L’Enthousiasme (Leblanc)/12

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Ollendorff (p. 210-228).

XII

Des fenêtres de l’hôtel un domestique fut-il témoin d’une partie de ces incidents ? Quelques jours plus tard on disait à Saint-Jore qu’un drame de famille avait eu lieu chez les Landol. Chose singulière, l’histoire de mes rapports avec Berthe se dégageait enfin des bas-fonds où elle fermentait depuis deux années et, crevant à la surface, mêlait au dernier scandale une odeur malsaine que les narines humaient voluptueusement : le fils Devrieux était l’amant des deux sœurs, et Philippe Darzas les avait surpris tous les trois. Hésitante au début, la version fut bientôt officielle.

Après cela tout devenait possible, et tout le devint en effet aux yeux des gens, le vrai comme le faux, les potins qui se rattachaient à des origines lointaines mais reconnaissables, comme ceux qui jaillissaient spontanément du choc des conversations. On affirma que je confiais des messages à Claire et aussi que je l’amenais à des rendez-vous, que j’avais loué un pavillon dans la banlieue et que j’y organisais des scènes de débauche, que j’offrais de l’argent à une fille pour écrire des lettres anonymes et que j’en recevais d’une femme voilée par le canal d’un aubergiste des environs, et vingt autres accusations qui, toutes, bien qu’elles fussent inconciliables entre elles, ne faisaient qu’ajouter au fait principal de mon amour pour Mme Darzas.

Obsédée d’allusions et d’avis charitables, accablée de preuves si elle protestait, sommée de recourir à des mesures énergiques en une occurrence où toute mesure était vaine et stérile, mère ne trouva point d’autre issue que dans une rupture apparente avec moi. Le monde, ne nous voyant plus ensemble, la dégagerait alors de toute responsabilité.

Le monde ne l’entendit pas ainsi. Il redoubla ses attaques, donna plus de crédit aux calomnies qui me concernaient et en mit de nouvelles en circulation. N’étant plus couvert par l’autorité et le bon renom que valait à mère son admirable existence, je fus la proie et la bête noire de Saint-Jore.

Je n’exagère pas. Certes il serait puéril de prétendre que chacun des habitants s’employât à me perdre et poursuivit de propos délibéré une campagne de mensonges et de dénonciations. Mais cet être anonyme qu’est une ville de province, formé de cruautés éparses, de rancunes isolées, de haines sans cause, et aussi d’antipathies et de colères légitimes, cet être se posa résolument en ennemi. L’impression éprouvée en Angleterre, de bras tendus qui me tenaient à l’écart, je l’éprouvais mille fois plus profondément depuis que la force aveugle était devenue une volonté perspicace et consciente. Des mains réelles me barraient la route. On m’espionnait réellement. On s’ingéniait à déduire mes actes les uns des autres. Tel boutiquier notait mon passage à telle heure devant sa vitrine et en référait à tel de ses clients. J’ai vu des indifférents, de ceux dont on se demande en vain quel intérêt ils ont à connaître seulement votre nom, se détourner de leurs affaires pour se documenter sur les miennes. J’ai vu de braves bourgeois se pencher à l’oreille de leurs interlocuteurs, comme en l’honneur d’une célébrité locale ou d’un criminel avéré. J’ai vu des ombres dans le sillage de mes pas.

À travers toutes ces embuscades, comment me rapprocher de Geneviève sans attirer l’attention, alors que Geneviève, par crainte de ces périls que son imagination de femme amplifiait jusqu’à l’invraisemblance, et par terreur des soupçons de plus en plus évidents qui travaillaient Philippe, se dérobait à mes recherches ? Je ne le pouvais qu’en accumulant les tentatives imprudentes, et chacune d’elles, étant fatalement découverte et interprétée comme un nouvel effort vers un but que personne n’ignorait, constituait de ma part un aveu, autant dire un défi à l’opinion irritée.

