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L’Envers du Music-Hall/Gitanette

La bibliothèque libre.
(Colette Willy)
Flammarion (p. 59-62).

GITANETTE


Dix heures. On a tant fumé au Sémiramis-bar, ce soir, que ma compote de pommes a comme un vague goût de maryland… C’est samedi. Une espèce de fièvre de vacances annonce, parmi les habituées, le congé du lendemain, la journée exceptionnelle, après la grasse matinée, la balade en taxi-auto jusqu’au Pavillon Bleu, la visite aux parents, la sortie des gosses remisés dans un internat minable de la banlieue, et qui viendront, ce beau dimanche, respirer l’air pur et vivace du Châtelet…

Sémiramis débordée, a mis un pot-au-feu monstre, qui servira de base massive à son dîner dominical : « Trente livres de bœuf, ma chère, et les abats de six poules ! Ils me ficheront la paix avec ça, je crois. Je te le leur mets en entrée à dîner, et en salade à souper ! et du consommé, comment qu’ils en auront, du consommé ! » Tranquille, elle fume sa cigarette sempiternelle, en promenant de table en table son sourire de bonne ogresse et son whisky-and-soda qu’elle sirote machinalement. Un café amer et fort tiédit dans ma tasse ; ma chienne, que la fumée enrhume, me presse de partir…

— Vous ne me reconnaissez pas ?… dit une voix près de moi.

Une jeune femme en noir, très simple, presque pauvre, m’interroge du regard. Elle a des cheveux sombres, qu’on distingue à peine sous son paillasson orné de plumes couteaux, un col blanc, une petite cravate, des gants gris-perle sans fraîcheur…

De la poudre, du rouge aux lèvres, du noir aux cils, le maquillage indispensable, mais posé d’une main distraite, par nécessité, par habitude. Je cherche, et, soudain, les beaux yeux, les larges prunelles, — d’un brun-noir miroitant comme le café de Sémiramis, — me renseignent :

— Mais c’est Gitanette !

Son nom, son nom absurde de music-hall, m’est revenu, avec la mémoire de notre rencontre…

Il y a trois ou quatre ans, quand je jouais la pantomime à l’Empyrée, Gitanette occupait une loge à côté de la mienne. Gitanette et son amie, couple de « danseuses cosmopolites », s’habillaient là, porte ouverte sur le couloir pour avoir de l’air… Gitanette dansait les travestis, et son amie, — Rita, Lina, Nina ? — paraissait tour à tour en gommeuse, en Italienne, puis bottée de cuir à la cosaque, puis drapée dans un châle de Manille, un œillet sous l’oreille… Un gentil petit couple, — je devrais écrire petit ménage, car il y a des attitudes, des regards qui édifient, et aussi l’autorité que montrait Gitanette, le tendre soin, quasi maternel, dont elle enroulait au cou de son amie un gros châle de laine… L’amie, Nina, Rita, ou Lina, je l’ai un peu oubliée. Une blonde teinte, des yeux clairs, des dents blanches, quelque chose comme une jeune blanchisseuse appétissante et canaille…

Elles ne dansaient ni mal, ni bien, et leur histoire était celle d’un tas de « numéros de danse ». On est jeunes, souples, on est dégoûtées du bar à femmes et du promenoir, alors on ramasse tous ses pauvres sous pour payer, tant par semaine, le maître de ballet qui vous règle un numéro, et le costumier… Et si on a beaucoup, beaucoup de chance, on commence à faire les établissements de Paris, de la province et de l’étranger…

Gitanette et son amie « faisaient » donc l’Empyrée, ce mois-là. Trente soirs durant, elles me témoignèrent cette obligeance discrète et désintéressée, cette réserve timide et courtoise qui semble avoir sa patrie dans les seules coulisses du music-hall. À l’heure où je posais, sous ma paupière, ma dernière touche de rouge, elles remontaient, les tempes moites, la bouche tremblante d’essoufflement, et me souriaient d’abord sans parler, en haletant comme des poneys de manège. Un peu remises, elles me donnaient poliment, en guise de bonsoir, le renseignement bref et utile : « Un public en or ! » ou bien ; « Ce qu’ils sont charognes, aujourd’hui ! »

