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L’Envers du Music-Hall/Chiens savants

La bibliothèque libre.
(Colette Willy)
Flammarion (p. 46-48).

CHIENS SAVANTS


— Tiens-la ! Tiens-la !… Ah ! la rosse, elle l’a encore mouchée !

Manette vient d’échapper au machiniste et de sauter sur Cora, qui s’y attendait. Mais la petite fox est douée d’une rapidité de projectile, et ses dents ont percé, à travers le poil épais de la colley, un peu de la peau du cou. Cora ne riposte pas tout de suite ; l’oreille tendue vers la sonnette de scène, les babines retroussées jusqu’aux yeux, elle menace seulement sa camarade d’une grimace de renard féroce et d’un petit râle étranglé, doux comme un ronron de petit chat.

Dans les bras de son maître, Manette hérisse les poils de son échine comme des soies de porc et s’étrangle à dire des choses abominables…

— A’ vont se bouffer ! dit le machiniste.

— Penses-tu ? réplique Harry’s. Elles sont plus sérieuses que ça. Les colliers, vite !

Il noue au cou de Cora le ruban bleu pâle qui fait valoir sa robe couleur de froment mûr, et le machiniste boucle sur le dos de Manette un harnais de carlin, en velours vert, clouté d’or, alourdi de médailles et de grelots.

— Tiens-la serré, le temps que j’enfile mon dolman…

Le gilet de tricot cachou, bruni par la sueur, disparaît sous un dolman saphir, matelassé aux épaules, qui étrangle la taille. Cora, retenue par le machiniste, râle plus haut et vise, au-dessus d’elle, le train postérieur de Manette, de Manette convulsée, effrayante, les yeux injectés et les oreilles coquillées en arrière.

— Une bonne tripotée, ça les calmerait pas ? hasarde le garçon en cotte bleue.

— Jamais avant le travail ! tranche Harry’s, catégorique.

Derrière le rideau baissé, il vérifie l’équilibre des barrières qui limitent une piste d’obstacles en miniature, consolide la haie et la banquette, passe un chiffon de laine sur les barres nickelées des tremplins où rebondira la colley jaune. C’est lui aussi qui remonte de sa loge une série de cerceaux de papier, humides d’un collage hâtif.

— Je fais tout moi-même ! déclare-t-il. L’œil du maître !…

Dans son dos, l’accessoiriste hausse les épaules :

— L’œil du maître, oui ! Et nib de pourboire à l’équipe !

L’ « équipe », composée de deux hommes, n’en garde pas rancune à Harry’s, qui touche dix francs par jour.

— Dix francs pour trois gueules et dix pattes, c’est pas gras ! concède l’accessoiriste.

Trois gueules, dix pattes et deux cents kilos de bagages. Tout ça tourne, toute l’année, à la faveur de demi-tarifs en troisième classe. L’an dernier, il y avait une « gueule » de plus, celle du caniche blanc qui est mort : un vieux cabot hors d’âge, routier fini, qui connaissait tous les établissements de France et de l’étranger. Harry’s le regrette et vante encore les mérites de défunt Charlot.

— Il savait tout faire, madame. La valse, le saut périlleux, le tremplin, les trucs du chien calculateur, tout ! Il m’en aurait appris, à moi qui en ai dressé quelques-uns, pourtant, des chiens pour les cirques ! Il aimait son métier, et rien que ça, et il était bouché pour le reste. Les derniers temps, vous n’en auriez pas donné quarante sous, si vous l’aviez vu dans la journée, tout vieux, quatorze ans au moins, tout raide de rhumatismes, avec les yeux qui pleuraient et son nez noir qui tournait au gris. Il ne se réveillait qu’à l’heure de son travail, et c’est là qu’il fallait le voir ! Je le maquillais comme une jeune première : et le cosmétique noir au nez, et le crayon gras pour ses pauvres yeux chassieux, et la poudre d’amidon tout partout pour le faire blanc de neige, et les rubans bleus ! Ma parole, madame, il ressuscitait ! Pas plutôt maquillé, il marchait sur ses pattes de derrière, il éternuait, il n’avait pas de cesse qu’on frappe les trois coups… Sorti de scène, je l’enveloppais dans une couverte et je le frictionnais à l’alcool. Je l’ai bien prolongé, mais ça ne peut pas durer éternellement, un caniche savant !…

