L’Ennui (Edgeworth)/3

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L’Ennui (1809)
Librairie française et étrangère de Galignani (tome Ip. 33-62).


CHAPITRE III.


Après mon mariage, je devins plus que jamais la victime de mon ancienne maladie. Les plaisirs de la table étoient la seule sensation qui me restât dans la vie. Il étoit alors du bon ton parmi les jeunes gens, d’être, ou du moins de paroître de grands connoisseurs dans l’art de la gourmandise. Ils ne parloient que sauces et que ragoûts ; ils savoient quel cuisinier étoit renommé pour tel plat, s’il brilloit dans les coulis ou dans les soupes ; dans les fricandeaux, les matelotes ou les daubes. L’histoire des ouvriers distingués en cuisine venoit après l’éloge de leurs ouvrages. On savoit quel étoit le chef de l’office de Milord C***, quels étoient les gages que Milord D*** donnoit au sien, et où ils avoient fait la rencontre de ces grands génies. Je ne dirai pas que la conversation qui avoit lieu à ces dîners exquis, d’où les femmes étoient bannies, fût très-intéressante ; les gourmands véritables et dignes de ce beau nom, font peu de cas de l’esprit, quand ils sont à table ; et le sentiment ne leur plaît nulle part. Je remarquai qu’il y avoit peu de ces amateurs distingués, auxquels la délicatesse de leur goût ne procurât plus de désagrémens que de plaisirs. Il y avoit toujours quelque contre-temps qui gâtoit tout le reste ; le dîner étoit-il excellent, et capable de braver la critique du palais le plus exercé ? on étoit exposé à être placé loin d’un plat favori, ou relégué à un coin de table, et destiné à découper, ou à faire les honneurs d’un mets fortement convoité. Combien j’ai vu de ces importans messieurs esquiver avec adresse le dangereux honneur de distribuer aux convives un précieux morceau de venaison ! Mais, dis-je à quelqu’un qui m’en faisoit faire tout bas la remarque, pourquoi ne se chargent-ils pas de cette répartition, ils seroient plus à portée de réserver pour eux ce morceau qui est l’objet de leurs sollicitudes. — Non me répondit-on, celui qui découpe est tenu de présenter aux autres ce qu’il y a de mieux, chacun observe ce qui se trouve sur l’assiette de son voisin, il sait ce qui doit être servi, et ce qui doit rester dans le plat. Je vis que c’étoit une affaire de calcul, un jeu auquel on ne pouvoit tricher sans être découvert, et puni ; je disputai d’adresse avec mes concurrens, et bientôt je fus au moins de leur force, je devins un parfait épicurien ; je me fis gloire de cette qualité, et je la soutins d’autant mieux que cela ne demandoit aucun travail d’esprit, et que c’étoit à la mode. Je ne pouvois cependant manger autant que mes rivaux ; j’en entendis un s’écrier après un immense repas : « Pourquoi ma digestion n’obéit-elle pas à la vivacité de mon appétit ! » Pour ne point paroître exagérer, je ne rapporterai point les prodiges que j’ai vu opérer par ces héros de la table. Après ce que j’ai vu, sans parler de mes propres exploits, je crois tout ce qu’on a raconté de la capacité de l’estomac humain. J’ajoute foi au récit que madame de Bavière fait d’un dîner de Louis XIV. « Quatre assiettes de différentes soupes ; un faisan tout entier, une perdrix, une grande assiette pleine de salade, du mouton coupé dans son jus avec de l’ail ; deux bons morceaux de jambon, une assiette pleine de pâtisserie, du fruit, des confitures. » Je suis persuadé de la fidélité de l’historien qui nous assure qu’un empereur romain, Claudius Albinus, l’un des plus modérés de cette race gloutonne, mangea pour un déjeuner cinq cents figues, cent pêches, dix melons, cent bec-figues, et quatre cents huîtres.

