L’Ennui (Edgeworth)/6

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L’Ennui (1809)
Librairie française et étrangère de Galignani (tome Ip. 88-117).


CHAPITRE VI.


Les vents contraires me retinrent pendant six jours à Holyhead ; fatigué de ce triste séjour, dans ma mauvaise humeur, je maudis l’Irlande, et deux fois je résolus de retourner à Londres ; mais le vent changea, mes équipages étoient embarqués, l’on mit à la voile et j’arrivai heureusement à Dublin. Je fus étonné de l’élégance de l’hôtel où je logeai, je ne pensois pas que dans une ville comme Dublin on pût trouver des appartemens si commodes. On me dit que la maison où j’étois avoit appartenu à un personnage distingué ; effectivement j’y étois servi avec une élégance, une magnificence même qui se rencontrent difficilement dans les hôtels les plus renommés de la capitale de l’Angleterre.

Ah ! monsieur, me dit un Irlandais qui me surprit au milieu de mon extase, tout cela est fort beau, fort bien distribué, mais cela est trop beau pour que cela dure long temps ; venez ici dans deux ans, et je vous assure que vous ne verrez plus que ruine et que désordre. Cela n’arrive que trop chez nous autres Irlandais, nous faisons de beaux projets, mais nous ne savons pas calculer ; tous nos plans sont dressés sur de trop grandes proportions, nous croyons que commencer largement, c’est bien commencer. Après avoir débuté comme des princes, nous finissons comme des mendians.

Je ne restai que peu de jours dans une ville, qui selon moi, ne pouvoit rien offrir de curieux à un homme qui connoissoit Londres. En me promenant dans les rues, j’aperçus pourtant quelques édifices que je ne m’attendois pas à voir en Irlande, j’eus souvent aussi l’occasion d’appliquer l’observation qu’on m’avoit faite à l’hôtel ; je remarquai des bâtimens commencés avec un luxe sans pareil, et terminés d’une manière misérable ; je fus frappé d’un bizarre mélange de bon et de mauvais goût. Quoique mon intelligence fût extrêmement peu cultivée, j’étois frappé de la singularité de ces contrastes : de toutes mes facultés, le goût étoit celle qui s’étoit le plus développée, parce que j’avois pu l’exercer sans prendre beaucoup de peine.

