le jour, je ne pus pas croire que je fusse le même homme ; j’avois de la peine à m’imaginer que peu de mois auparavant, une demi-heure d’application m’accabloit ; et que je consumois mes journées mollement étendu sur un sofa. Telle est l’influence des motifs qui nous dirigent ! Pendant tout le temps que je poursuivis mes études, et que je fréquentai mes cours en Irlande, le seul délassement que je me permis, fut de fréquenter à Dublin la maison de Lord Y*** et durant les vacances, de faire avec lui quelques excursions à la campagne. Lord Y*** y avoit deux charmantes maisons, l’une située dans le comté de Wicklow, l’autre dans le Queen’s County. Comme le spectacle des champs me sembloit différent alors ! Quelles sensations différentes m’inspiroient alors les objets dont j’étois entouré !

« Jamais plus doux parfum n’embauma la nature,
« Tant de fleurs n’ont jamais émaillé la verdure,
« Les plaisirs ravissans que m’offre ce beau jour,
« Ces transports inconnus, les devrois-je à l’amour ?

Non, ce n’étoit point à l’amour que je devois ces délices nouvelles, car Cécilia n’étoit point dans ces lieux, mais j’avois acquis le goût de l’observation ; et la retraite ainsi que l’application auxquelles je m’étois dévoué, me faisoient goûter davantage le repos, la liberté, la fraîcheur de l’air et les beautés de la nature champêtre. Tant il est vrai que les plaisirs sont insipides s’ils ne sont achetés. Quand je vis sur les possessions de lord Y***, et sur d’autres que j’eus l’occasion de visiter avec lui, des chaumières proprement tenues, des cultures florissantes, un air d’abondance, d’activité, de bonheur répandu sur les gens même des dernières classes ; je me persuadai que le bonheur des fermiers dépendoit en grande partie de leurs maîtres. Ce tableau me causa un mélange de plaisir et de peine ; de peine, car je pensois au peu de bien que j’avois fait, quoique j’eusse eu les moyens d’en faire davantage à un grand nombre d’hommes. Les services très-légers que j’avois rendus à quelques-uns de mes propres vassaux, m’étoient payés par la plus vive reconnoissance, et je fus surpris d’en recevoir des preuves, après mon changement de fortune, de la part de ce bon peuple dont je me ressouvenois à peine. Quelque grossier qu’il puisse paroître, je citerai un exemple de cette gratitude qui me fut témoignée par un pauvre Irlandais.

Un jour, j’étois en visite à Dublin, chez lord Y***, du fond de sa bibliothéque nous entendons du bruit dans une cour intérieure, nous regardons, et voyons un paysan portant un paquet sous son bras, qui disputoit avec le portier et deux valets.

« Il est ici ; je suis sûr qu’il y est, et je le verrai quoique vous en disiez. »

« Je vous réponds que milord n’est pas à l’hôtel, » dit le portier.

Lord Y*** ouvrant sa fenêtre. — Qu’est-ce qu’il y a là ?

Un valet. — Tenez, voilà milord lui-même à la croisée, n’avez-vous pas honte maintenant ?

— Et pourquoi aurois-je honte, puisque je ne dis point de mensonge, et que je ne fais de mal à personne, dit le villageois en levant la tête vers nous si brusquement que son chapeau tomba. Je reconnus bien sa figure, mais je ne pus me rappeler son nom.

« Oh ! le voilà, c’est lui-même, je l’ai trouvé, et je demande pardon de ma hardiesse ; mais c’est que je n’ai fait hier et aujourd’hui que vous chercher dans tous les quartiers de Dublin. Et quand votre hôtesse m’a certifié que vous étiez ici, je n’ai pas voulu quitter la ville sans m’acquitter de ma commission qui n’est pas autre chose qu’un fromage que ma femme a fait elle-même ; et elle m’a bien juré qu’elle ne me reverroit pas si je ne vous le remettois pas en mains propres.

Laissez-le venir, dit lord Y*** ; et, se tournant vers moi, « il me rappelle, dit-il, Henri IV et le paysan béarnais avec ses fromages de bœuf. »

Mais, lui répondis-je, notre concitoyen présente le sien à un monarque détrôné.