L’épicurisme ne fut point aussi florissant pendant la décadence de l’empire romain, qu’il l’est de nos jours parmi la jeunesse opulente de la Grande-Bretagne. Il n’y avoit pas un de mes convives qui n’eût figuré glorieusement à la fameuse consultation du turbot qu’a immortalisée un poëte latin. Un évêque de ma connoissance entra un jour dans sa cuisine, pour voir apprêter un poisson monstrueux. Le cuisinier, peu respectueux, avoit jugé à propos de lui couper les nageoires. Quel meurtre ! s’écrie le saint évêque ; et, se décorant à l’instant d’un tablier de cuisine, de ses mains pastorales, il rajusta ces nageoires qu’on avoit scandaleusement supprimées. Autant que j’en puis juger par moi-même, c’est de l’ennui que cet épicurisme est né. Chez plusieurs, c’est un rôle joué pour se faire remarquer ; et d’ailleurs les plaisirs des sens deviennent la ressource de ceux qui n’ont pas assez d’énergie pour goûter les plaisirs de l’esprit. Je suis persuadé que si l’on eût pu demander à Héliogabale raison de ses vices, il fût convenu que l’ennui en étoit la véritable cause : et d’ailleurs ne le prouva-t-il pas, en proposant une récompense pour celui qui inventeroit un nouveau plaisir. Je rends graces au ciel de ne m’avoir pas fait naître empereur ; car je serois infailliblement devenu un monstre. Quoique né sans aucun penchant pour la cruauté, je crois que je n’eusse pu m’abstenir de chercher, par des actes de barbarie, à me procurer quelques émotions : heureusement je n’étois que comte et épicurien. L’abus des jouissances de la table dérangea ma santé ; j’eus besoin d’un violent exercice pour contre-balancer les effets de mon intempérance. J’avois pour maxime, qu’on ne pouvoit pas boire trop, pourvu qu’on fît du mouvement en proportion. Je tuai[1] quatorze chevaux, et je continuai de vivre ; mais je me lassai de tuer des chevaux, et ne me lassai pas de manger avec excès. Je fus attaqué de maux de nerfs, suivis d’une grande mélancolie. Le desir de mettre fin à mon existence se présenta souvent à moi ; plusieurs fois je me fixai sur le choix des moyens : mais l’exécution en fut toujours retardée, et cela pour les causes les plus puériles. Une fois, c’étoit pour voir terminer un colombier que je faisois bâtir ; une autre fois c’étoit pour attendre qu’on eût placé dans mon salon égyptien, une statue que je faisois venir à grands frais. Par la maladresse d’un ouvrier, le pouce de cette statue fut cassé ; et ce pouce cassé me sauva la vie. Mon ennui se convertit en humeur. Comme Montaigne et son saucisson, je fus heureux de pouvoir m’en prendre à quelque chose. Mais mon humeur passa ; je ne pus pas continuer de me plaindre de la fracture de ce pouce, et je retombai dans le silence et la noire mélancolie. La lumière du soleil me fatigua de nouveau. J’allais entrer dans ma vingt-cinquième année : on préparoit des fêtes pour mon jour de naissance. Milady Glenthorn avoit obtenu de moi que je passasse l’été au parc de Sherwood, qu’elle ne connoissoit pas. Elle y attira une nombreuse compagnie, qui ne fit qu’augmenter mon mécontentement. L’anniversaire de ma naissance arriva : j’aurois voulu être mort, et je résolus de me tuer à la fin de ce jour même. Je mis un pistolet dans ma poche, et le soir je me dérobai secrètement à la joyeuse assemblée. Lady Glenthorn et les autres se livroient au plaisir d’une danse bruyante qui me déplaisoit. Je pris le chemin d’une forêt voisine, et je fus rencontré par un de mes valets, qui m’amenoit un cheval dont on m’avoit fait présent pour ma fête. Ce cheval étoit sellé et bridé. Mon domestique tint l’étrier : je montai et partis. Comme on m’avoit dit que la porte de derrière étoit fermée, je pris le chemin qui conduisoit à l’entrée principale. En dehors de la grille, étoit assise par terre une vieille femme enveloppée d’une mantille rouge. Dès qu’elle m’aperçut, elle se leva ; et, me tendant les bras, elle s’écria, avec l’accent irlandois :

« Oh ciel ! est-ce bien vous que je vois ? »

Surpris à cet aspect et à ce cri, mon cheval se cabra : je priai cette femme de s’écarter de mon chemin.

