L’Enthousiasme (Leblanc)/08

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Ollendorff (p. 137-153).

VIII

Ce ne fut pas la marche boiteuse d’un bruit qui circule de maison en maison, se repose ici, s’interrompt de ce côté, et meurt parfois avant que tout le monde soit averti. Ce fut une explosion, et la ville entière l’entendit, ou du moins en entendit les échos.

Le fait était patent. Cinq cents personnes avaient vu Pascal Devrieux dégringoler le long de la colline, tomber au milieu de l’orchestre, et fendre la foule avec des habits en loques et la tête nue. D’où venait-il ? Pourquoi s’être sauvé sans donner la moindre explication à ceux qui le connaissaient ? Qu’y avait-il là-dessous ? Les commentaires s’enchevêtraient. Et chacun y mettant du sien, la version qui s’accrédita définitivement fut celle-ci : « Le fils Devrieux s’est précipité du haut de la vieille ville et, après avoir roulé dans les rochers, il s’est enfui comme un fou. »

Cette façon de choir du ciel ainsi qu’un aérolithe tenait du prodige, et l’on ne passait plus sur l’Esplanade sans considérer d’un œil ébahi la muraille abrupte de la falaise. Encore aujourd’hui, on vous montre l’endroit :

— C’est par là que le fils Devrieux est descendu.

Tout fier d’avoir échappé aux regards de Philippe, le fils Devrieux ne se doutait pas des conséquences déplorables de son aventure, et, les deux jours suivants, il se promena dans les rues en garçon dont la conscience est absolument paisible. Mais le soir du troisième jour, en rentrant de visite, mère s’écria d’une voix découragée :

— Je sais tout, Pascal, on m’a tout dit.

— Tu sais quoi ? fis-je, à moitié sincère.

— Comment ! mais le scandale de dimanche, c’est la fable de tout Saint-Jore, on ne s’occupe que de cela !

Je ricanai.

— On devrait bien s’occuper d’autre chose, je suis d’avis que on se mêle toujours de ce qui n’est pas son affaire.

Elle s’indigna :

— Tu ris ! toute la ville est témoin de tes excentricités, tu roules dans les rochers, tu t’échappes comme un voleur, en bousculant les gens, et tu ris !

— Dame, c’est plutôt drôle.

— Et tu te figures que personne n’y voit clair ? Mais, malheureux ! on sait que Geneviève te retrouvait au Clos Guillaume, que tu t’es enfui dimanche à cause de l’arrivée de Philippe, et que, dix minutes après toi, et cent mètres plus loin à droite, M. et Mme Darzas descendaient de la colline par le chemin des rampes et contournaient l’Esplanade.

Je ne riais plus.

— Qui t’a mise au courant ?

— Je puis te dire aussi que ce n’est pas le hasard qui a conduit Philippe. À quatre heures il recevait par un commissionnaire une lettre anonyme lui conseillant de se promener du côté du Clos Guillaume.

— C’est Berthe ! m’exclamai-je, hors de moi, c’est elle qui a écrit la lettre anonyme, c’est elle qui t’a prévenue aujourd’hui, ce ne peut être qu’elle, la misérable !

Mère était confondue. Pourquoi appelais-je Mme Landol par son petit nom ? Elle murmura :

— Oh ! tu as été l’amant de Berthe.

On aurait cru, à son accablement, qu’elle découvrait une de ces choses monstrueuses qui souillent une famille et auxquelles on ne fait allusion qu’à voix basse. Je fus attendri.

— Ma mère aimée, lui dis-je, tu es une sainte, toi, tu vois la vie à travers ta vie qui a toujours été admirable de renoncement et de pureté, et l’amour te blesse comme un crime. Voyons, que j’aie été ou non l’amant de Mme Landol, en quoi cela te touche-t-il ?

— Ce qui me navre, c’est ton existence d’intrigues, ce sont toutes ces histoires plus ou moins propres où tu es engagé. Chaque jour m’apporte la preuve d’une faute nouvelle.