Je n’osais plus me montrer aux abords du dépôt : il me semblait que les pavés des trottoirs, que les pierres des maisons, étaient aussi gênés que moi de ma présence. La messe me valut quelques bons dimanches, au grand divertissement des fidèles. Mon poste variait : à l’introït, le deuxième pilier à droite en avant du prie-Dieu de Geneviève : à l’Ite missa est, l’écaille du bénitier. Mme Darzas se dispensa de la messe…

L’établissement de bains que fréquente la bonne société de Saint-Jore est pourvu de trois entrées. Certain d’y surprendre Geneviève un jour ou l’autre, je déambulai, pendant une semaine, de la première entrée à la seconde, et de la seconde à la troisième, et cela à portée d’une fenêtre derrière laquelle trônait la caissière. Le matin où j’abordai Mme Darzas au pied de son comptoir, cette femme n’eut-elle pas lieu de supposer que Mme Darzas était l’objet de mes petites manœuvres ? Le bruit qui résulta de son indiscrétion fut que Mme Darzas et le fils Devrieux se retrouvaient à l’établissement de bains et partageaient la même cabine…

Ayant suivi un enfant en guenilles jusqu’à la mansarde où sa mère mourait de faim, j’eus l’idée de recourir à la compassion de Geneviève et d’envoyer l’enfant pleurer dans la cour du dépôt. Elle vint. Trois jours de suite nous soignâmes la malade. Jours délicieux ! Mais l’enfant alla pleurer chez d’autres personnes, et l’une de ces dames se laissa émouvoir, qui nous trouva tous deux mangeant des gâteaux au chevet de la convalescente…

Les salons de Mlle Antoine couturière, des sœurs Fessart, modistes, les magasins de la Chaussure merveilleuse, ceux du Gant Tyrolien, de la Lingerie Parisienne, du Meilleur Corset, autant d’endroits où je surgissais inopinément d’un air affairé. À haute voix un prétexte quelconque, toujours absurde d’ailleurs ; tout bas, à Geneviève interdite, quelques mots haletants :

— Je vais là-bas, je souffre trop… viens…

En février et en mars deux rendez-vous lui furent arrachés, mais au prix de quelles folies !

— Tu ne peux donc pas te tenir tranquille ? me dit Claire, mets au moins un peu d’intervalle entre tes imprudences, puisque tu es forcé d’être imprudent.

— Non, je ne peux pas… quand je crois qu’il y a une chance, la chance la plus infime, de voir Geneviève, rien n’est capable de me retenir.

— Mais les conditions où tu la vois sont déplorables !

— Cela m’est égal, je la vois. Que veux-tu ? c’est un supplice pour moi de laisser échapper la plus mince occasion de bonheur.

— Cependant tu n’es pas heureux ?

— Moi, m’écriai-je en riant, je suis heureux comme les pierres. Certes beaucoup d’autres à ma place se plaindraient, et de fait le désespoir me saisit parfois, surtout depuis cet été, mais quand je suis heureux une minute, je le suis tellement que je me persuade l’être encore quand je ne le suis plus.

Au hasard des pages, je lui lus ces quelques notes, écrites à différentes périodes.

« Aucune joie ne meurt en moi. Mes joies passées font partie de mon présent. Sans qu’il en tombe une seule en chemin, je les conduis toutes vers l’avenir comme un cortège d’amies qui chantent, qui rient, et qui sont si contentes que d’autres se joignent à elles. »

« J’aime presque mieux subir une peine que de manquer une joie. Je souffre moins de souffrir que de ne pas jouir. »

« Il y a des âmes dont la forme se prête à recevoir le bonheur. En la mienne nulle aspérité n’empêche la douceur du contact. La matière elle-même s’en attendrit, comme un vase qui se dissoudrait un peu pour mieux se mêler à la liqueur qu’il enferme. »

« Heureux, je ne songe jamais au malheur ; malheureux, je songe que le bonheur rôde autour de moi. Heureux, je me bouche les yeux, les oreilles, à toute sensation étrangère ; malheureux, je vis tous sens dehors, toute ma vie en état de réceptivité, afin que nulle joie ne passe à ma portée sans que je l’atteigne. »

Claire me demanda.