Ce pauvre villageois me donna le fromage de sa femme d’aussi bonne grace qu’un courtisan eût pu présenter son offrande. Ses manières et ses expressions, qui n’avoient rien d’embarrassé, me témoignèrent agréablement la reconnoissance de son cœur. Il m’assura que sa femme et lui formoient le ménage le plus heureux de l’Irlande ; qu’il espéroit que je serois heureux aussi un jour avec mon épouse, comme je le méritois, après avoir fait le bonheur des autres. Il ajouta qu’il n’étoit pas le seul qui se ressouvînt de tout le bien que j’avois produit pendant mon administration.

Ensuite, s’approchant de moi, il me dit à basse voix : « Je suis Jimmy Riley qui ai épousé la fille du vieux Noonan, et maintenant que tout est fini, il faut que je vous confie le secret qui me donnoit une si grande envie de vous voir ; je ne peux le dire qu’à vous seul. Que cela n’offense pas ce milord, à qui je le dirois aussi bien qu’à vous-même, parce que je vois que vous êtes très-amis. Voici la chose. Vous souvenez-vous de ce garçon qui avoit une corde autour des reins et qui cherchoit dans un rocher des œufs d’oiseaux, et qui vous jeta une lettre anonyme ? C’est moi qui l’avois écrite, et le garçon qui la jeta étoit mon cousin que j’avois envoyé afin que personne, pas même vous, ne pût le connoître ; et la manière dont j’avois reçu les informations, je ne la dirai jamais qu’à ma mort, et encore au prêtre seul, car j’ai juré de n’en jamais parler. Mais ne pensez pas pour cela que je fusse du complot ; personne, grâce à dieu, n’a le droit de m’accuser en rien. Ainsi, maintenant que je vous ai vu en bonne santé, je vous souhaite le bon soir, de longs jours et une fin heureuse quand elle arrivera. »

Vers ce temps-là je recevois des présens considérables en objets qui m’étoient d’une grande utilité ; mais aucune indication ne me faisoit connoître à qui j’en étois redevable ; enfin à l’aide de mon hôtesse, qui étoit écossaise, je sus qu’ils venoient de M. M’Léod. Sa bonté avoit quelque chose de si franc, et même de si impérieux, qu’il ne vouloit ni de refus ni de remercîmens ; il ne me fut point pénible d’avoir des obligations à un homme que j’estimois tant. Une des plus grandes preuves d’amitié qu’il me donna, c’est qu’il n’étoit point avare envers moi de la chose qu’il estimoit le plus, de son temps. Chaque fois qu’il venoit à Dublin, où il étoit amené par des affaires qui lui permettoient à peine de se livrer au sommeil ou de prendre ses repas, il ne manquoit jamais de me visiter dans mon humble logement. Quand il étoit à la campagne, quoiqu’il n’aimât pas à écrire d’autres lettres que des lettres d’affaires, il m’informoit régulièrement de toutes les choses qui pouvoient m’intéresser. Il me peignit le château de Glenthorn comme le séjour de la plus ridicule débauche et de la plus grossière extravagance. Mon pauvre frère de lait, le meilleur et le plus généreux des humains, n’avoit ni assez de prudence ni assez de force pour conduire sa propre famille. Sa femme remplit sa nouvelle habitation d’une multitude de ses vagabondes connoissances ; elle se décida à choisir ses ancêtres parmi les anciens rois de l’Irlande, et quiconque étoit décidé à reconnoître cette noble descendance et à briguer l’honneur d’être son parent, étoit sûr d’être bien venu et de participer aux joies barbares et magnifiques du château de Glenthorn. Chaque fois qu’elle entendoit parler de quelque extravagance de lady Glenthorn ou de moi, et malheureusement il y avoit matière, elle se disposoit à la surpasser. Ses diamans, ses perles, sa parure auroient excité la jalousie du Russe le plus gâté par la fortune. Vêtue de la manière la plus ridicule, cette descendante de rois savouroit les plaisirs de la table jusqu’à ce que, devenue incapable de porter le diadême, elle fût transportée dans sa couche par quelqu’un de ses plus humbles sujets. Les vols qui avoient lieu durant ces interrègnes étoient considérables, mais les joyaux de la couronne étoient remplacés aussitôt que dérobés. Pendant ce temps-là, on regardoit le pauvre Christy comme un misérable qui n’avoit pas le talent de vivre en prince ; et tandis que sa femme, escortée de ses nombreux amis, menoit cette joyeuse vie, on ne daignoit pas le considérer comme le maître de la maison. L’hiver il vivoit au coin du feu sans qu’on prît garde à lui, l’été il le passoit dans le jardin où il s’occupoit à cueillir le fruit. Un jour, par forme d’amusement, il essaya de raccommoder la serrure de sa propre porte ; il fut pris sur le fait, et tellement ridiculisé par les suivantes de madame, qu’il quitta son ouvrage, et dit en soupirant à M. M’Léod : N’est-ce pas un grand malheur pour un homme comme moi de n’avoir rien à faire, et qu’on ne me permette pas de m’occuper ? Si ce n’eût été par considération pour mon fils, Johnny, jamais je n’aurois quitté ma forge. On dissipe tout en gaspillage, et Johnny ne gagnera rien à la fin à ce que je sois devenu lord. Ce qui me fâche plus que tout le reste, c’est que ma femme est si avare qu’elle ne me laisse pas une guinée dont je puisse disposer ; je ne puis plus même comme je faisois quelquefois envoyer à mon frère de lait, qui est à Dublin, quelques témoignages de mon amitié. Maintenant qu’il va passer la mer pour aller en Angleterre embrasser la profession d’homme de loi, quels amis trouvera-t-il, s’il est tout-à-fait sans argent ? Depuis que vous m’avez dit qu’il alloit quitter l’Irlande j’avois pensé à l’aller voir à Dublin pour lui faire mes adieux ; je comptois lui porter une petite somme que j’avois amassée à l’insu de ma femme, mais la nuit dernière elle l’a découverte dans le tiroir où je l’avois cachée ; et maintenant qu’elle a mis la main dessus, il est bien sûr que ni mon frère ni moi n’en verrons jamais rien ; voilà ce qui me fait le plus de peine, et ce qui me déchire le cœur. »

