L’Enracinement/Partie 2/02

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Texte établi par Albert CamusGallimard (p. 73-89).

LE DÉRACINEMENT PAYSAN

Le problème du déracinement paysan n’est pas moins grave que celui du déracinement ouvrier. Quoique la maladie soit moins avancée, elle a quelque chose d’encore plus scandaleux ; car il est contre nature que la terre soit cultivée par des êtres déracinés. Il faut accorder la même attention aux deux problèmes.

Au reste il ne faut jamais donner une marque publique d’attention aux ouvriers sans en donner une autre symétrique aux paysans. Car ils sont très ombrageux, très sensibles, et toujours tourmentés par la pensée qu’on les oublie. Il est certain que parmi les souffrances actuelles ils trouvent un réconfort dans l’assurance qu’on pense à eux. Il faut avouer qu’on pense beaucoup plus à eux quand on a faim que quand on mange à discrétion ; et cela même parmi les gens qui avaient cru placer leur pensée sur un plan très au-dessus de tous les besoins physiques.

Les ouvriers ont une tendance qu’il ne faut pas encourager à croire, quand on parle du peuple, qu’il doit s’agir uniquement d’eux. Il n’y a absolument aucun motif légitime pour cela ; à moins de compter comme tel le fait qu’ils font plus de bruit que les paysans. Ils sont arrivés à persuader sur ce point les intellectuels qui ont une inclination vers le peuple. Il en est résulté, chez les paysans, une sorte de haine pour ce qu’on nomme en politique la gauche — excepté là où ils sont tombés sous l’influence communiste, et là où l’anticléricalisme est la passion principale ; et sans doute encore dans quelques autres cas.

La division entre paysans et ouvriers, en France, date de loin. Il y a une complainte de la fin du xive siècle où les paysans énumèrent, avec un accent déchirant, les cruautés que leur font subir toutes les classes de la société, y compris les artisans.

Dans l’histoire des mouvements populaires en France, il n’est guère arrivé, sauf erreur, que paysans et ouvriers se soient trouvés ensemble. Même en 1789, il s’agissait peut-être davantage d’une coïncidence que d’autre chose.

Au xive siècle, les paysans étaient de très loin les plus malheureux. Mais même quand ils sont matériellement plus heureux — et quand c’est le cas, ils ne s’en rendent guère compte, parce que les ouvriers qui viennent passer au village quelques jours de vacances succombent à la tentation des vantardises — ils sont toujours tourmentés par le sentiment que tout se passe dans les villes, et qu’ils sont « out of it ».

Bien entendu, cet état d’esprit est aggravé par l’installation dans les villages de T. S. F., de cinémas, et par la circulation de journaux tels que Confidences et Marie-Claire, auprès desquels la cocaïne est un produit sans danger.

La situation étant telle, il faut d’abord inventer et mettre en application quelque chose qui donne désormais aux paysans le sentiment qu’ils sont « in it ».

Il est peut-être regrettable que dans les textes émanant officiellement de Londres il ait toujours été fait mention des ouvriers beaucoup plus que d’eux. Il est vrai qu’ils ont une part beaucoup, beaucoup moindre à la résistance. Mais c’est peut-être une raison de plus pour donner des preuves répétées qu’on sait qu’ils existent.

Il faut avoir présent à l’esprit qu’on ne peut pas dire que le peuple français soit pour un mouvement quand ce n’est pas vrai de la majorité des paysans.

On devrait se faire une règle de ne jamais promettre du nouveau et du mieux aux ouvriers sans en promettre autant aux paysans. La grande habileté du parti nazi avant 1933 a été de se présenter aux ouvriers comme un parti spécifiquement ouvrier, aux paysans comme un parti spécifiquement paysan, aux petits bourgeois comme un parti spécifiquement petit bourgeois, etc. Cela lui était facile, car il mentait à tout le monde. Il faudrait en faire autant, mais sans mentir à personne. C’est difficile, mais ce n’est pas impossible.

Le déracinement paysan a été, au cours des dernières années, un danger aussi mortel pour le pays que le déracinement ouvrier. Un des symptômes les plus graves a été, il y a sept ou huit ans, le dépeuplement des campagnes se poursuivant en pleine crise de chômage.

Il est évident que le dépeuplement des campagnes, à la limite, aboutit à la mort sociale. On peut dire qu’il n’ira pas jusque-là. Mais on n’en sait rien. Jusqu’ici, on n’aperçoit rien qui soit susceptible de l’arrêter.

Au sujet de ce phénomène, deux choses sont à remarquer.

