L’Enthousiasme (Leblanc)/04

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Ollendorff (p. 62-74).

IV

Peut-être doit-on mettre plus de délicatesse encore à toucher à notre bonheur qu’à froisser notre infortune. Avec des précautions, en accordant à mon désespoir un sursis de quelques jours, on m’eût épargné ce qu’il y a de révoltant dans l’excès de la souffrance. On m’a opéré de ma joie comme d’un mal : ce sont là des plaies longues à se refermer.

De mon séjour en Angleterre et de mon volontariat, je pourrais dire simplement : voici deux années où j’ai été très malheureux. Et il me serait impossible, bien que je sache l’adoucissement que le temps apporta à ma peine et les tristesses particulières dont il la compliqua, il me serait impossible d’admettre que j’aie souffert d’autre chose que de cette séparation brutale. Le coup fut trop dur. Je n’étais pas seulement exilé loin de mon pays, de mes habitudes et de celle que j’aimais, il me semblait l’être de la vie elle-même.

Quelles journées lamentables j’ai traînées sur les routes du village qu’avait choisi grand-père, sur la berge monotone du canal, le long des rues noires de la ville voisine ! Ces premières semaines ne m’offrent que des souvenirs de lassitude physique et de sanglots. Je suis dans ma chambre, couché, et quatre jours et quatre nuits se succèdent sans que j’aie le courage de sortir. J’entre dans un magasin, j’indique au marchand la forme des cravates que je désire, et mes joues se sillonnent de larmes. Partout je pleure, dehors, à table, en lisant, en m’habillant, en dormant ! Cela coule de ma vie comme de la pluie d’un ciel brumeux. J’en riais moi-même avec mélancolie, et j’écrivais : « On me suivrait à la trace comme un petit Poucet qui sèmerait des larmes sur sa route, au lieu de cailloux et de pain. Hélas ! je n’ai pas l’espoir que Geneviève me retrouve, moi. »

Le manque d’espoir, voilà ce qui fit ma douleur si amère. Quoi qu’il arrivât, quelque prodige que l’on pût attendre de notre amour et de notre foi, rien ne ferait que l’avenir continuât le passé. Je pensais à Geneviève comme on pense à un être disparu et à mon bonheur comme à quelqu’un qui a été tué. Le meurtre s’était accompli inopinément, à Bellefeuille, sous des arbres dépouillés et près d’un fil de fer qui grinçait, et je ne serais plus heureux puisque mon bonheur et mon amour, nés ensemble et frappés en même temps, ne se concevaient point l’un sans l’autre.

« Ton retour à Saint-Jore serait d’un effet déplorable, répondait mère à mes supplications, figure-toi qu’on a eu vent de tes escapades de Bellefeuille. Aujourd’hui même, en visile, on y a fait allusion. Il est hors de doute qu’on en sait plus qu’on ne veut dire. Je suis très tourmentée. »

Oh ! comme je discernais maintenant, sous leur apparence de châtiment mérité, les raisons véritables de mon exil ! L’honneur du mari, le respect de la famille, le sentiment du devoir, que valaient ces vains prétextes auprès des forces invisibles et sournoises de l’opinion ? « On a eu vent… on a fait allusion… on dit que… » voilà les réalités qui brisent, qui torturent, qui vous chassent et vous retiennent au loin, de leurs mille bras raidis, comme un individu malfaisant.

Sur les pages d’un carnet retrouvé, je lis, entre une invocation à Geneviève et une phrase de découragement, les cris de colère que m’arrachait la vision soudaine de ma défaite, apostrophes superbes aux bourgeois hypocrites de Saint-Jore, mots de mépris, tirades emphatiques sur les droits de l’amour, protestations virulentes contre le mariage et contre les injustices sociales, Je souris aujourd’hui de cette révolte un peu intéressée. Cependant ne regardons pas de trop près à la façon dont nous sommes entrés dans la voie de l’indépendance. Nous ne pouvons guère affranchir notre conscience avant de nous être délivrés des entraves qui paralysent nos instincts.