Quand M. M’Léod m’eut rapporté les lamentations de Christy, je lui écrivis pour le tranquilliser, que je n’avois aucunement besoin d’argent, et que trois cents livres par an me suffiroient pour vivre décemment et dans l’indépendance, tandis que je me ferois recevoir homme de loi à Londres. Je lui répétai que j’étois tellement convaincu de ses bonnes dispositions pour moi qu’il étoit absolument inutile de me le prouver par aucun présent. J’ajoutai quelques mots d’avis relativement à sa femme et à ses enfans, et ces avis, comme tant d’autres, furent parfaitement inutiles.

Quoique mon extrême économie m’eût délivré de tout souci d’argent, j’en éprouvois un d’une autre espèce, en abandonnant l’Irlande. Je laissois mademoiselle Delamère entourée d’admirateurs, et auprès d’une mère qui employoit toute son influence et tout son art pour la décider à faire choix de l’un d’eux qui étoit aussi distingué par son rang que par sa richesse. J’avois été témoin de tous ses efforts ; mais l’honneur m’obligeoit à rester passif, à ne point découvrir mes sentimens, et à ne rien faire pour gagner les affections de celle qui étoit le but de tous mes vœux et de tous mes travaux. Le dernier soir que je la vis chez lord Y***, avant mon départ pour l’Angleterre, je souffris plus que je ne puis le dire, au moment surtout où je fis mes adieux et où je pris congé d’elle avec toute la froideur d’une simple connoissance. Cependant, Cécilia en partant, en présence de lady ***, et de sa nièce me dit avec un souris charmant et une douce rougeur :

« Monsieur, je vous souhaite bien sincèrement tout le succès que votre persévérance mérite. »