L’une est que les blancs le transportent partout où ils vont. La maladie a gagné même l’Afrique noire, qui pourtant était sans doute depuis des milliers d’années un continent fait de villages. Ces gens-là au moins, quand on ne venait pas les massacrer, les torturer ou les réduire en esclavage, savaient vivre heureux sur leur terre. Notre contact est en train de leur faire perdre cette capacité. Cela pourrait faire douter si même les noirs d’Afrique, quoique les plus primitifs parmi les colonisés, n’avaient pas somme toute plus à nous apprendre qu’à apprendre de nous. Nos bienfaits envers eux ressemblent à celui du financier envers le savetier. Rien au monde ne compense la perte de la joie au travail.

L’autre remarque à faire, c’est que les ressources, illimitées en apparence, de l’État totalitaire, sont impuissantes contre ce mal. Il y a eu à ce sujet, en Allemagne, des aveux officiels, formels, maintes fois répétés. En un sens, tant mieux, puisque cela donne une possibilité de faire mieux qu’eux.

La destruction des stocks de blé pendant la crise a beaucoup frappé l’opinion publique, avec raison ; mais si l’on y pense, la désertion des campagnes en période de crise industrielle a quelque chose, si possible, d’encore plus scandaleux. Il est évident qu’il n’y a aucun espoir de résoudre le problème ouvrier à part de celui-là. Il n’y a aucun moyen d’empêcher que la population ouvrière ne soit un prolétariat si elle s’augmente constamment d’un afflux de paysans en état de rupture avec leur vie passée.

La guerre a montré quel est le degré de gravité de la maladie chez les paysans. Car les soldats étaient de jeunes paysans. En septembre 1939, on entendait des paysans dire : « Il vaut mieux vivre Allemand que mourir Français. » Que leur avait-on fait pour qu’ils aient cru n’avoir rien à perdre ?

Il faut bien prendre conscience d’une des plus grandes difficultés de la politique. Si les ouvriers souffrent cruellement de se sentir en exil dans cette société, les paysans, eux, ont l’impression que dans cette société, au contraire, les ouvriers seuls sont chez eux. Aux yeux des paysans, les intellectuels défenseurs des ouvriers n’apparaissent pas comme des défenseurs d’opprimés, mais comme des défenseurs de privilégiés. Les intellectuels ne soupçonnent pas cet état d’esprit.

Le complexe d’infériorité dans les campagnes est tel qu’on voit des paysans millionnaires trouver naturel d’être traités par des petits bourgeois retraités avec une hauteur de coloniaux envers des indigènes. Il faut qu’un complexe d’infériorité soit très fort pour ne pas être effacé par l’argent.

Par suite, plus on se propose de fournir de satisfactions morales aux ouvriers, plus il faut se préparer à en procurer aux paysans. Autrement le déséquilibre produit serait dangereux pour la société et par répercussion pour les ouvriers eux-mêmes.

Le besoin d’enracinement, chez les paysans, a d’abord la forme de la soif de propriété. C’est vraiment une soif chez eux, et une soif saine et naturelle. On est sûr de les toucher en leur offrant des espérances dans ce sens ; et il n’y a aucune raison de ne pas le faire dès lors qu’on regarde comme sacré le besoin de propriété, et non pas les titres juridiques qui déterminent les modalités de la propriété. Il y a quantité de dispositions légales possibles pour faire passer peu à peu aux mains des paysans les terres qui n’y sont pas. Rien ne peut légitimer un droit de propriété d’un citadin sur une terre. La grande propriété agricole n’est justifiable que dans certains cas, pour des raisons techniques ; et dans ces cas eux-mêmes on peut concevoir des paysans cultivant intensément en légumes et produits de ce genre chacun son bout de terrain, et en même temps appliquant les méthodes de culture extensive, avec un outillage moderne, sur de vastes espaces possédés par eux en commun, sous forme coopérative.

Une mesure qui toucherait le cœur des paysans serait celle par laquelle on déciderait de regarder la terre comme un moyen de travail, et non comme une richesse dans la répartition des héritages. Ainsi on ne verrait plus le spectacle scandaleux d’un paysan endetté tout au cours de sa vie envers un frère fonctionnaire qui travaille moins et gagne davantage.

Des retraites, même minimes, pour les vieillards auraient peut-être une grande portée. Le mot de retraite est malheureusement un mot magique qui tire les jeunes paysans vers la ville. L’humiliation des vieux est souvent grande à la campagne, et un peu d’argent, accordé avec des formes honorables, leur donnerait du prestige.

