L’Envers du Music-Hall/Fin de route
FIN DE ROUTE
— Cette surprise ! Tu peux le dire, qu’on ne s’attendait pas à se rencontrer ! Depuis quand est-ce que je ne t’ai pas vue ? Depuis Marseille, tiens, tu te rappelles ? Tu étais de la tournée Pitard, moi de la tournée Dubois. On jouait le même soir. C’était à celle des deux tournées qui mangerait l’autre… Ça n’empêche pas qu’on a été les déguster ensemble, les coquillages, ce soir-là, à la terrasse de chez Basso, hein ?
« … Non, tu n’as pas trop changé : tu te maintiens bien, toi, tu as de la chance ! C’est l’estomac qui te sauve, mais si tu avais treize ans de tournées, comme moi, dans les jambes, tu ne serais pas si fière !…
« Oh ! tu peux bien le dire que j’ai changé, va ! À quarante-six ans, jouer les duègnes, c’est dur, quand on voit tant de jeunesses de cinquante et soixante ans qui font les petites folles sur les scènes du boulevard, et qui rendent leur rôle si elles ont dans la pièce un gosse de plus de douze ans ! Moi, c’est Saïgon qui m’a flanqué le coup de vieux, et avant l’âge. J’ai chanté l’opérette à Saïgon, moi, dans un théâtre éclairé avec huit cents lampes à pétrole…
« … À part ça ? Ma foi, à part ça, rien de neuf. Je « tourne », je fais comme bien d’autres. Je dis toujours que j’en ai assez, que c’est ma dernière tournée. Je répète à qui veut l’entendre que j’aime mieux me mettre ouvreuse ou placière en parfumerie — et puis quoi ? Me revoilà chez Pitard, te revoilà chez Pitard. Nous revenons chercher de l’ouvrage, on se remet à la roue !…
«… Tais-toi ! j’en sais quelque chose, que les prix baissent partout ! Si on savait ce que j’ai accepté cette fois-ci, je serais perdue de réputation. Ma parole, ils croient qu’on ne mange pas, en tournée !
« Sans compter que j’ai ma sœur, comme tu sais. On est deux à gagner, mais on est deux à nourrir aussi. Oh ! elle s’y est bien mise, la petite ; elle a un courage !… Plus de courage que de santé, c’est le cas de le dire. Elle joue tout ce qu’on veut. Tiens, on a fait cinquante jours dans une tournée Miral, en spectacle coupé, trois pièces dans la même soirée : la petite faisait d’abord la bonne qui met le couvert, dix lignes ; et puis une vieille paysanne qui dit ses vérités à tout le monde, deux cents lignes ; et pour finir, une jeune fille de dix-sept ans qu’on marie contre son gré, qui pleure tout le temps. Qu’est-ce qu’elle a pris comme maquillage, la pauvre !
« Et des prix de famine, tu sais ! Seulement, nous avions notre note de médecin et de pharmacien à payer ; c’était l’hiver de ma grande bronchite : rien qu’à la ventouseuse, j’en ai eu pour trente-sept francs ! Je répétais avec quarante ventouses dans le dos, je cachais ma bronchite. Quand la quinte me prenait, j’allais tousser dans les water, sans quoi, on m’aurait remplacée dans les deux heures, tu penses !
« J’ai pu partir, mais les médicaments et le docteur nous avaient ruinées d’avance. Alors la petite s’est mise à faire des vêtements en tricot : tu sais, ces grands paletots qu’on porte à présent, et des polos pareils, en laine… Elle travaille en route, dans les trains ; elle est d’une adresse ! Quand on fait des grands parcours, des huit et neuf heures de chemin de fer, elle vous abat un petit paletot en quatre jours, et elle l’expédie tout de suite à une maison de vente à Paris.
« … Oui, je sais bien, toi, tu as le music-hall pour t’en tirer ! Le music-hall, on y gagne encore bien sa vie ; mais moi, qu’est-ce que tu veux ? On m’enterrera pendant une tournée, et je ne serai pas la seule… Oh ! ce n’est pas pour poser à la neurasthénie, tu sais ! J’ai encore de bons moments : j’étais une telle mère-la-joie quand j’étais jeune ! Que mon foie me laisse tranquille seulement trois semaines, que j’arrête de tousser quinze jours, et que ma jambe gauche, avec ses sacrées varices, ne pèse pas trop lourd, on me retrouve !