Des mois monotones qui s’écoulèrent jusqu’à mon retour, ma mémoire a gardé peu de traces, malgré l’importance que je leur reconnais maintenant — mais souvent les causes qui influeront sur toute notre vie se forment sous nos yeux sans que nos yeux les voient. Je lus beaucoup, et des livres sérieux, ce à quoi m’incitaient des réunions hebdomadaires chez un étudiant anglais où nous discutions morale et métaphysique, et où je brillais plus par la hardiesse de mes idées que par leur solidité. Je tâchais vaillamment d’y réfléchir afin de les coordonner, d’en masquer les points faibles et de ne point trop me contredire ; mais il faut avouer qu’elles n’avaient guère d’autre cohésion que d’être exactement contraires à toutes celles que l’on m’avait inculquées. Ne croyant plus à la légitimité des règles qui m’importunaient, je ne tardai pas à m’en prendre à tout ce qui s’offrait à moi avec un semblant d’autorité ou de tradition. Sans doute mes croyances d’autrefois n’avaient-elles pas des racines bien profondes ; sans doute, mal appropriées à ma nature, n’étaient-elle pas plus vigoureuses que des plantes semées au hasard dans un terrain hostile, car elles se flétrirent au premier contact. Vénérations héréditaires, fruits d’une saine éducation, principes issus des meilleures provenances, articles de foi et de morale greffés le long d’une enfance exemplaire, tout cela tomba comme des feuilles mortes, par un vent d’automne.

« Il n’y a ni puissance surnaturelle, ni loi sociale. Il y a l’humanité et c’est tout. L’idée de patrie est une injure envers cette humanité. Les peuples sont frères. »

Le jour où ces diverses formules et d’autres analogues furent inscrites en tête de mon carnet, un des étudiants se permit contre la France des railleries de mauvais goût. Je les relevai vivement. Les Anglais soutinrent leur camarade, la querelle s’envenima, on en vint aux mots aigres, aux menaces, et, en riposte à une allusion ironique aux événements de 70, j’affirmai l’idée de patrie sur le visage de mon adversaire,

Ce manque de logique me déconcerta et mon ardeur au travail s’en accrut. Sous l’influence de lectures, d’ailleurs toutes choisies d’après le même souci — mais choisirions-nous tel livre s’il ne répondait pas d’abord aux désirs de notre esprit ? — bien des choses s’écroulèrent encore en moi. Et je ne puis me targuer d’aucune lutte intérieure, Point d’insomnies, point de ces crises fécondes où la conscience, peureuse de vérité, se raccroche éperdûment à un passé qui s’en va. On pourrait même dire que l’évolution dont je notais la marche si rapide, s’accomplit sans que je m’en rendisse compte, et qu’il fallut le concours des événements pour me la révéler plus tard.

Du reste le service militaire régla ces différents problèmes en les supprimant du jour au lendemain. Durant cette épreuve, en laquelle se résume et s’achève l’œuvre d’oppression que l’on poursuit contre nos jeunes années, il ne pouvait plus être question de révolte, ni d’amour, ni d’hypothèses métaphysiques, ni de revendications sociales. De telles balivernes ne résistent pas à une corvée d’écurie. Je fus immédiatement mis au pas et réduit au type voulu. Mon cerveau inutile cessa de fonctionner, mon corps devint un mécanisme mû par des volontés étrangères, et on me prouva de manière irréfutable que ma négation du principe d’autorité était la plus saugrenue des erreurs. À n’en pas douter il y a des chefs, et il serait téméraire d’agir comme s’il n’y en avait point. Dès le début je me sentis, en leur présence, mal à l’aise, chétif et insignifiant. À la fin de l’année, tel de mes semblables dont la manche s’agrémentait de galons, me paraissait un personnage d’essence particulière, d’une race infiniment supérieure à la mienne.

— Eh bien, Pascal, qu’est-ce que nous allons faire de toi maintenant ?

C’était le lendemain de mon retour, et les façons de mère en s’asseyant, en me désignant un fauteuil et en se penchant vers moi, annonçaient une conversation longue et substantielle.

— Ma foi, répondis-je, pour le moment je voudrais bien respirer.

— Veux-tu commencer ton droit ou t’occuper de la partie commerciale des usines ?

— Ni l’un ni l’autre, affirmai-je tranquillement.

— Mais ton grand-père…

— Grand-père dira ce qu’il voudra, je n’ai aucune aptitude pour les affaires.

— Qui t’empêche de prendre tes inscriptions ? Le droit mène à tout.

— À rien qui me plaise. Alors à quoi bon me bourrer la tête d’un tas de billevesées qui ne me serviraient pas ?

Elle fut très étonnée.

— Tu n’as donc pas l’intention de te mettre au travail ?

— Comment, me mettre au travail ? mais je n’ai fait que cela jusqu’ici ! dix ans de travaux forcés au collège, un an en Angleterre, un an au régiment, il n’y a pas de temps perdu, et j’ai bien droit à un peu de répit.