Par un effet de contraste, une trop grande stabilité produit chez les paysans un effet de déracinement. Un petit paysan commence à labourer seul vers quatorze ans ; le travail est alors une poésie, une ivresse, quoique ses forces y suffisent à peine. Quelques années plus tard, cet enthousiasme enfantin est épuisé, le métier est connu, les forces physiques sont débordantes et dépassent de loin le travail à fournir ; et il n’y a rien d’autre à faire que ce qui a été fait tous les jours pendant plusieurs années. Il se met alors à passer la semaine à rêver de ce qu’il fera le dimanche. Dès ce moment il est perdu.

Il faudrait que ce premier contact complet du petit paysan avec le travail, à l’âge de quatorze ans, que cette première ivresse soit consacrée par une fête solennelle qui la fasse pénétrer pour toujours au fond de l’âme. Dans les villages les plus chrétiens, une telle fête devrait avoir un caractère religieux.

Mais aussi, trois ou quatre ans plus tard, il faudrait fournir un aliment à la soif de nouveau qui le saisit. Pour un jeune paysan, il n’y en a qu’un, le voyage. Il faudrait donner à tous les jeunes paysans la possibilité de voyager sans dépenses d’argent, en France et même à l’étranger, non pas dans les villes, mais dans les campagnes. Cela impliquerait l’organisation pour les paysans de quelque chose d’analogue au Tour de France. On pourrait y joindre des œuvres d’éducation et d’instruction. Car souvent les meilleurs des jeunes paysans, après avoir mis une sorte de violence, à treize ans, à se détourner de l’école pour se jeter dans le travail, sentent de nouveau vers dix-huit ou vingt ans le goût de s’instruire. Cela arrive d’ailleurs aussi aux jeunes ouvriers. Des systèmes d’échange pourraient permettre de partir même aux jeunes gens indispensables à leurs familles. Il va de soi que ces voyages seraient entièrement volontaires. Mais les parents n’auraient pas le droit de les empêcher.

On n’imagine pas la puissance de l’idée de voyage chez les paysans, et l’importance morale qu’une telle réforme pourrait prendre, même avant d’être réalisée, à l’état de promesse, et bien plus une fois la chose entrée dans les mœurs. Le jeune garçon, ayant roulé par le monde plusieurs années sans jamais cesser d’être un paysan, rentrerait chez lui, ses inquiétudes apaisées, et fonderait un foyer.

Il faudrait peut-être quelque chose d’analogue pour les jeunes filles ; il leur faut bien quelque chose pour remplacer Marie-Claire, et on ne peut pas leur laisser Marie-Claire.

La caserne a été un terrible facteur de déracinement pour les jeunes paysans. C’est à ce point que l’instruction militaire a eu finalement un effet contraire à son but ; les jeunes gens avaient appris l’exercice, mais étaient moins préparés à se battre qu’avant de l’apprendre, car quiconque sortait de la caserne en sortait antimilitariste. C’est la preuve expérimentale qu’on ne peut pas, dans l’intérêt même de la machine militaire, laisser les militaires disposer souverainement de deux années de chaque vie, ou fût-ce même d’une année. Comme on ne peut pas laisser le capitalisme maître de la formation professionnelle de la jeunesse, on ne peut pas laisser l’Armée maîtresse de sa formation militaire. Les autorités civiles doivent y prendre part, et cela de manière à faire qu’elle constitue une éducation et non une corruption.

Le contact entre jeunes paysans et jeunes ouvriers au service militaire n’est pas du tout désirable. Les seconds cherchent à épater les premiers et cela fait du mal aux uns et aux autres. De tels contacts ne suscitent pas de vrais rapprochements. Seule l’action commune rapproche ; et par définition, il n’y a pas d’action commune à la caserne, puisqu’on s’y prépare à la guerre en temps de paix.

Il n’y a aucune raison d’installer les casernes dans les villes. À l’usage des jeunes paysans, on pourrait très bien établir des casernes loin de toute ville.

Il est vrai que les patrons des maisons de tolérance y perdraient. Mais il est inutile de songer à aucune espèce de réforme si l’on n’est pas absolument décidé à mettre fin à la collusion des pouvoirs publics avec ces gens-là, et à abolir une institution qui est une des hontes de la France.

Soit dit en passant, nous avons payé cher cette honte. La prostitution établie comme une institution officielle, selon le régime propre à la France, a largement contribué à pourrir l’armée, et a complètement pourri la police, ce qui devait entraîner la ruine de la démocratie. Car il est impossible qu’une démocratie subsiste, quand la police, qui représente la loi aux yeux des citoyens, est ouvertement l’objet du mépris public. Les Anglais ne peuvent pas comprendre qu’il puisse y avoir une démocratie où la police n’est pas l’objet d’un tendre respect. Mais leur police ne dispose pas d’un bétail de prostituées pour sa distraction.