Impatient de voir mon château, je partis de Dublin ; je fus de nouveau surpris agréablement de la variété des points de vue, et de la beauté des routes. Mon ignorance m’avoit laissé croire qu’à peine en Irlande il existoit un arbre, et que les chemins y étoient impraticables. Toujours prompt à me laisser aller à ma crédulité, je me persuadai de l’opinion diamétralement opposée ; je m’imaginai que nous devions voyager aussi vite que sur la route de Bath, et je me mis en tête de franchir en deux jours une distance qui en exigeoit le double. Semblable à tous ceux qui n’ont rien à faire nulle part, j’étois dans une prodigieuse impatience de quitter un endroit pour un autre ; et j’étois possédé de la noble ambition de faire le plus de chemin possible dans le moins de temps donné. Je voyageois dans une calèche légère, attelée de mes propres chevaux. Mon valet de chambre anglais, et mon cuisinier français me suivoient dans une chaise de louage. Pourvu qu’ils ne se séparassent pas de moi, je m’inquiétois peu de la manière dont ils y réussiroient. Le soir, mon valet de chambre se plaignit amèrement de la façon dont les postes étoient servies en Irlande, et il me conjura de lui permettre d’aller à plus petites journées ; mais je n’y pus consentir ; comment en effet me passer un instant de mon valet de chambre et de mon cuisinier français ? Le matin, j’étois déjà assis dans ma voiture, et tout prêt à partir, quand mon Anglais et mon Français se présentèrent à la portière, tous deux dans un tel accès de rage qu’il n’y avoit pas moyen d’entendre un mot de leurs plaintes inarticulées. Enfin, le sujet de leur colère se montra, et parla pour eux ; alors sortit de l’auberge une voiture qui étoit dans l’état le plus déplorable. La caisse étoit montée à une prodigieuse hauteur sur d’inflexibles ressorts, et penchoit en avant ; une des portières restoit irrévocablement ouverte ; des quatre volets, trois étoient fermés, sans possibilité de les faire mouvoir ; le brancard rompu en deux endroits étoit raccommodé avec des liens ; le peu qui restoit du fer des roues, n’y tenoit que foiblement ; des chevilles de bois les fixoient dans l’essieu, et d’assez mauvaises cordes tenoient lieu de harnois. Les chevaux étoient dignes d’un pareil équipage : ces pauvres créatures sembloient être à l’agonie, on eût dit qu’ils n’avoient été pansés de leur vie ; leurs ossemens aigus cherchoient à se faire jour à travers une peau desséchée. L’un aveugle avoit le dos endommagé, l’autre boîteux avoit le cou écorché ; l’un incliné jusqu’à terre y reposoit sa tête appuyée sur son collier, l’autre la portoit en avant, et tirée par un bout de bride que tenoit une espèce de mendiant, dont une moitié de chapeau et une moitié de perruque placés en sens contraire couvroient la nuque singulière. Un long sarot, noué avec une corde de foin lui couvroit le corps ; cette jaquette découpée en différens endroits y laissoit apercevoir ses jambes nues et marbrées de différentes couleurs. Des restes de bas descendoient sur ses talons ; je n’essaierai pas de dépeindre les sauvages clameurs qu’il poussa pour encourager ses coursiers, ou pour les menacer.

J’appelai avec indignation le maître de l’auberge. J’espère, lui dis-je, que ce ne sont pas là les chevaux ni la voiture que vous destinez à mes gens ?

Le maître et le pauvre diable qui se disposoit à faire le postillon, répondirent à la fois :

Misère ! il n’y a pas une meilleure voiture dans le pays.

— Misère ! que voulez-vous dire !

Non milord, vous n’en trouverez pas de meilleure ; nous en avons bien deux autres ; mais l’une n’a point d’impériale et l’autre point de fond. Nulle part on ne peut rien se procurer de mieux.

— Et les chevaux ! en voilà un qui est si boiteux qu’à peine se peut-il tenir debout.

— Oh milord ! il est toujours comme cela quand il faut partir. C’est de la malice ; il sent bien qu’on va se mettre en route.

— Et son camarade, dont le cou est tout écorché !

— Il n’en est que plus ardent quand il est échauffé. Milord celui-là va comme le vent. N’est-ce pas notre Knockecroghery ? ne l’ai-je pas acheté quinze guinées, sans compter le pour-boire, à la foire de Knockecroghery ? il alloit alors sur ses quatre ans.

Je ne pus m’empêcher de rire à ce discours ; mais mon valet-de-chambre persistant dans son humeur, jura qu’il ne partiroit point avec ces chevaux, et le cuisinier se répandit en plaintes accompagnées de tant de gestes, que moins je les comprenois, plus j’étois disposé à les laisser continuer.

— Je m’en vais vous dire ce qu’il faut faire, s’écria Paddy ; prenez quatre chevaux, comme il convient à des gens de votre qualité, et vous verrez de quel train ils vont vous conduire.

Mettant alors son index replié dans sa bouche, il fit retentir un sifflement aigu et prolongé auquel on répondit du champ voisin par un sifflement absolument semblable.

Je protestai vainement contre cet arrangement. Avant que les deux premiers chevaux fussent attachés à la chaise, il en étoit déjà arrivé deux tout frais de la charrue, ils furent assez expéditifs en les attelant ; je ne sais comment ils purent s’en tirer avec leurs cordes. Maintenant nous voilà bien arrangés, dit le postillon Paddy.

— Mais cette chaise ne fera pas un mille sans se briser !