La perspective de m’atteler à une besogne fixe et de me restreindre encore en des limites quelconques, me devenait tout à coup insupportable. M’attribuant, au ton dont je l’exprimai, une résolution prise depuis longtemps, mère jugea prudent de ne s’y point heurter, et notre conversation en demeura là.

Aussitôt libre, je me ruai vers le plaisir et vers les femmes, comme si je n’avais attendu que ce moment pour me dissiper. Faire la fête constituait, parmi les jeunes gens de mon milieu, le signe de la liberté et l’occupation quotidienne. On se couche à l’aurore, on se lève à midi, on joue au billard et à la manille, on soupe avec des œufs durs et de la bière, et lorsque la bonne fortune permet de réunir quelques dames, on les accompagne parfois jusque chez elles. Cette existence fut un vrai supplice. Pour rien au monde je ne l’eusse avoué à des camarades qui se délectaient de ces divertissements comme des seuls admissibles, mais je m’ennuyais mortellement, et cela me désolait. D’où provenait mon infériorité ? Pourquoi, à l’encontre de mes amis, si vaillants et couronnés de tant de succès, gardais-je auprès de ces dames une réserve stupide, m’oubliant toujours en des essais de tendresse et de sentiment et, malgré mon envie d’obtenir leurs faveurs, ne me décidant jamais à les solliciter ?

Comme on consent difficilement à être ce que l’on est ! Mon instinct m’ordonnait de rester chez moi ou de me promener dans la campagne, et je me défiais de lui comme d’un mauvais conseiller. Il me semblait que j’avais des devoirs à accomplir au café, et j’y allais la tête basse, n’imaginant pas que je pusse faire un meilleur usage de mon indépendance que de suivre l’exemple des autres. Je savais si bien que dans la vie il n’y a qu’une conduite à tenir, celle de tout le monde. qu’il n’y a de bonnes que les idées communes à tous, de vraies que les vérités coutumières, de recommandables que les plaisirs en honneur à Saint-Jore !

Convaincu de mes torts, je m’acharnais à les combattre. On me rencontrait dans les avant-scènes du théâtre, dans les coulisses du Concert-parisien, au cercle, à la Brasserie Nocturne. Je me démenais, je buvais, je tâchais d’être un objet de scandale. Quelles corvées ! J’ai vécu là de tristes mois à m’amuser comme les autres. La piteuse attitude que la mienne sur le divan des cabinets particuliers de Saint-Jore, ou sous les fenêtres d’une fille à la porte de qui je n’osais frapper !

— Ma foi, qu’il jette sa gourme, disait grand-père d’un ton goguenard, c’est autant de gagné.

Mère trouvait bien cette dissipation un peu excessive, mais, puisque personne autour d’elle n’en prenait pas ombrage, elle se taisait, confiante en ma raison.

Un jour, chez mon libraire, j’aperçus une grande femme brune, de tournure élégante en sa simple robe noire. Je remarquai ses traits virils, son buste lourd, la lenteur de sa voix grave. D’un air intéressé, elle feuilleta, tout en causant, des revues étalées sur la table. Puis elle choisit quelques livres dans le coin des rayons réservés aux publications scientifiques et pria qu’on lui fit venir un ouvrage anglais dont elle donna le titre. Il fallait trois semaines. La voyant contrariée d’un tel retard et possédant ce volume, je m’offris, par une hardiesse inconcevable, à le lui prêter. Elle accepta, sans le moindre embarras.

Après son départ j’appris que Mme Berthier, femme d’un vieux professeur de chimie attaché depuis deux ans au collège de Saint-Jore, aidait son mari dans la préparation d’un gros ouvrage, qu’elle se chargeait de toutes les lectures préalables et que, pour acheter les livres nécessaires, elle confectionnait ses robes elle-même. On n’en savait pas davantage.

Le lendemain, mon volume en poche, je me dirigeai vers le domicile du professeur.

Là dernière maison à gauche, au bord de l’Orne, est une petite bâtisse délabrée dont l’unique étage est en encorbellement sur la rivière. Mme Berthier m’ouvrit la porte elle-même. Je ne voulais pas entrer, mais elle insista et je dus la suivre dans une pièce, encombrée de livres, où un balcon de bois vermoulu se penchait à quelques mètres au-dessus de l’eau, et d’où l’on apercevait par une fenêtre latérale l’immensité des prairies qui entourent la ville.