— Es-tu sûr qu’il faut être ainsi ?

Me rappelant les paroles d’Armande Berthier, je lui dis :

— Quelqu’un m’a déjà prévenu contre cette aptitude, et peut-être est-ce juste. Le danger, c’est que j’ai acquis dans l’amour la notion du bonheur, et que ce bonheur-là est d’une séduction qui vous enivre.

Nos soirées avaient toujours ce même caractère de paix d’intimité qui me les rendait si précieuses. Mes meilleurs souvenirs de travail s’y rapportent, et aussi mes meilleurs souvenirs de gaîté, car nous n’étions jamais plus enfants que l’un près de l’autre.

Puis son exemple m’affermissait. À son premier essor vers la vie, le destin avait riposté par de premières déceptions, qu’elle ne m’avait avouées, conformément à sa nature, qu’après s’en être profondément imprégnée et âprement fortifiée. Je distinguais sur son âme neuve plus de blessures sérieuses que sur la mienne, et, loin de l’entourer comme moi d’une atmosphère de protection subtile, elle n’acceptait contre la souffrance que le remède d’avoir déjà souffert. Voilà ce qui vous forge une âme de métal solide ! Elle n’eût pas accepté, elle, qu’un peu de la sienne se fondit pour mieux s’allier au bonheur. Elle la voulait au contraire dure et bien trempée, lisse comme un miroir, et sonore, afin que le jour où le bonheur s’y répandrait, le bruit de chaque goutte y retentit clairement.

Malgré les événements qui l’avaient séparée du frère, elle attirait beaucoup à Saint-Jore son amie de Bellefeuille, Catherine. C’était la plus jolie créature que l’on pût rêver, pleine de grâce, débordante de sève, riche de candeurs et d’espoirs, mais en qui une imagination fiévreuse et l’excès d’indépendance jetaient des éléments de déséquilibre. Elle admirait Claire avec une sorte de fanatisme. Elle l’aimait avec passion. Lorsque sa grande amie se livrait à un geste ou à une réflexion, ses beaux yeux toujours souriants devenaient graves, comme si elle eût assisté à la célébration d’un mystère.

Rien ne nous est plus profitable, au début de la vie, que d’inspirer une admiration. Claire la chérissait pour cela.

— Il faudra beaucoup d’années avant que je retrouve en quelqu’un la même foi qu’en elle.

— Et naturellement, disais-je assez inquiet, sa foi ne se rattache que de loin à tes facultés de bonne épouse ?

— Naturellement. Il va de soi que son ambition me réserve un autre avenir. Ce qui n’est en moi qu’à l’état de projet, à son point de vue est un fait acquis. Entre moi et la destinée qu’elle m’accorde, il n’y a pas d’obstacle.

— Prends garde… ne te laisse pas éblouir par l’enthousiasme d’une petite fille.

Elle la chérissait aussi parce que Catherine était belle et répondait à son désir de perfection. Elle la coiffait et la parait d’étoffes soyeuses, aux plis très simples.

— Tâche de plaire, disait-elle, sois coquette, essaye toujours d’être le mieux que tu pourras. C’est ton devoir et ton droit d’être belle.

— Avec ce besoin de prosélytisme qui la pousse irrésistiblement à des expériences de moralisation dont la poursuite la passionne, elle tâchait d’ordonner les qualités et les défauts de Catherine, de développer les penchants propices, d’en rectifier d’autres qui n’étaient point exempts d’une certaine perversité, d’ennoblir cette âme et de l’harmoniser aux conditions d’existence qu’elle présageait pour elle. Mon rôle consistait à prêter des livres et quelquefois à en lire les meilleures pages. Notre choix était plutôt timide. Nous avancions prudemment, sentant bien que la nature de Catherine réclamait des ménagements et qu’il eût été dangereux de la traiter avec trop de hardiesse.