— Le ciel répande sur vous ses bénédictions ! C’est moi qui suis la nourrice qui vous a allaité, tandis que vous étiez en Irlande. Combien il y a de temps que je désire de vous voir ! dit-elle, en joignant ses mains, et se tenant toujours assise au milieu de la porte, sans prendre garde à mon cheval, que je poussois en avant.

— Bonne femme, ôtez-vous de mon passage, ou je crains que vous ne soyez heurtée.

Paix, paix, dis-je, en cherchant à retenir ma monture.

— Oh ! le voilà tranquille ; il est doux comme un agneau. Il faut absolument que j’embrasse un de vous deux, dit-elle, en étendant ses bras vers le poitrail de mon cheval.

Celui-ci, peu accoutumé à toutes ces civilités, se dresse et me jette à terre. Ma tête alla frapper contre la borne voisine. Le dernier bruit que j’entendis fut celui d’un pistolet. Je ne puis dire ce qui arriva ensuite. Ma chute m’étourdit et me laissa sans connoissance. En ouvrant les yeux, je me trouvai couché sur un des coussins de ma voiture, entouré d’une foule de gens qui parloient tous à la fois : je ne pouvois rien distinguer de leurs discours confus. Enfin j’entendis assez clairement le capitaine Crawley, qui disoit :

« Qu’on aille chercher un chirurgien ; mais c’est trop tard ; il est mort. Transportez-le dans le pavillon : je vais rejoindre lady Glenthorn. »

Je m’aperçus qu’ils me croyoient expiré, je ne sentois pas alors le coup que j’avois reçu. Je fus curieux de voir ce que l’on alloit faire, et je refermai les yeux avant qu’on eût pu remarquer que je les avois ouverts. Je restai immobile, et suivant l’ordre du capitaine Crawley, on me transporta dans le pavillon. Arrivé là, mes domestiques me déposèrent sur un sofa ; la foule, après avoir satisfait sa curiosité, s’écoula petit-à-petit, et me laissa sans autre garde qu’un domestique et mon intendant.

Le domestique. — Je ne le crois pas tout-à-fait mort, car il me semble que son cœur bat.

— Oh ! c’est bien comme s’il étoit mort ; il ne peut remuer ni bras ni jambes, il a le crâne brisé, à ce qu’on dit, au reste le chirurgien en va juger. Non il n’en reviendra pas ; Crawley va devenir le maître de céans, et je ferai aussi bien de déloger, sans me le faire dire.

— Et moi je serai assez heureux si je suis payé de mes gages.

L’intendant. — Voyez ce qu’est devenu milord entre les mains de ce Crawley.

— Ma foi, c’est bien sa faute. Peut-on ainsi se laisser conduire par un tel faquin. M. Turner, avec votre permission, je vais jusqu’à la maison dire un mot à Jacques, et je suis de retour dans la minute.

— Non, non, Robert, reste ; il faut que j’aille mettre tout sous clef avant que Crawley se mêle de tout contrôler.

Le domestique resta seul auprès de moi. Il n’y avoit pas deux minutes que l’intendant étoit sorti, lorsque j’entendis une voix dire avec l’expression de l’inquiétude : est-il mort ?

J’entrouvris les yeux pour voir qui avoit parlé. La voix venoit du côté d’une porte qui étoit en face de moi, et tandis que le domestique se tournoit, je levai la tête, et je reconnus la vieille femme qui avoit été cause de mon accident ; elle étoit agenouillée sur le seuil, tenant ses deux bras croisés sur sa poitrine, je n’oublierai jamais sa figure où se peignoit le plus sombre désespoir.

Est-il mort ? se disoit-elle encore ?

Rien n’est plus sûr, répond le domestique.

— Pour l’amour de Dieu ! laissez-moi entrer dans cette chambre s’il y est.

— Entrez, et restez-là tandis que j’irai faire un tour jusqu’à la maison.