Puis Gitanette, avant de se dévêtir, délaçait le corsage de son amie, lui jetait sur les épaules le kimono d’indienne imprimée, et la petite bête crapule et nerveuse, Rita, Nina ou Lina, commençait à rire, à jurer, à jaser : « Faites bien attention », me criait-elle, « il y a encore les patineurs à roulettes qu’ont toutes rayé la scène, et c’est bien d’hasard si vous ne la prenez pas, la gadiche, ce soir ! » La voix de Gitanette répliquait, plus grave : « De prendre la pelle en scène, c’est très bon… C’est signe qu’on reviendra dans le même établissement d’ici trois ans. Ainsi, moi, aux Bouffes de Bordeaux, je me prends le pied dans une costière… »

Elles vivaient tout haut, ingénument, à côté de moi, la porte grande ouverte. Elles faisaient un bruit d’oiseaux affairés et tendres, heureuses de travailler ensemble, de se réfugier l’une en l’autre, défendues l’une par l’autre de la prostitution désolante, de l’homme souvent méchant… Je songe à ce temps-là, devant Gitanette morne et seule, si changée…

— Asseyez-vous une minute, Gitanette, nous allons prendre le café ensemble… Et… votre amie, où est-elle ?

Elle s’assied, secoue la tête :

— Nous ne sommes plus ensemble, avec mon amie. Vous n’avez pas su mon histoire ?

— Mais non, je n’ai rien su… Est-ce que c’est indiscret de vous demander… ?

— Oh ! ma foi, non. Vous, vous êtes une artiste, comme moi… comme j’étais, c’est-à-dire, parce qu’à présent, je ne suis plus même une femme…

— C’est si grave que ça ?

— C’est grave, si on veut. Ça dépend des caractères. Moi, j’ai une nature comme ça, une nature à m’attacher. Je m’étais attachée à Rita, elle était tout pour moi, je ne pensais pas que ça pourrait jamais changer… L’année où c’est arrivé, justement, nous avions eu une vraie veine. Nous finissions à peine de danser à l’Apollo, que voilà Salomon, l’agent, qui nous envoie un mot, comme quoi nous faisions une danse dans la Revue de l’Empyrée, une revue superbe, douze cents costumes, des girls anglaises, et tout. Moi, je n’étais pas folle de danser là dedans, j’ai toujours peur que, dans des revues où il y a tant de femmes, ça vienne en disputes, en rivalités, en potins. Au bout de quinze jours de Revue, je languissais après notre petit numéro tranquille d’avant. D’autant plus que la petite, Rita, n’était plus la même avec moi, elle voisinait ici et là, et c’étaient des amitiés avec l’une et l’autre, et le champagne qu’elle allait prendre dans la loge de Lucie Desrosiers, cette grande jument rousse qui empoisonnait la boisson et qui avait toujours des corsets avec des baleines cassées… Du champagne à vingt-trois sous la bouteille, dites-moi si on peut avoir quelque chose de bon pour ce prix-là !… La petite devenait chichi et insupportable. Un soir, est-ce qu’elle ne remonte pas dans sa loge en se vantant que la commère lui fait de l’œil ? Je vous demande un peu comme c’était intelligent, et gentil pour moi, n’est-ce pas ? Je devenais triste, je voyais du mal partout. J’aurais donné je ne sais quoi pour un bon engagement à Hambourg ou au Wintergarten de Berlin, pour nous sortir de cette Revue qui n’en finissait pas !…

Gitanette tourne vers moi ses beaux yeux couleur de café sombre, qui semblent avoir perdu l’activité, le mordant d’autrefois :

— Je vous dis les choses comme elles étaient, vous savez. Ne croyez pas que j’invente sur telle ou telle, et que j’y mets de la méchanceté !

— Sûrement non, Gitanette.