Or, j’appris de mère que l’on nous accusait à Saint-Jore d’enlever Catherine à l’affection de son père, de la dépraver par des lectures et des conversations pernicieuses, et de…

Je me souviens que mère ne put achever. Elle pleurait de honte.

Je fus indigné.

— Et tu dis souvent que les racontars les plus stupides ne naissent jamais sans cause : où est la cause, là ? Non, chez eux ; c’est de la bêtise et de la bassesse. Tu ne sais pas, au contraire, le scrupule que nous mettons à respecter ce qu’il y a de frais et de jeune dans Catherine.

— J’en suis persuadée, Pascal, mais les idées se communiquent sans qu’il soit nécessaire de les exprimer. Catherine a dû en subir la contagion, elle a dû parler comme on ne parle pas à son âge, contredire son père, s’émanciper… Ne se promène-t-elle pas seule dans les rues de Saint-Jore maintenant ?

— Soit, mais le reste, les calomnies ignobles ? pourquoi nous salir au hasard ?

— Eh ! mon pauvre ami, tu n’as qu’à t’en prendre à toi-même. Tu as méprisé l’opinion du monde, tant pis si le monde s’obstine à voir en mal tout ce que tu fais… D’ailleurs que t’importe ?

— Il n’y a pas que moi, lui répondis-je, il y a Claire, il y a Catherine. Et puis l’irritant est qu’on ne sait jamais d’où vient la calomnie… Ah ! si je savais !

Le soir, j’allai au Cercle pour la première fois depuis que l’animosité publique s’était dessinée si vigoureusement. Je m’attendais à ce que mon arrivée produisit quelque émoi, tellement les circonstances indiquaient une surexcitation des esprits. Mais le monde se courbe à des lois d’hypocrisie qui ne lui permettent pas l’attaque directe. Des nuances de froideur ou d’embarras, une tendance à fuir mes yeux afin de ne pas me fournir le prétexte d’un entretien, la crainte sourde chez mes anciens camarades de se compromettre en ma société, somme toute rien de nouveau, Je fus déçu. Un conflit m’eût soulagé.

Ils continuaient à jouer aux cartes, au billard, au jacquet, aux dominos, et j’avais envie de les assembler tous devant moi et de leur crier :

— Soyez francs, qu’est-ce que vous me reprochez ? voyons, toi, le vieux qui as passé quarante années à tripoter des cartes, le derrière sur un fauteuil ; et toi, le crétin qui te vantes de ne pas même lire un journal et d’oublier l’alphabet ; et toi qui restes ici jusqu’à l’aurore, parce que ta vieille maîtresse s’amuse avec d’autres et te défend de rentrer plus tôt ; et toi qui n’admets que la maison de tolérance, et vous tous, quels griefs avez-vous contre moi ? Examinons-les. Vous vous opposez à mon bonheur… Pourquoi ? Qu’ai-je fait selon vous ?

J’observais des fronts bas, de petits yeux inexpressifs, des regards arrêtés court, à fleur d’orbite, des bouches toujours ouvertes, comme si la peau leur manquait. C’étaient ces êtres-là, ou des êtres pareils à ceux-là, qui disposaient de mon sort. Le droit absolu que nous avons de régler notre existence comme nous l’entendons, ils nous le disputaient, à Geneviève et à moi. Ils nous divisaient par des choses plus hautes que des murailles, plus puissantes que des vérités, par des potins, par l’affirmation gratuite du mal, par des mots propagés, par des inventions de dévotes. En vertu de quelles causes obscures exerçaient-ils sur ma vie une action si décisive ? Était-ce vraiment, suivant le verdict de mère, la conséquence de fautes personnelles ?