Le domestique partit, et ma vieille nourrice en me voyant, s’abandonna au transport de la plus vive douleur. Je ne compris pas ce qu’elle disoit, son idiome m’étoit étranger ; mais ses accens sortoient de son cœur, et ils arrivèrent jusqu’au mien. Elle s’inclina vers moi, et je sentis ses larmes couler sur mon front, je ne pus m’empêcher de lui dire tout bas : ne pleurez pas ; je vis encore.

Il est vivant ! s’écria-t-elle, et elle se précipita à genoux pour rendre grace à dieu, me prodiguant tous les noms qu’une nourrice tendre a coutume de donner à son enfant, elle me demandoit pardon, et tour-à-tour prioit pour moi, et se maudissoit elle-même.

Les tendres sentimens de cette pauvre femme me touchèrent plus que je ne l’avois jamais été ; elle me paroissoit être la seule personne sur la terre qui prît quelque soin de moi, et malgré les préjugés que me donnoit l’habitude contre son langage et ses manières, elle fit naître en moi le plus vif intérêt et la plus douce reconnoissance. Ma bonne femme, lui dis-je, je veux absolument faire quelque chose pour vous ; demandez moi ce que vous voudrez.

— Ah ! vivez, vivez ; c’est tout ce que je désire, c’est le seul plaisir que vous puissiez me faire sur la terre. Jusqu’à ce que vous soyez parfaitement rétabli, laissez-moi veiller à vos côtés, comme je le faisois quand vous étiez enfant, et que je vous portois dans mes bras.

Trois ou quatre personnes arrivèrent ensuite dans ma chambre, suivies du capitaine Crawley, dont la voix se faisoit entendre de loin. Je n’eus que le temps d’indiquer à la pauvre femme que je desirois passer pour mort ; elle me comprit avec une rapidité prodigieuse. Le capitaine Crawley vint sur le haut de l’escalier, disant d’un ton de maître :

Que fait ici cette vieille étrangère ? où est Robert ? où est Thomas ? Je leur avois ordonné de rester ici jusqu’à ce que je revinsse. M. Turner, pourquoi n’êtes vous pas resté ? A-t-on fait avertir l’officier de police ? Je vous ai dit qu’il doit examiner le corps. Quelles têtes avez-vous donc ? Combien de fois vous faut-il dire la même chose ? On ne peut rien faire avant la visite de l’officier de police ; ensuite nous nous occuperons de l’enterrement. M. Turner ! chaque chose a son temps. Lady Glenthorn se repose de tout sur moi. Lady Glenthorn veut que ce soit moi qui ordonne tout.

— Vous avez raison ; j’en suis bien persuadé ; je n’ai rien à dire contre cela.

Mais, dit Crawley, en se tournant vers le sopha sur lequel j’étois couché, que fait là, sur ses genoux, cette misérable Irlandaise ? — Eh ! qui vous a dit de vous mettre là ? qui êtes-vous ?

— Monsieur, c’est moi qui ai été sa nourrice ; aussi j’avois un bien grand désir de le voir une fois avant de mourir.

— Et c’est dans ce beau dessein que vous êtes venue de l’Irlande ?

— Et certainement ; et j’aurois fait le double de chemin s’il eût fallu.

— Ma foi vous avez l’air d’être un peu folle.

— Comme vous voudrez, monsieur ; j’ai toujours été de même envers les enfans que j’ai nourris.

— Il est bien question d’enfans actuellement ; vous voyez bien que votre besogne est finie.

— Je ne veux pas sortir d’ici tant qu’il y sera, dit ma nourrice, en saisissant le bras du sopha et en s’y attachant fortement.

Le capitaine Crawley : — Ah ! vous ne voulez pas sortir. Qu’on l’entraîne de force.

— Oh ! vous n’aurez pas la cruauté de me faire sortir d’ici, avant que son corps soit refroidi ; et vous me laisserez au moins la consolation de le voir enterrer.

— Allons chassez-moi cette vieille importune. Allons Jean, qu’on la prenne par le bras ; débarassez-m’en au plus vite.