— Ma chambre, dit-elle,

J’avisai le lit en effet et je rougis. Elle ajouta :

— Excusez-moi de vous y recevoir, nous sommes très à l’étroit, mon mari se sert du salon comme de chambre et de laboratoire.

Je ne puis m’expliquer l’aisance avec laquelle je m’assis et causai que par l’extrême naturel de cette femme, en face de qui toute contrainte eût été ridicule. Ma timidité fut à ce point vaincue qu’il ne me coûta aucun effort et aucune goutte de sueur pour m’écrier au bout de quelques minutes :

— C’est incroyable ! vous ne me gênez pas du tout… je vous connais donc depuis dix ans ?

Notre sympathie s’exaltait sous nos yeux, comme un grand feu clair qui nous eût enveloppés en même temps de sa chaleur et de sa gaîté, et dont les flammes se fussent exaspérées à chacun de nos mots, de nos gestes et de nos regards. C’est une des meilleures joies que cette entente spontanée qui s’établit entre deux âmes sur des pressentiments aussi réels que des certitudes. Il faut s’y abandonner sans réserve.

Elle me dit l’emploi de son temps, ses longues veillées heureuses et monotones, ses envies parfois de s’échapper vers la rivière attirante et de flâner au soleil. Interrogée, elle expliqua la part qu’elle prenait aux travaux de M. Berthier. Il ne voulait point d’autre aide que la sienne, depuis le jour où elle s’était dévouée à ce vieil ami de son père, et l’on devinait son orgueil de collaboratrice, son admiration affectueuse pour celui qui l’élevait à la dignité d’un tel rôle.

Son visage indiquait de l’énergie, presque de la dureté. Elle manquait de charme, de douceur féminine, de nonchalance. Mais ses yeux avaient souvent un air de tristesse, et mon regard se préoccupait de sa bouche sensuelle et de ses formes.

Elle me dit :

— Nous n’avons parlé que de moi, si nous parlions de vous ?

Je m’écriai aussitôt :

— Voulez-vous que je vous confie tous mes secrets ?

— Eh ! pas si vite, fit-elle, une autre fois, car je compte bien que vous viendrez souvent, c’est me rendre service que de m’arracher à la solitude.

Je vins pendant les cours de M. Berthier, et elle s’interrompait aussitôt de lire ou d’écrire. Je n’eus point de cesse avant de lui avoir raconté mon passé, dont, évidemment, les misères et les félicités prirent une fière allure. Elle se tut sur le sien. Avait-elle aimé ?

Je revins aussi le soir. Elle me disait :

— Pas de bruit, mon mari travaille, et il faut qu’il travaille double, puisque je ne fais plus rien, moi.

Nous nous entretenions à voix basse, nos deux têtes réunies sous la lumière de la lampe. Pour peu que la jeune femme s’inclinât davantage, le haut de son peignoir bâillait. Des heures intimes s’écoulèrent.

Une après-midi, comme Armande me lisait une brochure de son mari, je lui avouai mon amour avec un emportement douloureux, avec du désespoir, et de la confiance, et des prières, et des promesses de respect, avec toute mon âme et toute ma chair.

Elle me laissa finir et, frôlant mes cheveux, elle me dit, d’une voix pensive :

— Comme vous êtes drôle ! comme vous parlez sincèrement ! pourtant vous ne m’aimez pas.

— Je ne vous aime pas ! mettez-moi à l’épreuve… je ne vous demande rien que de me croire… je n’espère rien… j’attendrai…

Elle me pressa contre elle ardemment.

— Attendre, Pascal ? mais je n’attends pas, moi, je serais la première à m’en repentir.

Sa tête se renversait et ma bouche suivait la sienne. Mais soudain je sentis son corps qui s’abandonnait, prêt à subir la volonté de mon désir, et ma détresse fut grande.

— Oh ! mon ami, soupirait-elle.

Je n’osais pas remuer, je ne savais que faire, embarrassé d’une victoire que je n’avais point prévue. Se redressant, elle me demanda :

— Qu’est-ce que vous avez, mon Pascal ?

Le son affectueux de sa voix dissipa ma confusion. Je lui dis en souriant :

— C’est la première fois, Armande.

Elle parut surprise, puis émue, plus émue que je n’aurais pensé qu’elle pût l’être. Ses yeux devinrent humides. Il me sembla qu’elle allait fondre en tendresse, peut-être pleurer, et cette idée m’était délicieuse. Mais elle fit mieux : elle se pencha sur moi et me prit.