Les joueurs d’une table voisine s’interrompirent : quelqu’un parlait de quelqu’un. Aussitôt les visages trahirent de l’intérêt. Les yeux exprimèrent tout ce qu’ils étaient capables d’exprimer. Les voix s’échauffèrent. Et je comprenais qu’il n’y avait point de plaisir comparable pour eux et pour la plupart des gens au plaisir de s’occuper des autres. Abîmer, mordre, déchirer, égorger, approuver même, tout plutôt que de se taire sur le prochain. Et ces quatre-là y allaient de bon cœur. Et les tables voisines s’y associaient. Et l’on déposait des anecdotes, on hochait la tête, on affectait l’indulgence, on cherchait des excuses, on se lamentait : quel dommage !… une famille si honorable… êtes-vous bien sûr ?…

— Oui, êtes-vous bien sûr ? dis-je tout haut, presque involontairement

Et je repris, au milieu de l’étonnement qui avait accueilli cette apostrophe imprévue :

— Hein, le malheureux, il n’en reste pas lourd ! Ce que vous l’avez exécuté ! c’est donc bien bon de fourrer son nez dans des affaires qui ne sont pas les nôtres, d’affirmer à tort et à travers, et de conclure sans preuves, de rapporter des commérages de concierge ? Est-ce qu’on sait jamais ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas ? Alors pourquoi dire du mal ? quel drôle de besoin !

On se regardait avec stupéfaction. Puis un des joueurs battit les cartes et prononça :

— À qui de donner ?

Et l’accord fut immédiat, autour de moi : on garderait le silence, comme si mes paroles étaient non avenues. Rien ne me pouvait m’être plus désagréable. Cependant je fis bonne contenance, j’allumai une cigarette, la fumai tranquillement, et sortis, pas trop mécontent de l’aventure, au fond.

Dans la situation où je me trouve, pensais-je, que ce soit par ma faute ou par la faute des événements, il n’y a pas moyen d’éviter les sottises. J’aime une femme que je n’ai pas le droit d’aimer, tout le monde le sait, et tout le monde se constitue mon juge et mon adversaire. Comment ne point perdre patience ?

L’histoire fut considérablement grossie. Mère en subit le contre-coup : on lui battit froid. Un soir, rentrant de visite, elle ne m’embrassa pas.

Il faut l’avouer, malgré ma détresse, Geneviève m’eût consolé de tout, mais je ne la voyais plus. Que se passait-il entre elle et Philippe ? Était-ce un ordre de son mari ou la peur qui l’enfermait dans sa chambre ?

J’élus domicile en deux ou trois endroits de Saint-Jore qui m’avaient particulièrement favorisé jusqu’ici. J’avais l’air de ces mendiants qui choisissent les bonnes places, et dont la silhouette finit par s’incorporer au cadre où ils se nichent. Comme eux j’implorais du sort la grâce d’une aumône, le regard à l’affût, prêt à bondir sur les personnes qui paraissaient au coin des rues. Geneviève ? Non. Je le croyais parfois, et ces alternatives de petites espérances et de grands désespoirs me mettaient au supplice.

Le dénouement était proche. Je me disais même, avec un frisson mortel :

— Le dénouement ? mais le voilà ! tout est dénoué, c’est fini.

Mon Dieu, ai-je souffert !

Un jour de soleil, en mars, nous étions sur le balcon, Claire et moi. Je lui confessais ma lassitude. Heureuse, pour la première fois, heureuse par Catherine, elle me parlait, je m’en souviens, des joies de tendresse et de confiance que l’enfant lui révélait. Tout à coup, Geneviève et Philippe débouchèrent de l’autre côté de la place. Je descendis aussitôt et les suivis.

Ils se promenèrent d’abord le long du boulevard, et les nombreux flâneurs de cette tiède après-midi les séparaient souvent : chaque fois que s’accentuait l’intervalle, un flot de gaîté m’inondait. Puis ils tournèrent par la rue principale. Devant le bureau de poste, Philippe quitta sa femme et entra.

Geneviève était seule ! Sans hésiter, je courus à elle.