— Cette chaise, milord, feroit le tour du monde, j’en réponds. L’univers sera détruit avant elle. Certainement, elle a été raccommodée hier au soir.

Saisissant donc les rênes et son fouet d’une main et relevant ses bas de l’autre, d’un saut il s’élance comme un habile cocher sur un morceau de bois usé qui lui servoit de siège. Donnez-moi le coussin sur lequel je m’assieds dit-il. On lui jette par-dessus la tête des chevaux un paquet de guenilles qu’il saisit au passage. — Allons, Hosey, à cheval. — Eh ! dit Hosey, donnez-moi le temps d’attacher du foin au tour de mes jambes. — Aidez-moi à monter, dit ce modèle des postillons à un des nombreux assistans rangés autour de notre équipage. Allons, poussez-moi, alerte !

Un homme le prit par le genou, le jeta sur sa monture, où il fut dans un clin-d’œil. Puis s’acrochant à la crinière de son cheval il se laissa pendre jusqu’à terre pour s’emparer de la bride qui étoit sous les pieds du cheval voisin. — Il se redresse et d’un air fier regarde le cocher qui, tourné vers mes gens, sembloit leur dire : Soyez tranquilles, tout ira bien. » En vain le grave valet de chambre et le cuisinier crioient, accabloient d’injures et de reproches le pauvre Paddy. L’esprit et l’adresse étoient de son côté. Il repoussa avec une gaîté comique tout ce qui fut dit contre sa chaise, ses chevaux, son pays et lui-même, jusqu’à ce que ses deux adversaires confondus et réduits au silence, fussent enterrés dans la paille et dans l’obscurité. Paddy, d’un ton de voix triomphant, crie à mes postillons : « Partez-donc, n’encombrez pas davantage le chemin. »

Sans répondre un mot ils partent ; mais ils ne purent non plus que moi, s’empêcher de regarder vingt fois en arrière pour voir comment cet équipage alloit manœuvrer. Nous vîmes en effet, les deux chevaux de l’avant, aller à droite puis à gauche, et éviter soigneusement le milieu de la route. Paddy crioit à Hosey, va donc droit, si tu peux. Je ne te demande pas de tirer la voiture d’une once.

Enfin, à force de coups de fouet, les quatre chevaux furent décidés à galoper ensemble. Mais ils s’arrêtèrent tout court au pied d’une montée qui se trouvoit à la sortie de la ville. Là une foule de galopins qui avoient suivi la voiture, se mirent à la pousser et l’aidèrent à arriver sur la hauteur. Une demi-heure après, comme nous nous disposions pour une descente rapide, à enrayer, à mon grand étonnement, Paddy au grand galop, nous passe et pousse des cris de joie et de victoire. Mes postillons l’appellent pour l’avertir qu’il n’a pas enrayé, mais il crie toujours « ne craignez rien. » Et lâchant les rênes de toute leur longueur, frappant de ses deux talons sa monture, il arrive comme la foudre au bas de la descente. Mes Anglais étoient pétrifiés.

« Le tournant de la montagne est escarpé, et difficile, si jamais il y en a eu, dit mon postillon revenu de son profond étonnement, ils vont se briser là, sûr comme je m’appelle John.

Tout au contraire, quand nous eûmes enrayé et désenrayé, nous arrivâmes auprès de Paddy, qui, bien portant et fort tranquille, raccommodoit quelqu’un de ses cordages.