— Hélas ! tous mes actes te paraîtront toujours des fautes, la différence de nos manières de voir le veut ainsi. Il m’est impossible de vivre sans te faire du mal. Si tu savais combien j’en suis triste !

— Sois triste plutôt de faire le mal.

— Je ne le fais pas, tu me juges d’après la façon dont les autres me jugent.

— Pourquoi les provoques-tu par tes imprudences, ces autres ?

Je la suppliai :

— Ferme les yeux, mère, n’écoute pas les gens, leur opinion compte si peu ! ah ! mon Dieu, qu’on me laisse donc m’arranger à ma guise ! Ainsi, pour Geneviève, je t’en prie, ne te mets pas entre elle et moi, comme tout le monde… je l’aime… je l’aime…

— Mais, Pascal, dit-elle en me repoussant, tu oublies donc l’amitié que j’ai pour Philippe ! tu oublies que c’est moi qui l’ai marié, et tu me demandes d’être ta complice ! Mais rien ne me détournera de mon devoir, sois-en sûr, je lutterai jusqu’au bout.

Nous nous dressâmes l’un en face de l’autre, comme deux ennemis. Entre ceux qui s’aiment le plus, il y a des minutes de colère, presque de haine. Se contenant, elle dit :

— Il est encore temps, je crois que tu n’es pas l’amant de Geneviève, et les bruits qui vous accusent n’ont pas encore de consistance. Tu vas partir, tu voyageras, je l’exige.

— Je ne partirai pas, déclarai-je nettement.

Nos yeux, nos volontés se choquèrent. Elle rougit. De tout son esprit tendu, elle cherchait le mot de menace, de prière ou de ruse, capable de briser cette résistance. Elle eût voulu être armée d’un droit illimité sur ce fils rebelle. Mais que rouvait-elle entreprendre pour me réduire ? Elle retomba, impuissante.

Cet aveu de défaite me navra. Néanmoins je prononçai d’un ton grave :

— Une fois déjà, il y a quatre ans, tu m’as donné le même ordre, alors que j’étais heureux, et j’ai trop souffert de l’exil… Le bonheur est une chose si réelle, en moi, que quand on le détruit, c’est comme si l’on égorgeait un être vivant. Cette fois je suis résolu à me défendre contre tout le monde — même contre toi, ma mère chérie, car tu n’as pas le droit de m’empêcher d’être heureux.

— Tu m’empêches bien d’être heureuse, toi ?

Atteint à l’endroit le plus sensible de ma conscience, je protestai ;

— Comment ? je ne saisis pas…

— Crois-tu que ce soit une existence que celle que tu me fais ! Je suis dans des transes perpétuelles. Quand tu sors, je me dis : « On va le suivre, on va découvrir. Demain ce sera un nouveau scandale… » Et les insinuations de mes amies !… et tout ce que je devine de malveillance et de moquerie autour de nous, tous les potins qui circulent… Ah ! tu t’en soucies bien de mon bonheur !

— Mais, ma pauvre mère, pourquoi le places-tu dans de telles balivernes ? je ne puis pourtant pas condamner les gens au silence !

— Tu peux ne pas les obliger à parler de toi.

— Alors il faut que je supprime mon cœur, que je sacrifie ma jeunesse ?

— Tu préfères me sacrifier.

— Il n’y a pas de comparaison à établir, mère, tu me demandes ma vie, oui, cet amour est ma vie, et je ne retrouverai jamais rien d’aussi beau… moi, je te demande simplement le sacrifice de quelques préjugés.

— Et si c’est devenu ma vie, à moi aussi ! s’écria-t-elle en me prenant les mains, si ce que tu appelles mes préjugés sont une partie même de mon être, pourquoi me sacrifier ? Mon bonheur vaut le tien, je pense. Qu’importe de quoi il est fait : tu n’es pas juge en la question.