Il paroît que le domestique hésita, car Crawley répéta l’ordre d’un ton plus sévère. « Faites-la sortir, ou sortez vous-même. »

La nourrice. — S’il plaît à Dieu, ce sera peut-être vous qui sortirez le premier !

Crawley. — Moi, sortir !… misérable ! oses-tu bien me parler ainsi ?

— Eh ! n’êtes-vous pas cruel envers moi et envers celui que j’ai nourri, et qui est là comme mort sous vos yeux. Cependant je suis sûre qu’il étoit votre ami tandis qu’il vivoit.

Crawley la saisit ; mais elle résista si bien, qu’elle entraîna avec elle le sopha sur lequel j’étois étendu.

Arrêtez, m’écriai-je, en me soulevant. Il se fit un silence absolu. Je regardai autour de moi ; mais je ne pus prononcer une autre parole. Je m’aperçus pour la première fois, que j’avois été blessé par ma chute. Je sentis des vertiges et des maux d’estomac. Je vis la contenance embarrassée de Crawley ; l’intendant et lui se regardoient l’un l’autre ; non ; il n’y eut jamais de faces plus hideuses. Un instant après je me laissai retomber.

La nourrice. — Ah ! reposez mon cher enfant, ne vous laissez pas troubler pour si peu de chose. Qu’ils fassent de moi ce qu’ils voudront ; je me soucie bien peu de leurs mauvais traitemens, pourvu que je vous sache en sûreté.

Je fis signe au domestique qui n’avoit pas voulu se prêter à chasser Ellinor : je l’envoyai avertir la femme de charge, et dis qu’on me mît au lit. La nourrice, ajoutai-je, passera la nuit auprès de moi. Ce fut tout ce que je pus dire, j’ignore ce que l’on fit de moi ; mais je me trouvai dans mon lit avec un bandage autour de la tête. La pauvre nourrice un chapelet à la main, étoit agenouillée d’un côté de mon lit, entre un médecin et un chirurgien, et Crawley avec lady Glenthorn étoient de l’autre côté, se parlant fort bas. Le rideau étoit tiré entre elle et moi. Crawley s’aperçut d’un mouvement que j’avois fait, et sortit aussitôt de la chambre. Lady Glenthorn entr’ouvrit le rideau et me demanda comment je me trouvois ; mes yeux se fixèrent sur elle ; elle fut tellement effrayée que se laissant tomber sur mon lit, elle ne put achever sa phrase. Je la priai d’aller se reposer, et elle se retira. Le médecin qui paroissoit inquiet de mon état, ordonna que ma tranquillité fût respectée. Je demandai en quoi consistoit mon accident. Le chirurgien me répondit gravement que j’avois une horrible contusion à la tête. Je me ressouvins d’avoir entendu parler d’une commotion au cerveau comme d’un mal très-dangereux ; mais n’en ayant pas une idée précise, mon ignorance augmenta ma crainte. Cette vie qui, un moment auparavant m’étoit tellement insuportable que j’allois la quitter volontairement, me devenoit précieuse, maintenant qu’elle étoit en danger ; et j’y tenois d’autant plus, que je voyois dans ceux qui m’entouroient le désir d’être debarassés de moi.