— À la bonne heure. Voilà un jour que ma petite rosse d’enfant me dit ; « Écoute, Gitanette, il me faut un jupon (on portait encore des jupons dans ce temps-là) et un chic jupon, le mien me fait honte. » Comme de juste, c’est moi qui tenais les clefs de la caisse, sans quoi, qu’est-ce qu’on aurait bouffé !… Je lui dis seulement : « Tu veux un jupon de combien ? — De combien, de combien ! qu’elle me répond en colère, on dirait que je n’ai pas le droit de m’acheter un jupon ! » Partie comme ça, je n’y coupais pas de la scène. Pour l’arrêter, je lui dis seulement : « Voilà la clef, prends ce qu’il te faut, mais n’oublie pas que nous payons demain notre mois de chambre. » Elle prend un billet de cinquante francs, s’habille dare-dare, pour arriver soi-disant aux Galeries Lafayette avant l’heure de la presse ! Moi je reste à remettre en état deux costumes qui rentraient du teinturier, et je couds, je couds, en l’attendant… Un moment, je vois qu’il faut que je remplace tout un volant de dessous en mousseline de soie à la robe de Rita, et je dégringole au plus près, à la place Blanche, il faisait déjà nuit… Rien que de vous raconter ça, je revois tout comme dans la minute même ! Juste l’instant que je sors du magasin, je manque de me faire écraser par un taxi qui se range au trottoir et qui s’arrête, et qu’est-ce que je vois ? La grande Desrosiers qui descendait de l’auto, toute mal coiffée, mal rhabillée, et qui faisait adieu de la main à Rita, à ma Rita restée dans l’auto !… De saisissement, j’en suis restée là, les jambes coupées… De sorte que quand j’ai voulu faire signe, appeler Rita, le taxi était déjà loin, il ramenait Rita vers chez nous, rue Constance…

Je rentre comme une hébétée ; naturellement, elle était déjà là, Rita. La figure qu’elle avait… non ! Il fallait la connaître comme je la connaissais, pour savoir que…

Enfin, passons ! Je reste bête et je lui demande : « Et ton jupon ? — Je ne l’ai pas acheté. — Et les cinquante francs ? — Je les ai perdus. » Elle me dit ça en face, avec des yeux !… Vous n’imaginez pas, vous n’imaginez pas…

Les yeux baissés, Ginette tourne fébrilement sa cuiller dans sa tasse…

— Vous n’imaginez pas le coup que ça m’a donné, ce mot-là. C’est comme si j’avais tout vu de mes yeux : leur rendez-vous, leur balade en auto, la chambre meublée de l’autre, le champagne sur la table de nuit, tout, tout…

Elle répète, très bas : « Tout… tout… » jusqu’à ce que je l’interrompe :

— Et alors, qu’est-ce que vous avez fait ?

— Rien. J’ai pleuré tout mon saoul pendant le dîner, dans mon gigot aux haricots… Et puis, huit jours après, elle m’a quittée. Et heureusement que je suis tombée malade à la mort, sans ça, malgré que je l’aimais bien, j’aurais été la tuer…

Elle parle tranquillement de tuer, ou de mourir, en tournant toujours sa cuiller dans le café froid. Cette fille simple, qui vit tout près de la nature, sait qu’il suffit, pour dénouer toutes nos misères, d’un geste, si facile, à peine violent… On est mort, comme on est vivant, sauf que la mort est un état qu’on choisit, tandis qu’on ne choisit pas sa vie…

— Vous avez eu envie de mourir, Gitanette ?

— Naturellement oui, dit-elle. Seulement j’étais si malade, vous comprenez, je n’ai pas pu. Et puis, après, ma grand’mère m’a réclamée, elle m’a soigné ma convalescence. Elle est vieille, n’est-ce pas, je n’ose pas la laisser…

— Et puis vous êtes moins triste, à présent ?

— Non, dit Gitanette plus bas. Et même je ne voudrais pas être moins malheureuse.

» J’aurais honte de me consoler, après que j’ai tant aimé mon amie. Vous me direz, comme on m’a tant dit : « Prenez de la distraction… le temps arrange tout… » Je ne vous contredis pas que le temps arrange tout, mais ça dépend des personnes. Moi, n’est-ce pas, je n’ai rien connu que Rita, ça s’est trouvé comme ça, je n’ai pas eu d’ami, je ne sais pas ce que c’est qu’un enfant, j’ai perdu mes parents toute petite, mais quand je voyais des amants heureux ensemble, ou bien des gens en famille avec des petits enfants sur les genoux, je me disais : « J’ai tout ce qu’ils ont, puisque j’ai Rita… » Allez, ma vie est finie comme ça, il n’y a rien à y changer. Chaque fois que je rentre chez ma grand’mère, dans ma chambre, et que je revois les portraits de Rita, nos photos dans tous nos numéros, la petite table à coiffer qui servait pour nous deux, chaque fois ça recommence, je pleure, je crie, je l’appelle… Ça me fait du mal, et en même temps je ne peux pas m’en passer. C’est drôle à dire, mais… il me semble que je ne saurais quoi faire si je ne souffrais pas. Ça me tient compagnie.

FIN