— Va-t’en, Pascal… Philippe… Philippe qui est là… au télégraphe…

— Oui, je m’en vais… un mot… quand viens-tu ?

— C’est impossible… Philippe m’inquiète… nous sommes au plus mal… oh ! va-t’en… ces dames, en face, chez le pâtissier…

— Tu ne peux pas, Geneviève !… tu ne viendras plus, n’est-ce pas ? alors adieu, je te dis adieu…

— Toi, partir !

Elle les cria presque, ces deux mots ! Et un sursaut de révolte l’avait jetée contre moi, et elle pressait mes mains, toute vibrante d’énergie, et elle s’en souciait bien des dames de Saint-Jore !

— Tu ne partiras pas, je te le défends, Pascal. est-ce que je vivrais sans toi ? je viendrai… je viendrai malgré tout…

Je ne la reconnaissais pas.

— Tu viendras, Geneviève ?… malgré tout ?…

— Philippe, dit-elle.

Il descendait les degrés du perron. Il nous vit. Son buste se redressa d’un mouvement brusque. Mouvement de rage ? de douleur ? Nous n’avions pas bougé, Geneviève et moi, les mains simplement désunies. Sans une parole, il marcha vers sa femme et lui saisit le bras, violemment, en maître.

Elle se dégagea.

— Et Pascal, tu ne lui dis pas bonjour ?

Je crus qu’il allait se ruer sur elle, mais un gamin, une femme, s’étaient arrêtés. On nous observait. Il se contint.

— Je t’ordonne de me suivre, murmura-t-il, effroyablement pâle.

Il l’entrainait. Une seconde fois elle le repoussa, s’approcha de moi, et me tendit les deux mains.

— Au revoir, Pascal, à bientôt.

Tout bas, dans un souffle :

— Demain, me dit-elle.

Ils s’éloignèrent.

Vingt, trente personnes avaient contemplé la scène, comme des spectateurs au théâtre. On en distinguait tout autour, aux loges des premiers étages, au parterre de la chaussée, dans les baignoires des magasins. J’eus envie de les saluer ou de leur faire des grimaces. J’étais ivre de joie. La conduite de Geneviève m’exaltait comme la preuve d’attachement la plus éclatante qu’elle m’eût encore donnée. Elle, ma faible Geneviève, ainsi secouée par un coup de passion, et, devant Saint-Jore consterné, se révoltant contre le maître ! Oh ! les prodiges de l’amour ! Il avait dépouillé la passive créature de ses terreurs héréditaires et fait, pour une minute, de l’épouse servile et rusée une amante libre et hardie.

Elle vint le lendemain. Je me jetai à ses pieds.

— Tu ne m’’aimais pas, Geneviève, tu m’aimes seulement depuis hier.

Durant deux semaines, l’orgueil de son acte la maintint au-dessus d’elle-même. Quatre fois elle franchit le seuil de la chambre. Elle souriait presque, de tout son joli visage qui s’efforçait d’être vaillant, et, pour trouver un signe d’appréhension, je devais, ouvrant son corsage et dénudant sa poitrine, baiser sous la chair tiède son pauvre cœur qui battait.

Il n’y eut pas, en ces heures que je ne puis me rappeler sans une émotion poignante, il n’y eut pas un instant qui ne fût le résumé d’une existence de béatitude. Cette lamentable chose qu’était notre amour, cette chose haïe, persécutée, soumise à toutes les vicissitudes et cernée de toutes parts, me donnait des sensations continuelles d’éternité, et mon âme en adoration forçait mes genoux à ployer incessamment devant Geneviève. Pourtant je savais que la ville ne désarmerait point. Moi aussi maintenant, je me figurais la foule ennemie accompagnant Geneviève jusqu’à la rue solitaire, s’engouffrant avec elle dans l’escalier, et voyant la porte de la chambre s’ouvrir et se refermer sur ma maîtresse. Puisqu’on ne rencontrait pas le fils Devrieux, c’est que le fils Devrieux était auprès de Mme Darzas. Et les petits fronts bas devaient réfléchir à cette coïncidence, les petits yeux inexpressifs devaient clignoter et les bouches mal jointes s’ébahir davantage, et tout cela devait rôder dans l’ombre, autour de nous.