Cependant ma guérison fut quelque temps douteuse. Je fus saisi par une fièvre qui me laissa dans un état alarmant de foiblesse. Ellinor durant toute ma maladie, me prodigua les soins les plus attentifs[2] ; la nuit le jour elle ne quitta pas mon lit ; et quand j’eus recouvré l’usage de mes sens, elle étoit vraiment la seule personne que j’eusse du plaisir à sentir près de moi. J’étois touché de la sincérité de ses manières, et sa bonne volonté m’étoit plus agréable que des attentions plus recherchées, mais dans lesquelles je ne supposois pas le même désintéressement. Les libertés bizarres qu’elle prenoit avec moi, loin de m’offenser, m’étoient agréables ; la singularité de son dialecte m’amusoit autant qu’on pouvoit l’être dans ma situation. Je me souviens qu’elle me disoit un jour : je voudrois bien mourir un jour de Noël, parce que les portes du paradis seront toutes grandes ouvertes ce jour là, et je pourrois bien m’y glisser sans être reconnue. Pendant la nuit elle ne cessoit de parler, parce que, disoit-elle, il n’y avoit rien qui fît mieux dormir que d’entendre parler. Que je l’écoutasse ou non, elle étoit toujours contente. Elle avoit un inépuisable recueil d’anecdotes concernant la gloire de mes ancêtres. Elle connoissoit la moindre injustice que les Glenthorn avoient éprouvée de la part des anciens rois d’Irlande, long-temps avant qu’ils condescendissent à prendre le titre de lords, et quand ils portoient encore le beau nom d’Oshagnasec qu’elle regrettoit fort, et qu’on n’auroit jamais dû changer. Elle savoit toutes les histoires des chefs de l’Écosse et de l’Irlande. Il faut qu’elle m’ait conté vingt fois celles d’Oneill, Barbe-Noire. Elle connoissoit une multitude de fées et de sorcières ; sans compter les esprits et les revenans qui remplissoient tous les châteaux, y compris celui de Glenthorn qu’elle me donna enfin le désir de connoître. Depuis long-temps elle demandoit tous les soirs au ciel le bonheur de me voir dans mon château. Depuis long-temps elle seroit venue en Angleterre m’en faire l’invitation, si son mari, tant qu’il avoit vécu, ne l’en avoit pas empêchée en traitant ce voyage d’entreprise folle. Mais enfin Dieu avoit appelé à lui son mari, et rien alors n’avoit pu l’empêcher de venir voir son cher nourrisson, à son jour de naissance ; si elle le voyoit seulement une fois dans son château de Glenthorn, elle mourroit contente. « Quel dommage que vous n’y soyez pas ! ici vous n’êtes qu’un lord, mais vous seriez un roi si vous étiez en Irlande. »

Ellinor me fit vraiment croire au bonheur que je pourrois goûter dans mes vastes terres, au milieu d’une multitude de vassaux. Nous résistons volontiers aux efforts que font pour nous séduire, ceux qui emploient à cet effet quelque artifice ou quelque prépondérance, tandis que nous cédons, sans nous en apercevoir, à ceux que nous ne soupçonnons pas assez fins pour nous tromper, ou assez habiles pour nous vaincre. Je n’aurois souffert une pareille proposition que de la part de cette pauvre et ignorante femme, à qui je ne connoissois d’autre motif que son affection pour moi et pour son pays natal. Je promis donc d’aller visiter mon château un jour ou un autre ; et je ne pensois pas que cette vague promesse dût jamais s’accomplir. Dès que j’eus regagné mes forces, je tournai ou plutôt je laissai tourner mon esprit vers toute autre pensée.


  1. Ce n’est pas moi cependant qui pariai que dans quinze minutes je tuerois le plus beau cheval. Au contraire, je me rends la justice de dire que je vis avec plaisir perdre cette gageure par celui qui l’avoit faite. Au bout de quatre minutes, le cheval en effet perdit haleine, mais il n’expira qu’après la quinzième.
  2. Je ne connois aucun pays, quel que soit son degré de civilisation, où les nourrices conservent pour les enfans qu’elles ont allaités un attachement plus vif que celui qu’on a toujours remarqué en Irlande.

    L’Irlandais a toujours considéré ce lien comme plus fort même que celui du sang ; les enfans sont plus chéris de leurs pères nourriciers et de toute leur parenté que de ceux même dont ils tiennent le jour ; ils en reçoivent dans toutes les circonstances les marques de l’intérêt le plus vif et du dévouement le plus infatigable.

    Davies.

    On peut lire dans l’Histoire des pairs de l’Irlande de M. Lodge des détails sur le voyage d’une nourrice irlandaise qui alla de Kerry en France, et de France à Milan pour voir lord Thomas Fitz-Maurice, et l’avertir que ses domaines avoient été envahis par l’héritier auquel ils étoient substitués. Cette nourrice, qui étoit d’un grand âge, mourut avant d’avoir revu ses foyers.