Si cette corde se fût rompue tandis que vous descendiez la colline, lui dis-je, Paddy, c’étoit fait de vous. »

« Cela est vrai Milord, mais cela ne m’est arrivé à aucune descente, et grâce à dieu j’espère être assez heureux pour que cela ne m’arrive jamais. »

Avec cette confiance dans la providence et dans sa bonne étoile, Paddy couroit toujours à mon grand amusement, il se piquoit d’aller devant nous, et s’en tira très bien, jusqu’à un endroit où la route se resserroit, et où l’on raccommodoit un pont. Il fallut s’arrêter tout court, Paddy fouette ses chevaux, les appelle de tous les noms possibles, mais le brave Knockecroghery est rétif ; il fait mieux, il se met à ruer de toutes ses forces ; il paroissoit certain qu’il casseroit du premier coup de pied la traverse de bois à laquelle il étoit attaché, s’il venoit à la frapper. Mon Anglais et mon Français mettoient alternativement la tête à la seule ouverture qui fût praticable, et supplioient de toute leur force Paddy de les laisser descendre. « Ne craignez rien, leur répondoit-il toujours. » Ils n’avoient ni la force ni l’adresse d’ouvrir la portière. Une des roues qui avoit appartenu à une autre voiture, ne permettoit pas qu’on pût ouvrir d’un côté, et de l’autre, tout étoit si hermétiquement fermé qu’ils étoient irrévocablement prisonniers. Les ouvriers qui travailloient au pont restoient appuyés sur leurs bêches pour voir l’issue de l’affaire. Comme ma calèche ne pouvoit point passer, je fus contraint aussi d’être spectateur de cette bataille entre le postillon et son cheval.

« Il n’y a pas de danger, répétoit Paddy, je vous réponds qu’il ira. Ah ! Knockecroghery, tu crois avoir affaire à un sot, mais je te ferai voir que tu te trompes. »

Après cette déclaration de guerre, Paddy fouetta, Knockecroghery rua, et Paddy, sans s’apercevoir du danger, se tenoit à la portée des ruades, levant tantôt une jambe, tantôt une autre, suivant qu’il voyoit son ennemi remuer le pied gauche ou le pied droit. Ce fut un miracle qu’il pût en échapper ; avec ce mélange de témérité et de présence d’esprit que nous prîmes tour-à-tour pour de la folie et de l’héroïsme, glorieux de son danger, et assuré du triomphe, il eut le plaisir de voir les spectateurs prendre une vive part à son succès.

« Eh bien ! dit-il ne l’ai-je pas mis à la raison ; ce drôle-là vouloir me résister ! Ah ! je suis trop fin pour lui, je réponds qu’il ira maintenant. C’est un diable d’obstiné ; mais ce seroit plaisant qu’un homme comme moi fût obligé de le céder à un cheval. Oh ! je défie tous les chevaux du monde. »

Après ce mémorable combat, et les chants de victoire qui en furent la suite, Paddy éloigna son adversaire soumis pour nous laisser passer ; mais au grand regret de mes postillons, une corde de loin tendue au travers de la route, nous força encore de nous arrêter une fois. Des paveurs occupés à la raccommoder, nous donnèrent l’explication de ce signal ; le chemin est si sec, dirent-ils, donnez-nous de quoi un peu l’humecter.

Je leur jettai un scheling, on leva la corde, et nous passâmes. Je n’entendis plus parler de Paddy du reste de la journée, il arriva deux heures après nous, et demanda à être payé double, pour avoir mené les gens de Milord si bon train.

Certainement ce voyage fut semé pour moi de toutes sortes d’embarras et de désastres : un de mes chevaux fut blessé au pied par un maréchal qui arrivoit ivre d’un enterrement ; un des panneaux de ma voiture fut enfoncé par le choc d’un timon de charrette ; un jour j’arrivai mourant de faim dans une immense et misérable auberge où je ne trouvai que de l’eau-de-vie de grains ; je fus obligé de passer une nuit dans une cabane enfumée, où le dernier de mes domestiques n’auroit pas voulu passer un quart d’heure ; mille fois je m’impatientai, et j’affirmai qu’il étoit impossible à un gentilhomme de voyager en Irlande. Eh bien ! je ne me souviens pas d’avoir fait un voyage où j’aie éprouvé moins d’ennui. Vingt fois par jour j’avois de l’humeur ; mais jamais je ne m’ennuyai moins, et je suis persuadé que ceux qui voyagent pour leur santé, ne retirent quelqu’avantage de leurs courses, que lorsqu’ils les exécutent au milieu des privations et des contrariétés. Quand on est obligé d’employer ses forces, de faire usage de ses membres, on est moins disposé à penser à ses nerfs. Aussi, c’est le voyage d’Irlande, plutôt que celui de tout autre pays, que je recommanderois à l’homme qui est poursuivi de vapeurs. Je lui promets d’abord assez de fatigue pour faciliter la circulation de son sang ; et peut-être son impatience sera-t-elle accompagnée des convulsions d’un rire très-salutaire pour toutes sortes de maux. Enfin, s’il a le cœur sensible, il ne pourra qu’être agréablement ému par le spectacle de la douce, franche et généreuse hospitalité qu’exercent également dans ce pays l’humble habitant de la cabane, et le riche seigneur de château.