Si l’on pouvait supputer exactement les facteurs de notre désastre, on trouverait peut-être que toutes nos hontes — comme celle-là, et celle des appétits coloniaux, et celle des traitements infligés aux étrangers — ont eu leur contre-coup effectif pour notre perte. On peut dire beaucoup de choses de notre malheur, mais non qu’il soit immérité.

La prostitution est un exemple typique de cette propriété de propagation à la deuxième puissance que possède le déracinement. La situation de prostituée professionnelle constitue le degré extrême du déracinement ; et pour cette maladie du déracinement, une poignée de prostituées possède un vaste pouvoir de contamination. Il est évident qu’on n’aura pas une paysannerie saine tant que l’État s’obstinera à opérer lui-même le rapprochement des jeunes paysans et des prostituées. Tant que la paysannerie n’est pas saine, la classe ouvrière ne peut pas l’être non plus, ni le reste du pays.

Au reste, rien ne serait plus populaire auprès des paysans que le projet de réformer le régime du service militaire avec la préoccupation de leur bien-être moral.

Le problème de la culture de l’esprit se pose pour les paysans comme pour les ouvriers. À eux aussi il faut une traduction qui leur soit propre ; elle ne doit pas être celle des ouvriers.

Pour tout ce qui concerne les choses de l’esprit, les paysans ont été brutalement déracinés par le monde moderne. Ils avaient auparavant tout ce dont un être humain a besoin comme art et comme pensée, sous une forme qui leur était propre, et de la meilleure qualité. Quand on lit tout ce qu’a écrit Restif de la Bretonne sur son enfance, on doit conclure que les plus malheureux des paysans d’alors avaient un sort infiniment préférable à celui des plus heureux des paysans d’aujourd’hui. Mais on ne peut pas retrouver ce passé, quoique si proche. Il faut inventer des méthodes pour empêcher que les paysans restent étrangers à la culture d’esprit qui leur est offerte.

La science doit être présentée aux paysans et aux ouvriers de manières très différentes. Pour les ouvriers, il est naturel que tout soit dominé par la mécanique. Pour les paysans, tout devrait avoir pour centre le merveilleux circuit par lequel l’énergie solaire, descendue dans les plantes, fixée par la chlorophylle, concentrée dans les graines et les fruits, entre dans l’homme qui mange ou boit, passe dans ses muscles et se dépense pour l’aménagement de la terre. Tout ce qui se rapporte à la science peut être disposé autour de ce circuit, car la notion d’énergie est au centre de tout. La pensée de ce circuit, si elle pénétrait dans l’esprit des paysans, envelopperait le travail de poésie.

D’une manière générale, toute instruction, dans les villages, devrait avoir pour objet essentiel d’augmenter la sensibilité à la beauté du monde, à la beauté de la nature. Les touristes, il est vrai, ont découvert que les paysans ne s’intéressent pas aux paysages. Mais quand on partage avec des paysans des journées de travail épuisantes, ce qui est le seul procédé pour causer à cœur ouvert avec eux, on entend certains regretter que leur travail soit trop dur pour les laisser jouir des beautés de la nature.

Bien entendu, augmenter la sensibilité à la beauté ne s’accomplit pas en disant : « Regardez comme c’est beau ! » C’est moins facile.

Le mouvement qui s’est produit récemment dans les milieux cultivés vers le folk-lore devrait aider à restituer aux paysans le sentiment qu’ils sont chez eux dans la pensée humaine. Le système actuel consiste à leur présenter tout ce qui a rapport à la pensée comme une propriété exclusive des villes, dont on veut bien leur accorder une petite part, très petite, parce qu’ils n’ont pas la capacité d’en concevoir une grande.

C’est la mentalité coloniale, à un degré seulement moins aigu. Et comme il arrive qu’un indigène des colonies, frotté d’un peu d’instruction européenne, méprise son peuple plus que ne ferait un Européen cultivé, il en est souvent de même pour un instituteur fils de paysans.

La première condition d’un réenracinement moral de la paysannerie dans le pays, c’est que le métier d’instituteur rural soit quelque chose de distinct, de spécifique, dont la formation soit non seulement partiellement, mais totalement autre que celle d’un instituteur des villes. Il est absurde au plus haut point de fabriquer dans un même moule des instituteurs pour Belleville ou pour un petit village. C’est une des nombreuses absurdités d’une époque dont le caractère dominant est la bêtise.