« Qu’avec ça on me donne des camarades pas trop galeux, des bons types, qui ne passent pas leur temps à pleurer misère et à raconter leurs maladies et leurs accouchements, et je t’assure que je m’en paye encore des tranches de rigolade !…
« À condition, naturellement, qu’il ne nous arrive pas des coups comme celui de Marizot… Marizot, tu n’as pas su ? Les journaux n’en ont pas parlé, mais tu aurais pu l’apprendre en route… On était…, où, déjà ? en Belgique, par une pluie !… On sortait de dîner dans une brasserie très bien, nous deux ma sœur, Marizot et Jacquard… Marizot sort en avant, pendant que nous restons pour payer. Tu sais comme il était myope. Il enfile une petite rue noire, en se trompant, et au bout de la rue, c’était une rivière, un fleuve, je ne sais pas quoi, l’Escaut ou un autre : bref, il tombe à l’eau, et le voilà emporté. On ne l’a retrouvé que deux jours après… Ça s’est fait si rapidement que, le premier soir, on n’avait pas encore commencé à être tristes, figure-toi ! Il n’y a que le lendemain : quand le second régisseur a joué le rôle de Marizot, nous nous sommes tous mis à pleurer ensemble, en scène…
« Enfin, on ne se noie pas tous les jours, Dieu merci ! On s’est consolé un peu au moment de la grève des chemins de fer. Oui, on s’en est payé une pas ordinaire ! Écoute ça : on finissait la tournée du Fiasco — un fichu titre ! — on avait joué la veille au soir à Rouen. En arrivant à Mantes, le train s’arrête :
« — Tout le monde descend ! On ne va pas plus loin ! »
« C’était la grève. Me voilà partie à me désoler : j’avais une crise de foie, mon rhumatisme à la patte gauche, la fièvre, tout, enfin ! Je m’assieds sur un banc, dans la salle d’attente, et je me dis : « Ce coup-là, je ne bouge plus, c’est trop de guigne, j’aime mieux crever sur place ! » Y avait là Jacquard, toujours le même, avec son grand paletot et sa pipe, qui s’amène et qui me dit :
« — Pourquoi est-ce que tu ne rentres pas chez toi ? Tu devrais prendre Pigalle-Halle-aux-Vins, qui te mène devant ta porte.
« — Ah ! fiche-moi la paix ! que je lui réponds. Il faut que tu n’aies pas de cœur ! Nous voilà ici pour jusqu’à quand, maintenant, avec cette dégoûtation de grève ? Tu crois que ça me fait plaisir de bouffer mes malheureux cachets en hôtels et en pharmacie, hein ? Je voudrais que tu sois où j’en suis pour voir ce que tu ferais à ma place !
« — À ta place ? qu’il me fait. À ta place, je prendrais Pigalle-Halle-aux-Vins. »
« J’en aurais pleuré, ma chère ; je l’aurais battu, ce Jacquard, avec sa figure en bois et sa pipe ! Je lui en ai dit !… À la fin, il me prend par le bras et il me conduit de force jusqu’à la porte vitrée. Et qu’est-ce que je vois dans la cour de la gare ? Pigalle-Halle-aux-Vins, ma chère ! Pigalle soi-même ! Trois autobus Pigalle, qui avaient servi à amener de la troupe dans la matinée ! Ils avaient un jus, devant cette gare de Mantes !
« Je commence à me tordre, malgré mes coliques de foie, au point que je ne pouvais plus m’arrêter. Et le plus beau, c’est que nous sommes rentrés à Paris dans Pigalle-Halle-aux-Vins, ma chère, par autorisation spéciale du sous-préfet ! Ça nous a coûté deux francs quatre-vingts par tête — et quelle rigolade ! Jacquard et Marval, de dessus l’impériale, nous jetaient des peaux de saucisson dans l’intérieur, et si tu avais vu les figures des « pédezouilles » sur les routes, ça valait le voyage !
« Et on était secoués ! et ça m’arrachait le foie à chaque cahot ! Tant pis ! j’ai ri tout le long du trajet, c’est toujours autant de pris !
« Et puis, comme dit Jacquard : « Les records de vitesse et de vols en hauteur, qu’est-ce que c’est que ça pour nous autres ? Parlez-moi d’un joli parcours, Mantes-Paris sur Pigalle-Halle-aux-Vins : voilà un petit raid pas ordinaire ! »