Le quatrième jour, nous arrivâmes assez tard dans la province où étoit située ma terre. C’étoit un des plus sauvages cantons de l’Irlande. Nous ne pûmes trouver ni chevaux ni aucune sorte de ressources, et il nous restoit plusieurs milles à parcourir. Pour toute consolation, l’hôtesse, peu ragoûtante, qui portoit à ses oreilles des boucles d’or fort massives, nous dit que si nous voulions seulement attendre une heure en mangeant un œuf frais, nous aurions un très-beau clair de lune.

Après bien des paroles inutiles, mon cuisinier monta un de mes chevaux de selle, mon palfrenier resta en arrière, mon valet-de-chambre se plaça sur le siége, et je continuai ma route avec mes propres chevaux, tout fatigués qu’ils étoient. La lune, qu’on m’avoit promise, se leva effectivement, et je vis parfaitement le pays que je parcourois. À mesure que j’approchois du rivage de la mer, les chaumières devenoient plus rares, et les arbres avoient une chétive apparence. Ils étoient tous penchés suivant la direction du vent le plus fort qui souffloit sur la côte. La monotonie de notre chemin n’étoit variée que par l’aspect de quelques rochers, dont l’ombre se projetoit sur les flots. Le pas des chevaux, imprimé sur un sable fin, ne se faisoit pas entendre ; à peine le silence absolu de la nuit étoit-il interrompu par le frottement léger des roues.

John, quelle heure peut-il être dit l’un de mes postillons à son camarade.

— Il est au moins minuit ; mais nous sommes dans un bel endroit pour le demander. Ce chemin-ci a bien l’air de nous mener tout droit dans la mer — Peut-être nous trouverons plus loin quelqu’espèce de barque, mais… je n’en suis pas bien sûr. — Enfin ils s’arrêtent pour se consulter entr’eux. Ils ne savoient que décider quand vint à passer un voiturier qui précédoit son cheval et sa charette en sifflant.

— Mon ami, est-ce ici le chemin du château de Glenthorn ?

— De Glenthorn ? hé, certainement, Messieurs.

— Où est le château ?

— Il est devant vous.

Tandis que mes postillons réfléchissoient sur cette réponse, mon voiturier quitte sa charette, et se met en devoir de les conduire.

Ne voyez-vous pas le château, nous crioit-il en nous montrant un endroit qu’il nous étoit impossible de découvrir, car il étoit masqué par une pointe de rocher ; enfin, quelques minutes après, nous aperçûmes un château qui sembloit sortir de la mer ; il s’élevoit avec la majesté des anciens temps ; orné de tours et de créneaux, une vaste porte en annonçoit l’entrée ; c’étoit le château de Glenthorn.

— C’est sûrement Milord lui-même que j’ai l’honneur de voir, dit notre guide, en m’ôtant son chapeau ; je vais aller devant pour l’annoncer.

— Non, mon ami, ne vous en donnez pas la peine, retournez plutôt auprès de votre cheval, que vous avez laissé sur la route.