Je me tus longtemps, puis murmurai :

— Tu ne peux donc pas mépriser l’opinion des autres ?

— Il me serait impossible de vivre sans leur estime.

— Mais tu l’as, cette estime, tu l’auras toujours.

— Oh ! Pascal, dit-elle, crois-tu que je puisse être heureuse si tu ne l’as pas, toi aussi ?

Je fus déchiré. Aucun reproche ne m’avait ému autant que cette phrase d’affection mélancolique. Comme j’eusse voulu lui crier : « Eh bien, oui, mère, je m’en vais. » Elle dut le sentir, car elle me dit avec une grande bonté :

— Mon enfant, ne crois pas que je me débatte pour m’épargner plus ou moins de peine. S’il ne s’agissait que de mon bonheur, je te le sacrifierais mille fois, tu le sais bien, mais tant d’autres choses plus importantes sont en jeu ! Écoute, Pascal, par une chance providentielle, Philippe, auquel tu ne songes guère, Philippe est à Londres depuis hier matin, et il est parti sans avoir été informé du scandale. La présence de sa femme au Clos Guillaume, justifiant la lettre anonyme, l’a un peu surpris, mais, somme toute, Geneviève lui a fourni des explications suffisantes, et il ne se doute nullement que tu étais, toi aussi, dans le Clos. Le seul espoir qu’à son retour, un potin ne le mette pas sur la trace de la vérité, c’est d’étouffer l’affaire et de nous éloigner tous. Quand on ne nous verra pas, on parlera moins de nous. Je sais par Berthe — car c’est elle en effet qui m’a tout raconté tantôt — je sais que Geneviève est résolue à ne pas se montrer tant que durera l’absence de son mari. En ce cas, qui te retient ? Nous avons passé l’été en ville, j’ai besoin de changer d’air, ta sœur également. Installons-nous un mois à Bellefeuille, veux-tu ?

Je n’osai refuser.

— Un mois seulement ?

— Oui, un mois pendant lequel tu l’engages à ne pas venir à Saint-Jore…

— Comment cela ?

— Évidemment ! si tu dois venir ici toutes les après-midi, autant que je reste… Je t’en prie, Pascal, fais-moi cette concession… Je suis inquiète, j’ai peur…

J’écrivis à Geneviève vingt pages de réconfort où j’affectais en l’avenir la foi la plus sereine. « C’est notre dernière épreuve, supportons-la patiemment, Je me rappelle toutes nos joies de cet été et je pense à celles qui nous attendent, à celles que tu nous a promises. »

Et un vague projet commençant à se dessiner en moi, j’ajoutais en post-scriptum. « Je ne reviendrai que dans cinq semaines. Donc, entre le retour de Philippe et mon retour, vers le 10 novembre, promenez-vous hardiment, je vous le conseille même pour que notre réapparition ne coïncide pas. Ensuite j’aviserai. »

Cette lettre, écrite le matin du départ, je cherchais un moyen de l’expédier, quand j’aperçus Claire qui se disposait à sortir.

— Où vas-tu, lui demandai-je ?

— Chez mon professeur de chant.

— Pendant ta leçon… est-ce que ta bonne… pourrait…

Les paroles que j’étais sur le point de prononcer me semblaient tout à coup extrêmement graves. Claire m’interrogea :

— Tu as une commission ?

— Oui, une lettre… seulement j’aimerais mieux… si tu pouvais l’envoyer… comme venant de toi…

Elle sourit.

— Donne-la moi, je la porterai moi-même, c’est préférable.

Cette proposition m’indigna, bien que je fusse incapable de la refuser. J’hésitais cependant, envahi de scrupules. Claire me prit la lettre des mains.

— Tu ne regardes pas l’adresse, lui dis-je ?

Elle haussa les épaules et s’en alla.

De sombres journées se succédèrent à Bellefeuille. La paix que j’avais affectée dans ma lettre à Mme Darzas, était factice. Je ne croyais guère plus en sa promesse qu’en la bonté de l’avenir. Je ne croyais qu’en moi.