La deuxième condition est que les instituteurs ruraux connaissent les paysans et ne les méprisent pas, ce qu’on n’obtiendra pas simplement en les recrutant dans la paysannerie. Il faudrait donner une très large part, dans l’enseignement qu’on leur fournit, au folk-lore de tous les pays, présenté non comme un objet de curiosité, mais comme une grande chose ; leur parler de la part qu’ont eue les bergers dans les premières spéculations de la pensée humaine, celles sur les astres, et aussi, comme le montrent les comparaisons qui reviennent partout dans les textes antiques, celles sur le bien et le mal ; leur faire lire la littérature paysanne, Hésiode, Pier the Ploughman, les complaintes du Moyen Âge, les quelques ouvrages contemporains qui sont authentiquement paysans ; tout cela, bien entendu, sans préjudice de la culture générale. Après une telle préparation, on pourrait les envoyer servir un an comme domestiques de ferme, anonymement, dans un autre département ; puis les rassembler de nouveau dans les écoles normales pour les aider à y voir clair dans leur propre expérience. De même pour les instituteurs des quartiers ouvriers et les usines. Seulement de telles expériences doivent être moralement préparées ; autrement elles suscitent le mépris ou la répulsion au lieu de la compassion et de l’amour.

Il serait bien avantageux aussi que les Églises fassent de la condition de curé ou pasteur de village quelque chose de spécifique. C’est un scandale de voir combien, dans un village français entièrement catholique, la religion peut être absente de la vie quotidienne, réservée à quelques heures du dimanche, quand on songe avec quelle prédilection le Christ a emprunté le thème de ses paraboles à la vie des champs. Mais un grand nombre de ces paraboles ne figurent pas dans la liturgie, et celles qui y figurent ne provoquent aucune attention. De même que les étoiles et le soleil dont parle l’instituteur habitent dans les cahiers et les livres et n’ont aucun rapport avec le ciel, de même la vigne, le blé, les brebis dont il est fait mention le dimanche dans l’église n’ont rien de commun avec la vigne, le blé, les brebis qui se trouvent dans les champs et auxquels on donne tous les jours un peu de sa vie. Les paysans chrétiens sont déracinés aussi dans leur vie religieuse. L’idée de représenter un village sans église dans l’Exposition de 1937 n’était pas aussi absurde que beaucoup l’ont dit.

Comme les petits Jocistes s’exaltent à la pensée du Christ ouvrier, les paysans devraient puiser la même fierté dans la part qu’accordent les paraboles de l’Évangile à la vie des champs et dans la fonction sacrée du pain et du vin, et en tirer le sentiment que le christianisme est une chose à eux.

Les polémiques autour de la laïcité ont été une des principales sources d’empoisonnement de la vie paysanne en France. Malheureusement elles ne sont pas près de finir. Il est impossible d’éviter de prendre position sur ce problème, et il semble d’abord presque impossible d’en trouver une qui ne soit pas très mauvaise.

Il est certain que la neutralité est un mensonge. Le système laïque n’est pas neutre, il communique aux enfants une philosophie qui est d’une part très supérieure à la religion genre Saint-Sulpice, d’autre part très inférieure au christianisme authentique. Mais celui-ci, aujourd’hui, est très rare. Beaucoup d’instituteurs portent à cette philosophie un attachement d’une ferveur religieuse.

La liberté de l’enseignement n’est pas une solution. Le mot est vide de sens. La formation spirituelle d’un enfant n’appartient à personne ; ni à l’enfant, puisqu’il n’est pas en mesure d’en disposer ; ni aux parents ; ni à l’État. Le droit des familles invoqué si souvent n’est qu’une machine de guerre. Un prêtre qui, ayant une occasion naturelle de le faire, s’abstiendrait de parler du Christ à un enfant de famille non chrétienne serait un prêtre qui n’aurait guère de foi. Maintenir l’école laïque, telle quelle, et permettre ou même favoriser, à côté, la concurrence de l’école confessionnelle est une absurdité du point de vue théorique et du point de vue pratique. Les écoles privées, confessionnelles ou non, doivent être autorisées, non pas en vertu d’un principe de liberté, mais pour un motif d’utilité publique dans chaque cas particulier où l’école est bonne, et sous réserve d’un contrôle.

Accorder au clergé une part dans l’enseignement public n’est pas une solution. Si c’était possible, ce ne serait pas désirable, et ce n’est pas possible en France sans guerre civile.

Donner ordre aux instituteurs de parler de Dieu aux enfants, comme l’a fait quelques mois le gouvernement de Vichy, sur l’initiative de M. Chevalier, est une plaisanterie de très mauvais goût.

Conserver à la philosophie laïque son statut officiel serait une mesure arbitraire, injuste en ce qu’elle ne répond pas à l’échelle des valeurs, et qui nous précipiterait tout droit dans le totalitarisme. Car, bien que la laïcité ait excité un certain degré de ferveur presque religieuse, c’est par la nature des choses un degré faible ; et nous vivons dans une époque d’enthousiasmes chauffés à blanc. Le courant idolâtre du totalitarisme ne peut trouver d’obstacle que dans une vie spirituelle authentique. Si l’on habitue les enfants à ne pas penser à Dieu, ils deviendront fascistes ou communistes par besoin de se donner à quelque chose.