Le souvenir de ces mots égaya souvent la solitude de mon humble logement, et souvent, après une journée entière d’études pénibles, il suffisoit de me les répéter à moi-même pour dissiper comme par un charme toutes mes fatigues, et pour ranimer mes esprits abattus. Il faut l’avouer, il y avoit des momens où le découragement ne me permettoit pas de voir les choses en beau, le soir surtout lorsque mon feu presqu’éteint et ma lampe presque consumée redoubloient en quelque sorte mon isolement, j’étois disposé à donner une interprétation défavorable aux paroles de Cécilia, et je m’imaginois qu’elles avoient eu pour but de m’avertir que je ne devois pas nourrir plus long-temps de fausses espérances ; qu’il faudroit tôt ou tard qu’elle cédât à l’autorité de sa mère, ou peut-être à l’inclination qui l’entraîneroit vers quelqu’un de ses riches et brillans admirateurs. Cette idée m’eût plongé dans le découragement, et en perdant l’espoir, j’aurois perdu toute mon activité, si je n’avois eu à opposer à mes craintes l’air de satisfaction qui s’étoit peint sur la figure de lord Y*** au moment où Cécilia m’avoit parlé. Il falloit certainement qu’il eût entendu ces paroles dans un sens favorable, autrement, son amitié pour moi en eût souffert, et jamais il n’auroit contribué à nourrir en moi des espérances trompeuses. Ranimé par cette considération, je persévérai, car la persévérance seule pouvoit me conduire au succès.

Ce fut un bonheur pour moi d’avoir été poussé par un grand motif à consacrer tout mon temps et toutes mes pensées à l’étude ; autrement en retournant à Londres, j’y eusse trop senti l’abandon et le refroidissement de tous les amis que j’avois eus dans le grand monde ; de cette foule de complaisans qui, autrefois me prodiguoient leur loisir, et partageoient les délices de ma table ainsi que les plaisirs de ma maison. Quelques-uns que je rencontrai par hasard dans la rue à mon arrivée, jugèrent à propos de me reconnoître au moins une fois, pour satisfaire leur curiosité sur les paragraphes qu’ils avoient lus dans les papiers, et sur tout ce qu’ils avoient entendu dire de relatif à mon changement extraordinaire de fortune. Mais ils ne se furent pas plutôt assurés que tout ce qu’on avoit rapporté étoit effectivement vrai, que leur intérêt pour moi cessa tout-à-coup. Dès qu’ils apprirent qu’au lieu d’être encore le comte de Glenthorn et le propriétaire d’une vaste fortune je n’étois plus qu’un étudiant en lois, logé dans une petite chambre au Temple, avec un revenu de trois cents livres par an ; ils ne me jugèrent plus digne de leurs regards. Selon leurs différentes manières de voir, les uns me montrèrent de la compassion pour mon malheur, les autres blâmèrent la facilité avec laquelle j’avois abandonné ma fortune ; mais ils furent tous également étonnés de me voir dévouer à une profession active. Ils déclarèrent que je ne pourrois jamais supporter le travail que comporte l’état auquel je me destinois. Leurs prophéties ne me découragèrent point. Je savois qu’ils ne me connoissoient pas, et je me sentois des moyens et un caractère qu’ils étoient incapables d’apprécier ; leur mépris servit plutôt à relever mon esprit qu’à l’abattre, et je payai leur pitié d’une pitié plus sincère que celle dont ils me gratifioient. Leur genre de vie m’étoit connu, leurs peines et leurs plaisirs ne m’étoient pas étrangers ; je pouvois comparer l’ennui dont j’avois été accablé durant mon brillant vagabondage avec la douce satisfaction que je goûtois au sein de mes honorables et intéressantes études. Dans certains momens, il est vrai, j’eus la foiblesse d’accuser trop sévèrement la nature humaine, pour ce que j’appelois la trahison et l’ingratitude de mes anciens flatteurs, et je ne pouvois m’empêcher de comparer l’abandon et la solitude de ma vie présente, dans une ville où j’avois dissipé des richesses immenses, avec la douce et facile hospitalité dont j’avois eu à me louer à Dublin, ville où je n’avois rien à dépenser. Peu-à-peu, cependant, je devins plus raisonnable et plus juste, car je vis bien que je ne devois m’en prendre, si j’éprouvois des mortifications, qu’au peu de discernement avec lequel j’avois choisi pour amis des hommes tout à fait incapables de l’être. À Londres, j’avois vécu avec la plus mauvaise compagnie, à Dublin avec la meilleure, toutes deux m’avoient traité comme je le méritois. Mais laissons l’histoire de mes sentimens et reprenons la suite des faits.