— Seul d’un côté, me disais-je, et tout le monde de l’autre.

Et tout ce monde, de quelle puissance mystérieuse il disposait pour ainsi déjouer mes desseins les plus secrets. Avec quelle haine clairvoyante m’avait-on persécuté ! Jadis on découvrait mes voyages clandestins à Bellefeuille, et on me punissait d’exil. Depuis, on épiait toutes mes aventures, on me suivait dans la chambre d’Armande Berthier et sur la route de la Vaunoise, on s’acharnait après mon amour, on faisait trembler Geneviève, on assistait aux rendez-vous du Clos Guillaume, et, une fois encore, à l’instant où mes rêves allaient se réaliser, on me contraignait à la fuite.

— Oh ! les méchants, les fourbes, si je les tenais !

La menace ne s’adressait à personne, mais dans ma révolte contre ces adversaires invisibles et redoutables, j’en arrivais à m’exprimer comme mère et comme Geneviève : « On m’espionne, on me poursuit, on me barre le chemin, » et, comme elles, je ne pouvais me défendre d’un sentiment de peur.

Un jour Claire m’appela.

— Je viens de Saint-Jore.

— Tu l’as rencontrée !

Tous mes scrupules se dissipaient. Je lui eusse confié toute l’histoire de mon amour pour obtenir d’elle un mot de consolation.

— Oui, répondit Claire, je l’ai rencontrée près de la poste.

— Que t’a-t-elle dit ?

— Elle ne m’a presque rien dit, elle pouvait à peine parler, elle m’a embrassée seulement, je crois qu’elle pleurait.

— Oui, fis-je convaincu, je suis sûr qu’elle pleurait.

Ce fut entre nous un sujet de conversation auquel nous revînmes souvent, sinon par propos directs, du moins par allusions.

— On ne veut pas que je sois heureux, Claire… Figure-toi que le bonheur était là, sous ma main, que j’allais le prendre et qu’on me l’a enlevé.

— Eh ! tu le reprendras.

— Non, c’est fini, je n’espère plus rien.

— Alors tu te résignes ?

— Moi, jamais !

— Donc, tu espères puisque tu ne te résignes pas.

Quelques mots raisonnables suffisent à ordonner le désarroi de nos idées. Ainsi Claire calmait mon agitation. La logique de son esprit et ce que je pressentais en son caractère d’indépendance et de réflexion personnelle m’étonnaient souvent. Je la connaissais si peu ! J’avais vécu trop exclusivement de moi-même jusqu’ici pour m’intéresser à l’enfant qui grandissait à mes côtés. Elle avait dix-sept ans maintenant. Quels étaient ses goûts, ses vœux ? Questions indécises qui m’effleurèrent pour la première fois à cette époque sans que j’eusse le temps de les retenir. Cependant j’aimais à lui confier la tristesse de mon âme.

Le mois achevé, j’annonçai un voyage d’une semaine à Paris. Mère fit une dernière tentative.

— Tu ne veux pas finir l’année ici ?

— Je ne le peux pas.

— Soit, dit-elle, rentrons, c’est aujourd’hui mardi, je serai samedi à la maison ; tu n’y seras pas avant ?

—— À la maison ? non, affirmai-je en rougissant.

Elle reprit d’un ton résolu :

— Je tiens à t’avertir, Pascal, que mon intention, quoi qu’il m’en coûte, est de voir Geneviève et de peser sur elle de toute mon influence. Au besoin je la verrai quotidiennement, je la conseillerai, je la protégerai. Tu es prévenu.

Au déclin du jour, le train où j’avais pris place débouchait des hauteurs qui avoisinent Saint-Jore. Parmi les clartés des réverbères, se développa la masse étalée de la ville. Mon cœur se contracta. Voilà que j’accourais encore à la conquête de Geneviève !

