L’Envers du Music-Hall/Amour
AMOUR
Comme elle est blonde et jeune, maigriote avec des yeux bleus, elle remplit exactement toutes les conditions que nous exigeons d’une « petite danseuse anglaise ». Elle parle un peu le français, d’une voix vigoureuse de jeune canard, et dépense, pour articuler quelques mots de notre langue, une force inutile qui fait rougir ses joues et briller ses yeux.
Quand elle quitte la loge qu’elle occupe avec ses compagnes, à côté de la mienne, et qu’elle descend vers la scène, maquillée, costumée, je ne la distingue pas des autres girls, car elle s’applique, ainsi qu’il sied, à n’être qu’une impersonnelle et agréable petite Anglaise de revue. La première qui descend, et la seconde, et la troisième, et jusqu’à la neuvième me jettent en passant le même sourire, le même signe de tête qui secoue les mêmes boucles postiches d’un blond rosé. Les neuf visages sont peints du même fard, habilement violacé autour des yeux, et leurs paupières sont chargées, à chaque cil, d’une si lourde goutte de « perlé » qu’on ne voit plus la nuance du regard.
Mais quand elles s’en vont, à minuit dix, les joues essuyées d’un coin de serviette et repoudrées de blanc cru, les yeux encore sauvagement agrandis — ou bien quand elles viennent répéter l’après-midi, à une heure — tout de suite je reconnais la petite Glory, authentiquement blonde, deux pompons de cheveux frisés attachés sur les tempes par un bout de velours noir, nichée au fond de son affreux chapeau comme un oiseau dans un vieux panier. Deux incisives soulèvent sa lèvre supérieure : au repos, elle a l’air de laisser fondre dans sa bouche une dragée très blanche.
Je ne sais pas pourquoi je l’ai remarquée. Elle est moins jolie que Daisy, cette brune démoniaque, toujours en pleurs ou en fureur, dansant comme un démon, ou réfugiée sur un degré d’escalier, d’où elle crache d’abominables mots anglais. Elle plaît moins que la sournoise Édith, qui exagère son accent pour faire rire et profère en français, ingénument, des énormités qu’elle comprend fort bien…
Mais Glory, qui danse pour la première fois en France, retient mon attention. Elle est gentille et touchante, anonymement. Elle n’a jamais appelé le maître de ballet « damné fou », et son nom ne paraît pas au tableau des amendes. Elle crie, en descendant et en montant les deux étages, mais elle crie comme les autres, mécaniquement, parce qu’une troupe de girls, qui changent quatre fois de costume entre neuf heures et minuit, ne peut pas monter ni descendre les escaliers sans jeter des glapissements de Peaux-Rouges et des chants désordonnés. Glory mêle à ce nécessaire vacarme sa jeune voix fausse et comique et tient sa partie aussi dans la loge commune, séparée de la mienne par une mauvaise cloison de bois.
Les girls voyageuses ont fait de ce cabinet rectangulaire un campement de saltimbanques. Les crayons noirs et rouges roulent sur la planchette à maquillage, couverte ici d’un papier d’emballage, là d’une serviette trouée. Un courant d’air détacherait des murs les cartes postales, retenues seulement par des épingles fichées de biais. La boîte à rouge, le bâton de Leichner, la houppette de laine, cela s’emporte dans un coin de mouchoir, et ces petites filles, qui s’en iront dans deux mois, laisseront moins de traces qu’une halte de romanichels qui marquent leur route par les brûlures rondes de l’herbe, par la cendre floconneuse d’un feu de bois.
— … ’k you, dit Glory, d’une voix distinguée.
— Le plaisir est pour moi, réplique poliment notre camarade Marcel, actuellement ténor, mais qui dansera peut-être le mois qui vient, capable aussi de jouer le drame aux Gobelins et la revue à Montrouge.
Marcel attend sur le palier, comme par hasard, la troupe tumultueuse des girls. Comme par hasard, Glory passe la dernière et s’attarde une minute, le temps de fouiller, avec une maladresse gracieuse, dans le petit sac de bonbons acidulés que lui offre notre camarade.
Je surveille les progrès, lents, de l’idylle. Il est jeune, famélique, ardent, décidé à ne pas « crever », et tout ressemblant, malgré l’habit fatigué et la boutonnière en muguet artificiel, à un joli ouvrier roublard. Mais Glory le déconcerte par ses façons de petite étrangère. Avec une copine, une « parigote » de music-hall, il serait déjà fixé — ça marche, ou ça ne marche pas… Mais cette angliche, il ne sait comment la prendre… Qu’elle remonte de la scène, toute hurlante et déchevelée, et dégrafant en hâte son corsage, ça ne l’empêche pas, arrivée au palier, de remettre ses traits en place, d’accepter un bonbon et de remercier dignement : «… ’ k you », comme si elle portait une robe à traîne.
Elle lui plaît. Elle l’agace. Quelquefois, il hausse les épaules en la regardant s’éloigner, mais je sais bien que c’est de lui-même qu’il se moque. L’autre jour, il a jeté au fond du grand chapeau de Glory, qu’elle balançait par les brides, une demi-douzaine de mandarines que la horde de sauvagesses blondes a reprises avec des cris terribles, des rires et des coups d’ongles…
Le long flirt impatiente ce petit Français vif et volage, tandis que Glory s’y complaît. Elle s’émeut lentement, en fillette sentimentale. Elle appelle Marcel par son nom : « Mâss’l » et lui a donné une photographie en carte postale — pas celle du faux bébé au cerceau, ni celle du « gosse à Poulbot » avec la culotte percée, oh non ! — la plus belle, celle qui montre Glory, en dame moyen âge, coiffée du hennin, une Glory tout à fait royale !
Ils n’ont pas l’air gênés de ne pouvoir causer ensemble. Le garçon, souple, feint l’empressement, l’humilité. Je l’ai vu baiser une petite main qu’on ne retirait pas, une menotte maigre, gercée par l’eau froide et le blanc liquide ; mais, à la dérobée, il regarde Glory avec insistance et précision, comme s’il visait d’avance les places où il l’embrassera. Elle, derrière la porte de sa loge refermée, chante pour qu’il l’entende et lui jette son nom : « Mâss’l ! » comme elle lui lancerait des fleurs…
Cela va bien, en somme. Cela va même trop bien… L’idylle, quasi muette, se déroule comme un mimodrame. Pas d’autre musique que la voix exubérante de Glory, et guère d’autres paroles que ce nom : « Mâss’l ! » que l’amour nuance… Après les « Mâss’l ! » éclatants et joyeux, un peu nasillés, j’ai entendu des « Mâss’l ! » ralentis, coquets et câlins, exigeants — et puis, certain jour, un « Mâss’l ! » si tremblant, si défait, qui suppliait déjà…
… Ce soir, je l’entends, je pense, pour la dernière fois. Car, tout en haut de l’escalier, réfugiée sur la dernière marche, je trouve une petite Glory toute seule, la perruque de travers, et qui pleure humblement sur son maquillage, en répétant tout bas :
— Mâss’l !……