Un soir après avoir dîné avec un Irlandais ami de Lord Y*** à l’extrémité occidentale de la ville, comme je rentrois un peu tard chez moi, je fus arrêté pendant quelque temps par une suite de voitures rassemblées dans une des rues les plus fréquentées. Je vis qu’il y avoit un bal masqué dans la maison d’une femme avec qui j’avois été lié intimement. Les clameurs de la populace empressée à regarder les déguisemens de ceux qui sortoient de leurs voitures ; l’aspect bisarre de ces figures que j’apercevois à la clarté des flambeaux ; ce bruit, cette confusion me rappellèrent des nuits semblables que j’avois passées autrefois ; ce fut pour moi comme un songe, ou comme le souvenir confus d’une autre manière d’exister. Je trouvai ma situation présente bien préférable ; et sans arrêter long-temps mes regards sur ces scènes de vanité ou de plaisir, comme on les nomme, je passai aussitôt que la foule me le permit, et je pris ma route par une petite rue fort étroite qui devoit me conduire plus directement dans ma paisible demeure. Le bruit des équipages, les juremens des valets, et les cris de la multitude retentissoient encore dans mes oreilles ; le spectacle des masques étoit encore devant mes yeux, lorsqu’à la lueur de quelques misérables lampes, je vis sortir lentement un convoi funèbre d’une maison de peu d’apparence. Ce contraste me frappa, je m’arrêtai pour laisser passer le cercueil, et j’entendis une personne qui disoit « n’importe comment elle sera ensevelie, que ce soit le moins cher possible, car il n’en paiera jamais rien. » Je reconnus cette voix pour ne m’être pas étrangère, et comme un des hommes qui portoient la bière éleva son fanal, je reconnus également les traits de la femme qui venoit de parler. Qui va-t-on enterrer, lui dis-je ; — c’est une madame Crawley, autrefois lady Glenthorn, me répondit-elle. Je n’en entendis pas davantage, je fus saisi au point que je serois tombé, je crois, dans la rue, si je n’avois été soutenu par quelqu’un qui se trouva près de moi. En reprenant mes sens, je vis que le convoi étoit avancé de quelques pas, et que la personne de qui j’avois reçu du secours étoit un prêtre. D’une voix affectueuse, il me dit que son devoir l’obligeoit pour le moment à se séparer de moi, mais que si je voulois lui indiquer où il pourroit me trouver le matin, il viendroit me donner tous les renseignemens qui étoient en son pouvoir, car il s’étoit aperçu que je prenois intérêt au sort de cette femme infortunée. Je le remerciai en lui remettant mon adresse, et je gagnai mon logement comme je pus. Le matin je vis arriver ce digne prêtre, cet homme bienveillant, ignoré du monde, mais connu de tous ceux à qui son consolant ministère pouvoit être utile. Il me traça la déplorable histoire des derniers jours de cette femme, dont j’avois vu passer les funérailles. Je lui dis qui j’étois et ce qu’elle avoit été pour moi. Il m’assura que jusqu’à son dernier soupir, elle avoit parlé avec attendrissement de ce qu’elle appeloit ma générosité envers elle, et avec repentir de ses fautes envers moi. Elle étoit morte dans une pauvreté et un dénûment extrêmes, n’ayant plus personne qui s’intéressât à elle qu’une seule femme de chambre (celle dont j’avois reconnu la voix) et dont elle ne pouvoit plus à la fin récompenser les services qu’en lui abandonnant le peu de vêtemens qui lui restoient après la ruine totale de sa fortune. Crawley, à ce qu’il paroît, avoit traité sa victime de la manière la plus barbare. Après avoir différé l’exécution de la promesse qu’il avoit faite de l’épouser, il déclara qu’il ne regarderoit jamais que comme sa maîtresse une femme divorcée ; elle, malheureuse, consentit à vivre avec lui de quelque manière que ce fût, mais lui, entraîné par ses penchans et ses intérêts vers d’autres objets, il la chassa sans pitié et sans même payer les dettes qu’elle avoit contractées, tandis qu’elle portoit son nom. Il refusa même de payer ses funérailles, quoiqu’elle eût constamment partagé avec lui et sa pension et tout ce qu’elle possédoit. Je satisfis aux dépenses de sa sépulture ; j’acquitai quelques restes de gages dûs à sa femme de chambre, et quelques autres dettes que je jugeai contractées légitimement. La sévère économie avec laquelle j’avois vécu pendant trois ans, et la vente d’une montre et de quelques bijoux trop brillans pour ma position actuelle, me mirent à même de faire face à ces frais sans me déranger sensiblement, et cette action me procura une douce jouissance. Le bon ecclésiastique qui se mêla de ces petits détails se lia de plus en plus avec moi, et prit un vif intérêt à ma situation. Quand il sut que j’étudiois les lois, il me demanda la permission de me présenter à son frère, qui, après avoir été un des avocats les plus distingués de Londres, se disposoit à donner des leçons à un haut prix aux jeunes gens qui se préparoient pour le barreau. J’avois de la répugnance à accepter sa proposition, parce que je ne me sentois pas assez riche pour recevoir les leçons d’un tel maître ; mais l’ecclésiastique devina le motif qui me retenoit, et il me dit que son frère l’avoit chargé de dissiper cette objection. Mon frère et moi, me dit-il, quoique de professions différentes, nous n’avons effectivement qu’un même esprit ; il a su par moi les événemens de votre vie, ils l’ont intéressé tellement qu’il désire franchement vous être aussi utile qu’il le pourra.