J’eus conscience de ma faiblesse et, par là, de notre faiblesse à tous dans l’œuvre de notre bonheur. Chacun aussi, même le plus humble et le plus solitaire, a contre soi la foule jalouse, l’hostilité de ceux qui le connaissent, la malveillance des indifférents, la multitude invincible des usages et des conventions. N’y a-t-il donc qu’un seul bonheur à partager entre cent personnes, et ne peut-on être heureux sans l’être au détriment de quelqu’un ?

En gare, je m’affublai d’une casquette et d’une vieille pèlerine dont le col relevé me cachait la figure, et, ma valise sur l’épaule, je gagnai la chambre de la rue des Arbustes. J’y dinai, j’y dormis. Le lendemain, à la nuit tombante, j’en sortais, accoutré comme la veille.

La route rationnelle que devait suivre Mme Darzas dans ses courses, soit à l’aller, soit au retour, traverse une grande place que domine une église. Je m’établis là, sous la porte cochère d’un hôtel inhabité, Pendant deux heures, passèrent des hommes, des femmes, de vieilles dévotes surtout, que le porche de l’église avalait et rendait comme un trou de fourmilière. Mais Geneviève ne passa point, et elle ne passa point non plus le jeudi ni le vendredi.

Journées atroces, journées d’agonie ! Elles firent de moi une pauvre chose frissonnante qui attendait le secours d’un miracle impossible. Épuisé, malade de froid et d’anxiété, je ne vivais plus que par l’effort de mes yeux. Ils fouillaient l’ombre de la place, ils s’embusquaient à l’angle des rues aboutissantes, ils s’accrochaient aux silhouettes des femmes, et, chaque fois, c’était une déception aussi grande que si j’avais été certain que cette femme nouvelle fût Mme Darzas.

Un jour encore, il restait un jour. Comme je désirais, puisque Geneviève ne sortait pas, en être au soir de ce jour ! Mon supplice serait fini. Quelle délivrance !

« On ne veut pas qu’elle soit à moi, répétais-je, on ne le veut pas. » Ce bourgeois qui cheminait ne le voulait pas, ces deux dames en deuil ne le voulaient pas. Tous ces gens étaient d’accord, membres épars d’une même conspiration, formée contre moi et plus forte que moi. Le monde que j’avais bravé m’écrasait.

La dernière nuit fut affreuse. Je me roulais sur mon lit en gémissant : « Geneviève ne s’étendra pas là, je n’aurai pas son corps, je ne serai jamais son amant. Oh ! ma chérie, ma chérie ! » Me relevant je courus vers la maison où elle habitait et, vainement, essayai d’ouvrir la grille pour pénétrer dans la cour et apercevoir un coin de sa fenêtre. Je tendais éperdument les bras entre les barreaux. J’eusse bien prié, mais ma prière n’invoquait d’autre nom que celui de Geneviève. « Ma chérie, je suis bien malheureux. »

Je l’étais réellement, et sans comédie. Ces alternatives trop brusques de joie et de détresse avaient exaspéré mon amour au point d’en faire un sentiment presque maladif. Geneviève m’obsédait. Je ne concevais en dehors d’elle ni paix morale ni repos physique. Il fallait un dénouement à ces quatre années de passion et de désir, et la pensée que ce dénouement pouvait ne pas être la possession de celle que j’aimais, se confondait pour moi avec des visions de néant.

J’allai plus tôt à mon poste chercher, comme je le disais, l’absolu bonheur ou l’absolu malheur, et j’y allai en tremblant, à pas timides, comme si j’eusse redouté de connaître la décision du hasard. Il y a des heures où nous sommes en présence de notre destin. Les nuages qui le cachaient se dissipent, il nous apparait, et nous savons s’il nous est doux ou rude. L’approche de ces heures nous emplit d’épouvante.