Peut-être nos baisers en recevaient-ils une douceur nouvelle. Nous nous enlacions étroitement avec la pitié réciproque de ceux qui n’attendent plus des autres qu’amertume et blessures. Nous étions notre asile. La tempête grondait, les ténèbres nous environnaient, mais l’asile était calme et lumineux.

— Jusqu’à la mort, j’accepterais de vivre ainsi, lui disais-je.

Nous ne causions jamais de Philippe. Je soupçonnais entre eux un drame de silence morne que rompaient parfois d’atroces disputes ou bien, qui sait ! des plaintes, des supplications du mari repoussé. À mes demandes elle répondait :

— Tais-toi, mon Pascal, c’est ma part de douleur personnelle, laisse-la-moi tout entière, cela ne doit pas entrer dans notre amour.

Le dernier de ces quatre rendez-vous — comme il est étrange que la mémoire conserve l’empreinte des plus petits détails qui précédèrent les événements importants de notre vie, alors même que nous n’en pouvions pressentir l’imminence ! — Geneviève se recoiffait devant la glace, et je lui dis :

— Ne te hâte pas, il fait encore un peu jour.

— En ce cas viens te mettre ici, à ta place préférée.

Elle s’assit, je m’agenouillai et posai la tête sur sa gorge nue. Elle me caressait de sa main lente.

— Quand nous serons vieux, Geneviève, tu ne m’empêcheras pas de m’appuyer comme cela ?

— Non, fit-elle en riant, seulement je fermerai mon corsage.

Ces paroles, je les entends ! je reconnais sa chère voix ! Elle prononça également, après avoir réfléchi :

— Je ne t’en aimerai pas moins.

Un fracas de vitres cassées, quelque chose qui se cogna brutalement au mur, au-dessus du lit, puis retomba sur le tapis, et puis, aussitôt, une autre chose qui déchira les fenêtres et frappa la cheminée.

D’un coup, je renversai Geneviève dans le fauteuil et la maintins à l’abri du dossier.

— Ne bouge pas.

Un troisième tumulte… une pierre roula près de nous. Je la ramassai.

— Tiens, voilà ce sont eux… oh ! les lâches !

D’autres pierres, très vite, jaillirent, crevant les vitres, nous éclaboussant de morceaux de verre. Je voulus me lever : le bras de Geneviève me clouait au sol, rigide comme un bras d’hypnotisée et, dans l’ombre, je discernai son visage immobile, aux yeux clos. Je lui tordis les doigts, ils se desserrèrent. Je sautai sur la fenêtre et glissai les rideaux, d’épais rideaux de molleton que vinrent battre encore une douzaine de cailloux, et puis il y eut des chants, des cris d’animaux, et puis un grand silence.

Je retournai près de Geneviève. Elle tenait son mouchoir contre ses yeux, pleurant sans doute, quoique aucun mouvement ne l’agitât. La demie de sept heures sonna, il fallait partir. Mais comment ? Quitter cette maison, c’était s’exposer aux regards et offrir la certitude de notre présence. Pourtant nul bruit ne montait de la rue.

— Écoute, Geneviève, je vais voir en bas… arrange-toi, il est temps que tu rentres… pour Philippe.

— Oui, dit-elle.

J’allumai une bougie, et soudain j’aperçus des taches rouges à son mouchoir.

— Qu’est-ce que tu as, Geneviève ? tu saignes ?

— Une pierre qui a ricoché, je crois… là… au front… ce n’est rien.

En trois secondes je fus dehors, avide d’en saisir un, le premier venu, et de me colleter avec lui. Au fond d’une petite place, formée par les deux rues qui se croisent, des silhouettes s’évanouirent, derrière les arbres. J’y courus. Il n’y avait plus personne.