Cette offre étoit faite de bon cœur ; et quand je lui aurois payé le plus fort honoraire, je n’aurois pas pu être instruit avec plus d’attention, plus de zèle et de bonté que je ne l’étois par le nouveau maître, devenu mon ami. Il eut même l’obligeance de rassurer ma délicatesse en me disant qu’aussitôt que ma profession deviendroit lucrative pour moi, il consentiroit à recevoir une rétribution. Je ferai avec vous, ajouta-t-il, le même marché que celui qui fut passé jadis entre le fameux sophiste Protagoras et son élève Evathlus ; je toucherai le salaire de la première cause que vous gagnerez ; et je suis bien persuadé que, comme ce disciple perfide, vous n’employerez pas les premières armes de votre éloquence contre moi pour échapper à l’accomplissement de votre promesse. Cet avocat distingué n’étoit pas un homme noyé dans les formalités et les arguties de la loi ; il savoit le pourquoi des formes dont il faisoit usage ; il avoit des affaires non une connoissance routinière, mais raisonnée ; et, ce qui est plus rare, il avoit le talent d’enseigner ce qu’il avoit appris. Il ne me laissoit point couché sur un bureau, remuer des parchemins, et m’engourdir dans cette opération stupide ; il ne me traitoit point comme une machine à copier, qui doit se mettre en mouvement depuis le matin jusqu’à quatre heures, et le soir jusqu’à dix. Mon maître étoit un homme d’une autre espèce. Dès que cela étoit possible, il me donnoit le fil qui pouvoit me conduire dans le dédale des lois ; et quand le motif d’une loi ne se présentoit pas naturellement à l’esprit, il ne cherchoit pas à donner d’explication de ce qui n’en admettoit aucune ; il n’exigeoit pas de moi la soumission complète de toutes mes facultés, il me permettoit d’appeler des sotises des sotises ; et sur-tout, ce qui mérite ma reconnoissance, lorsque j’avois passé deux ou trois heures à écrire, selon que le cas l’exigeoit, il ne m’empêchoit pas de bâiller un peu, d’étendre les bras, de me plaindre, et de maudire les inutiles redites des hommes de loi.

D’autres fois, il me ranimoit lui-même quand il me voyoit succombant sous l’amas des déclarations, des répliques, des appels, des actes dilatoires, etc.

Ô Cécilia que de peines je pris pour obtenir votre suffrage ! Cependant, pour dire la vérité toute entière, je dois avouer que mes travaux les plus pénibles l’étoient moins que l’ennui dont j’avois précédemment tant souffert. Enfin mon noviciat étoit fini ; je m’échappai de la poussière du cabinet ; et après avoir dit adieu aux parchemins et à ma cellule du temple, je retournai à Dublin, comme le capitaine du paquebot le prétendoit, « contre les dents et la face du vent ».

La promptitude de mon départ ne doit pas me faire oublier, ne fût-ce que pour la justice poétique, qu’en quittant l’Angleterre j’appris que l’infâme Crawley avoit été atteint par un châtiment trop long-temps différé. Il fut convaincu d’avoir escroqué des sommes considérables à un gentilhomme du Cheshire, dont il avoit été l’agent. En passant par Chester, je le vis conduire en prison, au milieu des imprécations de la populace irritée contre lui.