L’Envers du Music-Hall/Après minuit
APRÈS MINUIT
— Qu’il fait bon !
La petite danseuse frotte ses bras nus, des bras colorés et grenus de blonde maigre, et respire, comme un air tonique, la chaleur sèche du restaurant.
Au centre de la grande salle, sur une piste de linoléum ciré, tournent déjà des couples : une Cauchoise en bonnet de dentelle, une gigolette à foulard rouge, une almée, un bébé frisé ceint d’un ruban écossais. L’établissement, coté sur la Riviera, emploie une dizaine de danseuses, autant de chanteurs.
La petite Maud vient de l’Eldorado, où elle chante et gambille un « numéro anglais ». Elle est venue, courant sous le vent glacé, gagner ses quinze francs au restaurant de la Bonne-Hôtesse, entre minuit et six heures du matin.
Accotée au mur, elle fléchit un peu sur les jarrets et suppute vaguement qu’elle a dansé à l’Eldorado en matinée, en soirée, et qu’elle valsera ici jusqu’au petit jour : sept heures de valse et de cakewalk, sans compter les déshabillages, rhabillages, maquillages, démaquillages. Elle avait très faim en arrivant ; un grand verre de bière, avalé au vestiaire des « artistes », vient de lui couper l’appétit.
— Tant mieux, songe-t-elle ; il ne faut pas que j’engraisse…
Maud plaît par une minceur anguleuse de fillette du peuple et passe pour Anglaise parce qu’elle est blonde, avec des coudes rouges et un petit nez rigolo d’alcoolique, aux ailes couperosées. Elle a appris à sourire d’un air vicieux, à secouer ses boucles d’écolière, à cacher sa figure, quand on lui dit des inconvenances, entre ses pattes aux doigts carrés, gercées par le blanc liquide. Dans le privé, c’est une petite « caf’conc’ » comme beaucoup d’autres, surmenée, sans méchanceté, sans coquetterie, qui s’en va d’hôtel en wagon, de gare en music-hall, tourmentée par la faim, le sommeil, l’inquiétude du lendemain…
À cette heure, elle se repose debout, comme une vendeuse de grand magasin, tout en agaçant, du bout de l’orteil, un trou récent de son maillot chair.
— Cent sous de stoppage…
Elle déplisse d’une main distraite l’ourlet satiné de sa jupe-bébé, vert nil, et qui tourne au jaune.
— Teinturier : dix francs… Voilà ma nuit mangée, flûte ! Si encore la petite dame saoule revenait, celle de la nuit du veglione, qui m’a jeté la monnaie de son addition !…
Un violoniste en chemise roumaine joue Tu m’avais fait serment, avec une telle âpreté amoureuse qu’on le bisse.
— Tant mieux ! se dit encore la petite danseuse. Je voudrais qu’il joue toute la nuit : pendant ce temps-là, je suis rentière !
Elle s’est réjouie trop tôt : un signe du gérant lui enjoint de valser, pendue aux épaules d’un faux toréador, mince et mou, trop grand pour elle… Maud est si fatiguée déjà qu’elle valse presque sans s’en apercevoir, contre ce garçon qui la colle à lui avec une impudeur indifférente et professionnelle… Tout tourne… L’épingle d’un chapeau, l’agrafe d’un collier, le chaton d’une bague piquent l’œil au passage. La piste cirée glisse sous les pieds, brillante, savonneuse et comme mouillée…
— Si je valsais très longtemps, cette nuit, songe confusément Maud, je finirais par ne plus penser du tout…
Elle ferme les yeux et s’abandonne contre cette poitrine insensible, se jette au tournoiement avec une confiance mi-évanouie d’enfant qui veut se noyer… Mais soudain la musique s’éteint, et le toréador abandonne sa camarade sans un regard, sans un mot, comme une épave, contre la table la plus proche.
Maud sourit, en passant la main sur son front, et regarde autour d’elle :
— Ah ! voilà mon « couple sympathique » !
Car elle élit, chaque nuit, aux soupers de la Bonne-Hôtesse, un couple qui lui plaît — en tout bien tout honneur ! — à qui elle jette ses plus enfantins sourires, parfois un baiser au vol, une fleur, et qu’elle accompagne d’un bref regret, à l’heure où la femme se lève et s’en va, avec l’air royal et excédé de celle que suit un ami bien épris…
— Il est gentil, ce soir, mon couple sympathique !
Gentil… si on veut. Maud le veut. Un désir préoccupé, vindicatif, absorbe l’homme, très jeune, qui déguise à peine son impatience. Il a des yeux faux et clairs, si variables qu’ils doivent pâlir plus souvent que son visage brun. Il mange en hâte, comme à un buffet de gare. Quand son regard rencontre celui de son amie, il rejette la tête en arrière, comme si on lui frôlait les narines d’un bouquet trop odorant.
Elle est arrivée joyeuse, arrogante, animée de froid et d’appétit. Elle a croisé ses mains sous son menton, et puis elle a demandé au violoniste en chemise brodée des valses, des valses, encore des valses. Il lui a joué : Tu m’avais fait serment… Non, tu ne sauras jamais… Ton cœur était méchant…
— Ah ! que j’aime cette musique ! soupire-t-elle tout haut…
Et elle a souri à Maud, qui passait en tournoyant. Et puis, elle n’a plus parlé, elle contemple son ami…
— Laisse-moi ! lui dit-elle, en retirant la main qu’il frôle…
« Ils sont gentils, mais ils ont l’air de se disputer sans rien dire », remarque Maud. « Ils s’aiment, mais ils ne sont pas amis… »
La soupeuse s’appuie au dossier de sa chaise, sans quitter des yeux celui qui mange si férocement en face d’elle… Maud s’attache à ce visage effilé de femme fiévreuse, comme s’il allait arriver quelque chose… Le gérant peut bien, d’un claquement de langue, rappeler au travail la petite danseuse ; Maud attend, télépathiquement liée à cette femme muette, qui, séparée de son ami par des abîmes de musique, s’éloigne encore de lui, peut-être, à chaque sanglot de la valse, avec un clairvoyant désespoir…
« Ils s’aiment, mais ils sont mal ensemble… » Tant d’aveux s’échappent du regard noir de la femme, qui se tait obstinément, comme si elle craignait de fondre en larmes ou de s’épancher en banalités gémissantes… Elle a de belles prunelles éloquentes, effrayées, qui disent à l’homme : « Tu m’aimes mal… Tu ne m’as pas comprise… Je ne te connais pas, tu me fais peur… Tu ris de tout ce que j’aime… Tu mens si bien !… Tu as tout de moi, sauf ma confiance… Si tu savais quelles sources étincelantes tu mures en moi, parce que je te crains ! Que fais-je à tes côtés ? Puisse cette musique me délivrer de toi à jamais ! Ou bien que ce violon se taise, afin que je ne te découvre pas plus avant !… Tu souhaites ma défaite, non mon bonheur, et le pire de moi t’assure la victoire !… »
Maud soupire :
— Oh ! comme il est mal assorti, mon couple sympathique ! Elle devrait le quitter, mais…
— Viens, chuchote l’homme, qui se lève.
Son amie se dresse, longue, noire et moirée comme un serpent obéissant, sous la menace de deux yeux clairs, caressants et faux. Elle le suit, sans défense, sans autre secours que le sourire fraternel d’une petite danseuse blonde, qui regrette son « couple sympathique » et dont la moue enfantine reproche : « Déjà ! »