L’épreuve commença. Je me faisais tout petit, tout chétif, afin que le monde m’oubliât, et, inattentif à ce misérable, laissât Geneviève se promener à sa guise et passer sur la place. Je souffrais tellement que j’eus envie de fuir. Les cloches sonnèrent des choses de mort, puis se turent. Une troupe d’enfants entra dans l’église. La place fut déserte une minute. Et soudain je la vis.

Elle venait du centre de la ville et se dirigeait vers sa maison. On aurait dit que son instinct de femme flairait le péril et lui conseillait de rentrer avant que l’ombre s’épaissit, car elle marchait en hâte, de cette allure inquiète que j’avais si souvent remarquée. Elle suivait le trottoir où je me cachais. Elle arriva à l’extrémité du mur de l’hôtel. Elle longea ce mur. Une crainte horrible m’étreignit : aurais-je la force de m’avancer ? Mes jambes défaillaient. Et puis des personnes sortirent de l’église et l’on y voyait encore un peu.

Geneviève passa. Et elle n’avait point fait dix pas que tout à coup elle sauta du trottoir et se mit à courir. Elle m’avait reconnu ! et elle courait vers le porche où stationnait un groupe de prêtres. Ma main l’arrêta, brutale. Elle étouffa un cri.

— Pas un mot, Geneviève, ne résiste pas, je suis décidé à tout.

Elle se débattit pourtant, mais je lui tordais le bras de mes doigts implacables, et elle céda.

J’eus une seconde d’ivresse folle, je la tenais ! Rien ne pouvait désormais m’arracher la proie que je tenais, là, sous ma main crispée. Ensemble, moi la traînant comme une captive, nous franchîmes la place, ensemble la moitié de la ville. Une joie de triomphateur me redressait la tête, mes pieds frappaient le pavé, et des clameurs de victoire retentissaient en ma poitrine. Comment avais-je douté de mon énergie ? Mais ma puissance était surhumaine ! mes muscles capables de défendre mon butin contre l’assaut du monde entier !

Et mon audace n’avait point de bornes non plus. Tandis qu’à l’approche des vitrines, Geneviève tâchait de se dissimuler, moi, je les regardais en face, ces lumières. J’eusse affronté l’éclat et le tumulte des rues principales, je me serais montré en plein jour ! Que Philippe le sût, que mère, que Berthe Landol en fussent informées, que mes ennemis les plus acharnés me rencontrassent, qu’importait ! Il serait trop tard, puisque je la tenais.

— Tu me fais mal, gémit-elle, je t’en supplie, laisse-moi, je te suivrai.

Je ne songeai même pas à relâcher l’étau de mes doigts. Pour un peu de douleur infligée, risque-t-on de perdre ce que l’on a conquis ! Je ne répondis pas et marchai plus vite. « Si elle tombe, je la porterai, pensais-je. » Aucune appréhension ne me troublait, car je n’admettais point qu’il y eût un événement qui pût interrompre le cours de ma volonté. J’étais sûr de moi, sûr du destin. Pendant des années, de toute mon âme croyante, de tous mes instincts enthousiastes, de toute ma jeunesse irréfléchie, de toute ma raison et de tout mon amour, j’avais cherché le bonheur, tour à tour victorieux et vaincu, loyal en ma poursuite légitime : mais cette fois je le tenais, et je le ne lâcherais plus. Je le tenais comme un malfaiteur qui se dérobe. Je le tenais comme une de ces femmes perfides qui n’appartiennent qu’au maître qui les violente. Et j’éprouvais un grand orgueil.

Nous arrivions. Dans la rue, personne. Trente pas seulement nous séparaient de la maison. Je lui serrai si cruellement le bras qu’elle se plaignit encore. Puis je courus jusqu’au seuil, la tirant, la soulevant comme une chose inanimée. Certes, à ce moment, je n’aurais point reculé devant un crime, si l’on m’avait barré le passage. Au bas de l’escalier, elle tomba. Je la pris dans mes bras, gravis les marches, la jetai sur le lit, mis le verrou, et poussai contre la porte une commode massive.