On voit plus clairement ce que la justice exige en ce domaine quand on a remplacé la notion de droit par celle d’obligation liée au besoin. Une âme jeune qui s’éveille à la pensée a besoin du trésor amassé par l’espèce humaine au cours des siècles. On fait tort à un enfant quand on l’élève dans un christianisme étroit qui l’empêche de jamais devenir capable de s’apercevoir qu’il y a des trésors d’or pur dans les civilisations non chrétiennes. L’éducation laïque fait aux enfants un tort plus grand. Elle dissimule ces trésors, et ceux du christianisme en plus.

La seule attitude à la fois légitime et pratiquement possible que puisse avoir, en France, l’enseignement public à l’égard du christianisme consiste à le regarder comme un trésor de la pensée humaine parmi tant d’autres. Il est absurde au plus haut point qu’un bachelier français ait pris connaissance de poèmes du Moyen Âge, de Polyeucte, d’Athalie, de Phèdre, de Pascal, de Lamartine, de doctrines philosophiques imprégnées de christianisme comme celles de Descartes et de Kant, de la Divine Comédie ou du Paradise Lost, et qu’il n’ait jamais ouvert la Bible.

Il n’y aurait qu’à dire aux futurs instituteurs et aux futurs professeurs : la religion a eu de tout temps et en tout pays, sauf tout récemment en quelques endroits de l’Europe, un rôle dominant dans le développement de la culture, de la pensée, de la civilisation humaine. Une instruction dans laquelle il n’est jamais question de religion est une absurdité. D’autre part, de même qu’en histoire on parle beaucoup de la France aux petits Français, il est naturel qu’étant en Europe, si l’on parle de religion, il s’agisse avant tout du christianisme.

En conséquence, il faudrait inclure dans l’enseignement de tous les degrés, pour les enfants déjà un peu grands, des cours qu’on pourrait étiqueter, par exemple, histoire religieuse. On ferait lire aux enfants des passages de l’Écriture, et par-dessus tout l’Évangile. On commenterait dans l’esprit même du texte, comme il faut toujours faire.

On parlerait du dogme comme d’une chose qui a joué un rôle de première importance dans nos pays, et à laquelle des hommes de toute première valeur ont cru de toute leur âme ; on n’aurait pas non plus à dissimuler que quantité de cruautés y ont trouvé un prétexte ; mais surtout on essaierait de rendre sensible aux enfants la beauté qui y est contenue. S’ils demandent : « Est-ce vrai ? » il faut répondre : « Cela est si beau que cela contient certainement beaucoup de vérité. Quant à savoir si c’est ou non absolument vrai, tâchez de devenir capables de vous en rendre compte quand vous serez grands. » Il serait rigoureusement interdit de rien inclure dans les commentaires qui implique la négation du dogme ; rien non plus qui implique une affirmation. Tout instituteur ou professeur qui le désirerait et qui aurait les connaissances et le talent pédagogique nécessaires serait libre de parler aux enfants non seulement du christianisme, mais aussi, quoiqu’en insistant beaucoup moins, de n’importe quel autre courant de pensée religieuse authentique. Une pensée religieuse est authentique quand elle est universelle par son orientation. (Ce n’est pas le cas du judaïsme, qui est lié à une notion de race.)

Si une telle solution était appliquée, la religion cesserait peu à peu, il faut l’espérer, d’être une chose pour ou contre laquelle on prend parti de la même manière qu’on prend parti en politique. Ainsi s’aboliraient les deux camps, le camp de l’instituteur et le camp du curé, qui mettent une sorte de guerre civile latente dans tant de villages français. Le contact avec la beauté chrétienne, présentée simplement comme une beauté à savourer, imprégnerait insensiblement de spiritualité la masse du pays, si toutefois le pays en est capable, bien plus efficacement qu’aucun enseignement dogmatique des croyances religieuses.

Le mot de beauté n’implique nullement qu’il faille considérer les choses religieuses à la manière des esthètes. Le point de vue des esthètes est sacrilège, non seulement en matière de religion, mais même en matière d’art. Il consiste à s’amuser avec la beauté en la manipulant et en la regardant. La beauté est quelque chose qui se mange ; c’est une nourriture. Si l’on offrait au peuple la beauté chrétienne simplement à titre de beauté, ce devrait être comme une beauté qui nourrit.