— Oh ! il est accoutumé à cela ; il ira tout de même ; et moi je vais dans un clin-d’œil être au château.

Il s’élança devant nous avec une agilité surprenante, tandis que mes chevaux harassés, pouvoient à peine nous tirer du sable. Nous approchions, quand tout-à-coup la grande porte du château s’ouvrit, et nous aperçûmes une foule de gens armés de torches ; ils paroissoient des nains en comparaison de la hauteur de l’édifice. À la vivacité de leurs mouvemens, et à la confusion de leurs cris, on eût pensé que le château étoit en flammes. Tout ce travail avoit pour but d’abaisser le pont-levis. Lorsque je passois dessus, une fenêtre s’ouvrit, et une voix, que je reconnus pour être celle d’Ellinor, me cria : Prenez garde au grand trou qui est au milieu du pont.

Je passai sur ce pont caduc, et sous un arceau long et massif, au bout duquel on avoit allumé un fanal ; je me trouvai dans une place immense, qui formoit la cour du château. Au bruit qu’avoient fait les chevaux et mes équipages en traversant le pont, succéda celui d’une multitude de voix bizarres et étranges, dont les clameurs contrastoient singulièrement avec le silence continuel de mon voyage dans les sables. Le prodigieux effet que produisit mon arrivée sur cette multitude de gens et de vassaux, me donna de mon importance une opinion que rien en Angleterre ne m’avoit inspirée. Tout ce peuple sembloit né pour me servir : l’officieuse précipitation avec laquelle ils alloient et venoient ; les bénédictions dont ils me combloient, les uns criant : Vive le comte de Glenthorn ! les autres me faisant mille protestations, tout cela transporta mon imagination dans les siècles les plus anciens de la féodalité.

La première personne que je vis en entrant dans le vestibule, ce fut la pauvre Ellinor qui se précipitoit vers moi. — C’est bien lui, oui je l’ai vu dans son château ; et s’il plaisoit à dieu de m’appeler à lui dans ce moment, je mourrois avec plaisir.

— Ma chère Ellinor, j’espère que vous vivrez encore long-temps, que vous serez heureuse, et que je contribuerai à votre bonheur. — Et lui-même il me parle avec tant de bonté ; oh ! c’est trop ; elle fondit en larmes, et cachant son visage de ses mains, elle s’enfuit avec précipitation.

L’étendue de l’escalier que j’eus à monter, la longueur des galeries que je traversai pour me rendre dans l’appartement où mon souper étoit servi, me donnèrent une vaste idée de ma propriété ; mais j’étois trop las pour me livrer aux jouissances de la vanité. Le plaisir plus simple et plus naturel de l’appétit satisfait, me toucha davantage. Je savourai avec délices, un des plus amples soupers qui jamais ait été servi à aucun baron, même dans les temps fameux où l’on faisoit rôtir un bœuf tout entier. Le sommeil me fit bientôt désirer de me coucher. On me conduisit de nouveau à travers une longue suite de chambres et de galeries ; et tandis que je passois, la porte d’un antique dortoir s’ouvrit, et j’aperçus un groupe de femmes au milieu desquelles je reconnus Ellinor ; mais à peine eus-je tourné la tête, la porte se referma si vîte, que je n’eus pas le temps de dire un mot ; j’entendis seulement ces paroles : que Dieu le bénisse !

J’étois si accablé, que je fus vraiment satisfait d’avoir évité l’occasion de parler : mais je fus touché de la bénédiction de ma bonne nourrice. La tour majestueuse dans laquelle j’étois destiné à reposer étoit ornée d’une magnifique et ancienne tapisserie. Tout cela ressembloit si fort à un château enchanté, que s’il m’étoit resté la force de penser, j’aurois eu des idées à la Radcliffe. Je suis vraiment honteux d’avouer que ma nuit se passa sans mystère et même sans présages. Je ne fus pas plutôt dans mon lit que j’y fus saisi du plus profond sommeil.