» Ces deux-là, mes chiennes, elles vont bien, mais ce n’est plus ça. Elles aiment leur maître, elles craignent la cravache, elles ont de la tête et de la conscience, mais l’amour-propre n’y est pas. Elles font leur numéro comme elles tireraient une voiture, pas plus, pas moins. C’est des travailleuses, c’est pas des artistes. À leur figure, on voit qu’elles voudraient avoir déjà fini, et le public n’aime pas ça. Ou bien il pense que les bêtes se moquent de lui, ou bien il ne se gêne pas pour dire : « Pauvres bêtes ! ce qu’elles

sont tristes ! Ce qu’on a dû les martyriser pour leur apprendre tant de singeries ! » Je voudrais les voir, tous ces messieurs et ces dames de la Protectrice, en train de dresser des chiens ! Ils feraient comme les camarades. Le sucre — la cravache — la cravache — le sucre — et une bonne dose de patience : il n’y a pas à sortir de là… »

Les deux « travailleuses », à cette heure, ne se quittent pas de l’œil. Manette tremble nerveusement, perchée sur un billot de bois bariolé ; Cora, en face d’elle, couche les oreilles comme un chat fâché…

Sur un trille de timbre, l’orchestre interrompt la lourde polka qui trompait l’attente du public, et commence une valse lente ; comme obéissant à un signal, les chiennes rectifient leur attitude : elles ont reconnu leur valse. Cora bat mollement de la queue, dresse ses oreilles et prend cette expression neutre, aimable et ennuyée, qui la fait ressembler aux portraits de l’impératrice Eugénie. Manette, insolente, luisante, un peu trop grasse, guette la montée pénible du rideau, puis l’entrée d’Harry’s, bâille, et halette déjà, d’agacement et de soif…

Le travail commence sans incident, sans révolte. Cora, avertie par un cinglement de mèche sous le ventre, ne triche pas au saut des barrières. Manette marche sur les pattes de devant, valse, aboie, et saute aussi les obstacles, debout sur le dos de la colley jaune. C’est de l’ouvrage banal, mais correct ; il n’y a rien à redire.

Les gens grincheux reprocheraient peut-être à Cora son indifférence princière, et à la petite fox son entrain factice… On voit bien qu’ils n’ont pas, les gens grincheux, des mois de tournée dans les pattes, et qu’ils ignorent le fourgon à chiens, l’auberge, la pâtée au pain qui gonfle et ne nourrit pas, les longues heures d’arrêt dans les gares, les trop brèves promenades hygiéniques, le collier de force, la muselière — l’attente surtout, l’attente énervante de l’exercice, du départ, de la nourriture, de la raclée… Ils ignorent, les spectateurs difficiles, que la vie des bêtes savantes se passe à attendre, et qu’elles s’y consument…

Les deux chiennes n’attendent, ce soir, que la fin du numéro. Mais dès la chute du rideau, quelle belle bataille ! Harry’s arrive juste à temps pour les arracher l’une à l’autre, mouchetées de morsures roses et leurs rubans en loques.

— C’est un genre, madame, un genre qu’elles ont pris ici ! crie-t-il, furieux. Elles camaradent bien, d’habitude, elles couchent ensemble, dans ma chambre, à l’hôtel. Seulement, ici, c’est une petite ville, n’est-ce pas ? On n’y fait pas comme on veut. À l’hôtel, la patronne m’a dit : « Je veux bien d’un chien, mais pas de deux ! » Alors, comme je suis juste, je laisse tantôt l’une, tantôt l’autre de mes deux chiennes passer la nuit au théâtre, dans le panier cadenassé. Elles ont compris tout de suite le roulement. Et c’est tous les soirs la comédie que vous venez de voir. Dans la journée, elles sont douces comme des moutons ; à mesure que l’heure de boucler approche, c’est à qui des deux ne restera pas dans le panier grillé ; elles se mangeraient de jalousie ! Et vous ne voyez rien ! Ce qui est un vrai spectacle, c’est la tête de celle que j’emmène avec moi, qui fait exprès de japper, de sauter à côté du panier où j’enferme l’autre ! Je n’aime pas l’injustice avec les bêtes, moi. Je pourrais faire autrement que je le ferais, mais quand on ne peut pas, n’est-ce pas ?…

Je n’ai pas vu Manette, ce soir, partir, arrogante et radieuse ; mais j’ai vu Cora, enfermée, figée dans un désespoir contenu. Elle froissait contre l’osier sa toison blonde et tendait hors des barreaux son doux museau de renard.

Elle écoutait s’éloigner le pas de son maître et le grelot de Manette. Quand la porte de fer se referma sur eux, elle enfla sa poitrine pour jeter un cri ; mais elle se souvint que j’étais là encore, et je n’entendis qu’un profond soupir humain. Puis elle ferma les yeux fièrement, et se coucha.