Dans l’école rurale, la lecture attentive, souvent répétée, souvent commentée, toujours reprise, des textes du Nouveau Testament où il est question de la vie rurale, pourrait faire beaucoup pour rendre à la vie des champs la poésie perdue. Si d’une part toute la vie spirituelle de l’âme, d’autre part toutes les connaissances scientifiques concernant l’univers matériel, sont orientées vers l’acte du travail, le travail tient sa juste place dans la pensée d’un homme. Au lieu d’être une espèce de prison, il est un contact avec ce monde et l’autre.

Pourquoi, par exemple, un paysan en train de semer n’aurait-il pas présentes au fond de sa pensée, sans paroles même intérieures, d’une part quelques comparaisons du Christ : « Si le grain ne meurt… », « La semence est la parole de Dieu… », « Le grain de sénevé est la plus petite des graines… », d’autre part le double mécanisme de la croissance : celui par lequel la graine, en se consommant elle-même et avec l’aide des bactéries, arrive à la surface du sol ; celui par lequel l’énergie solaire descend dans la lumière, et, captée par le vert de la tige, remonte dans un mouvement ascendant irrésistible. L’analogie qui fait des mécanismes d’ici-bas un miroir des mécanismes surnaturels, si l’on peut employer cette expression, devient alors éclatante, et la fatigue du travail, selon le mot populaire, la fait entrer dans le corps. La peine toujours plus ou moins liée à l’effort du travail devient la douleur qui fait pénétrer au centre même de l’être humain la beauté du monde.

Une méthode analogue peut charger d’une signification analogue le travail ouvrier. Elle est tout aussi facile à concevoir.

Ainsi seulement la dignité du travail serait pleinement fondée. Car, en allant au fond des choses, il n’y a pas de véritable dignité qui n’ait une racine spirituelle et par suite d’ordre surnaturel.

La tâche de l’école populaire est de donner au travail davantage de dignité en y infusant de la pensée, et non pas de faire du travailleur une chose à compartiments qui tantôt travaille et tantôt pense. Bien entendu, un paysan qui sème doit être attentif à répandre le grain comme il faut, et non à se souvenir de leçons apprises à l’école. Mais l’objet de l’attention n’est pas tout le contenu de la pensée. Une jeune femme heureuse, enceinte pour la première fois, qui coud une layette, pense à coudre comme il faut. Mais elle n’oublie pas un instant l’enfant qu’elle porte en elle. Au même moment, quelque part dans un atelier de prison, une condamnée coud en pensant aussi à coudre comme il faut, car elle craint d’être punie. On pourrait imaginer que les deux femmes font au même instant le même ouvrage, et ont l’attention occupée par la même difficulté technique. Il n’y en a pas moins un abîme de différence entre l’un et l’autre travail. Tout le problème social consiste à faire passer les travailleurs de l’une à l’autre de ces deux situations.

Ce qu’il faudrait, c’est que ce monde et l’autre, dans leur double beauté, soient présents et associés à l’acte du travail, comme l’enfant qui va naître à la fabrication de la layette. Cette association peut s’opérer par une manière de présenter les pensées qui les mette en rapport direct avec les gestes et les opérations particulières de chaque travail, par une assimilation assez profonde pour qu’elles pénètrent dans la substance même de l’être, et par une habitude imprimée dans la mémoire et liant ces pensées aux mouvements du travail.

Nous ne sommes pas aujourd’hui, ni intellectuellement ni spirituellement, capables d’une telle transformation. Ce serait beaucoup si nous étions capables de commencer à la préparer. Bien entendu, l’école n’y suffirait pas. Il faudrait que tous les milieux où subsiste quelque chose qui ressemble à de la pensée y participent — les Églises, les syndicats, les milieux littéraires et scientifiques. On ose à peine mentionner dans cette catégorie les milieux politiques.

Notre époque a pour mission propre, pour vocation, la constitution d’une civilisation fondée sur la spiritualité du travail. Les pensées qui se rapportent au pressentiment de cette vocation, et qui sont éparses chez Rousseau, George Sand, Tolstoï, Proudhon, Marx, dans les encycliques des papes, et ailleurs, sont les seules pensées originales de notre temps, les seules que nous n’ayons pas empruntées aux Grecs. C’est parce que nous n’avons pas été à la hauteur de cette grande chose qui était en train d’être enfantée en nous que nous nous sommes jetés dans l’abîme des systèmes totalitaires. Mais si l’Allemagne est vaincue, peut-être que notre faillite n’est pas définitive. Peut-être avons-nous encore une occasion. On ne peut pas y penser sans angoisse ; si nous l’avons, médiocres comme nous sommes, comment ferons-nous pour ne pas la manquer ?

Cette vocation est la seule chose assez grande pour la proposer aux peuples au lieu de l’idole totalitaire. Si on ne la propose pas de manière à en faire sentir la grandeur, ils resteront sous l’emprise de l’idole ; elle sera seulement peinte en rouge au lieu de brun. Si on donne à choisir aux hommes entre le beurre et les canons, bien qu’ils préfèrent, et de très loin, le beurre, une fatalité mystérieuse les contraint malgré eux à choisir les canons. Le beurre manque par trop de poésie — du moins lorsqu’on en a, car il prend une espèce de poésie quand on n’en a pas. La préférence qu’on a pour lui est inavouable.

Actuellement, les Nations Unies, surtout l’Amérique, passent leur temps à dire aux populations affamées d’Europe : Avec nos canons, nous allons vous procurer du beurre. Ceci ne provoque qu’une seule réaction, la pensée qu’ils ne se hâtent guère. Quand on donnera ce beurre, les gens se jetteront dessus ; et aussitôt après ils se tourneront vers quiconque leur fera voir de jolis canons, décemment enveloppés de n’importe quelle idéologie. Qu’on n’imagine pas qu’étant épuisés ils ne demanderont que le bien-être. L’épuisement nerveux causé par un malheur récent empêche de s’installer dans le bien-être. Il contraint à chercher l’oubli, soit dans une soûlerie de jouissances exaspérées — comme ce fut le cas après 1918 — soit dans quelque sombre fanatisme. Le malheur qui a mordu trop profondément suscite une disposition au malheur qui contraint à y précipiter soi-même et autrui. L’Allemagne en est un exemple.

Les populations malheureuses du continent européen ont besoin de grandeur encore plus que de pain, et il n’y a que deux espèces de grandeur, la grandeur authentique, qui est d’ordre spirituel, et le vieux mensonge de la conquête du monde. La conquête est l’ersatz de la grandeur.

La forme contemporaine de la grandeur authentique, c’est une civilisation constituée par la spiritualité du travail. C’est une pensée qu’on peut lancer en avant sans risquer aucune désunion. Le mot de spiritualité n’implique aucune affiliation particulière. Les communistes eux-mêmes, dans l’atmosphère actuelle, ne le repousseraient sans doute pas. Il serait facile d’ailleurs de trouver dans Marx des citations qui se ramènent toutes au reproche de manque de spiritualité adressé à la société capitaliste ; ce qui implique qu’il doit y en avoir dans la société nouvelle. Les conservateurs n’oseraient pas repousser cette formule. Les milieux radicaux, laïques, francs-maçons, non plus. Les chrétiens s’en empareraient avec joie. Elle pourrait susciter l’unanimité.

Mais on ne peut toucher à une telle formule qu’en tremblant. Comment y toucher sans la souiller, sans en faire un mensonge ? Notre époque est tellement empoisonnée de mensonge qu’elle change en mensonge tout ce qu’elle touche. Et nous sommes de notre époque ; nous n’avons aucune raison de nous croire meilleurs qu’elle.

Discréditer de tels mots en les lançant dans le domaine public sans des précautions infinies serait faire un mal irréparable ; ce serait tuer tout reste d’espoir que la chose correspondante puisse apparaître. Ils ne doivent pas être liés à une cause, à un mouvement, ni même à un régime, ni non plus à une nation. Il ne faut pas leur faire le mal que Pétain a fait aux mots « Travail, Famille, Patrie », ni non plus le mal que la IIIe République a fait aux mots Liberté, Égalité, Fraternité. Ils ne doivent pas être un mot d’ordre.

Si on les propose publiquement, ce doit être seulement comme l’expression d’une pensée qui dépasse de très loin les hommes et les collectivités d’aujourd’hui, et qu’on s’engage en toute humilité à garder présente à l’esprit comme guide en toutes choses. Si cette modestie est moins puissante pour entraîner les masses que des attitudes plus vulgaires, peu importe. Il vaut mieux échouer que réussir à faire du mal.

Mais cette pensée n’aurait pas besoin d’être lancée avec fracas pour imprégner peu à peu les esprits, parce qu’elle répond aux inquiétudes de tous dans le moment présent. Tout le monde répète, avec des termes légèrement différents, que nous souffrons d’un déséquilibre dû à un développement purement matériel de la technique. Le déséquilibre ne peut être réparé que par un développement spirituel dans le même domaine, c’est-à-dire dans le domaine du travail.

La seule difficulté, c’est la méfiance douloureuse et malheureusement trop légitime des masses, qui regardent toute formule un peu élevée comme un piège dressé pour les duper.

Une civilisation constituée par une spiritualité du travail serait le plus haut degré d’enracinement de l’homme dans l’univers, par suite l’opposé de l’état où nous sommes, qui consiste en un déracinement presque total. Elle est ainsi par nature l’aspiration qui correspond à notre souffrance.