L’Envers du Music-Hall/L’Accompagnatrice
L’ACCOMPAGNATRICE
— Mme Barucchi va venir, madame, ne vous impatientez pas : elle vient de téléphoner pour dire qu’elle serait forcément en retard pour votre leçon, à cause du ballet de l’Empyrée qu’on répète en costumes. Vous avez bien une minute ?
―…
— D’ailleurs, nous sommes en avance, il est moins dix… Quand je dis « nous »… moi, je suis toujours à l’heure, je ne
— … ?
— Ce n’est pas que ce soit dur à proprement parler, mais c’est un peu triste, ce grand atelier nu. Et puis, le soir, j’ai quand même les reins tirés, d’être assise sur le tabouret de piano.
― …
— Si jeune ? mais je ne suis pas si jeune, j’ai vingt-six ans ! Ce que je me trouve vieille, à toujours faire la même chose tous les jours ! Vingt-six ans, un petit garçon de cinq ans, et pas de mari…
— … ?
— Oui, c’était à moi, ce petit garçon que vous avez vu hier. Quand il sort de l’école maternelle, Mme Barucchi veut bien que je le garde ici, pour que je ne me fasse pas de mauvais sang après lui. Il est mignon, il regarde travailler toutes ces dames, il sait déjà des pas : c’est un enfant qui observe beaucoup.
― …
— Oui, je sais bien, on me dit toujours que je fais un métier de vieille femme et que j’aurai bien le temps de me mettre accompagnatrice quand j’aurai des cheveux gris ; mais, moi, j’aime mieux tenir que courir. Et puis j’ai déjà beaucoup écopé dans la vie, je ne demande qu’à rester tranquille sur mon tabouret de piano… Vous regardez l’heure ? Un petit peu de patience ! Mme Barucchi ne peut plus tarder… C’est vrai que vous perdez votre temps, et moi, je me fais des rentes, en ce moment-ci, à me tourner les pouces. Ça ne m’arrive pas souvent !
― …
— C’est que je suis payée à l’heure. Deux francs cinquante.
― … !
— Vous trouvez que ce n’est pas beaucoup ? Mais songez donc, madame, tout le monde joue du piano — j’ai une voisine qui donne des leçons en ville à vingt sous le cachet : il faut qu’elle paye ses omnibus, et ses chaussures, et son parapluie qu’elle use… Moi, je suis à couvert toute la journée, au chaud — même trop au chaud : le poêle de l’atelier me tourne la tête quelquefois. Et puis j’ai la satisfaction d’être dans un milieu d’artistes, ça compense.
— … ?
— Non, je n’ai pas fait de théâtre. Mais j’ai été modèle, avant d’avoir mon petit garçon. Ça m’a donné des goûts, des habitudes. Je ne pourrais plus vivre dans le commun. Un moment, il y a trois ans, Mme Barucchi me conseillait d’entrer au music-hall, de danser… « Mais, je lui disais, je ne sais pas danser. » « — Ça ne fait rien, me répondait-elle, tu te mettras danseuse nue : comme ça, tu ne te fatigueras pas à danser. » Je n’ai pas voulu.
— … ?
— Oh ! ce n’est pas seulement pour ça. Une danseuse nue, comme on dit, n’en montre guère plus qu’une autre. Une danseuse nue, c’est toujours un peu égyptien, ce qui signifie dix bonnes livres de ceintures en métal travaillé, de plaques de poitrine, de treillages en perles pour les jambes, et des colliers depuis ici jusque-là, et des voiles à n’en plus finir… Non, ce n’est pas uniquement une question de convenances qui m’a fait refuser. C’est ma nature de rester dans mon coin et de regarder les autres.
» Ici, il en passe toute la journée, non seulement des dames de music-hall, mais des actrices, des vraies, qui jouent au boulevard, surtout à présent qu’on danse beaucoup dans les pièces. Je dois dire qu’elles sont un peu dépaysées, au début. Elles n’ont pas l’habitude de se déshabiller pour la leçon. Elles arrivent dans des robes de couturier, elles commencent par relever leur jupe et l’attacher avec des épingles anglaises, et puis elles s’agacent, la chaleur leur monte — elles dégrafent leur col — et puis elles enlèvent leur jupe — et puis c’est le tour de la chemisette… Enfin, c’est le corset qui s’en va, les épingles à cheveux qui tombent, et qui emmènent des cheveux avec, quelquefois, et la poudre de riz qui se mouille… Au bout d’une heure de travail, vous ririez de voir, à la place de la dame chic, une petite bonne femme tout en eau, qui souffle, qui rage, qui jure un peu, qui se frotte les joues avec un mouchoir, et qui se moque pas mal si son nez reluit, — enfin, une femme ordinaire, quoi ! Je n’y mets pas de méchanceté, je vous assure, mais ça m’amuse. Je fais mes petites études.
— … ?
— Oh ! sûrement non, ça ne me donne pas envie de changer avec elles ! Rien que de me l’imaginer, je suis fatiguée. Même en dehors de la leçon, elles remuent tellement — du moins, je me le figure… Il faut les entendre se désoler : « Ah ! mon Dieu ! je dois être à tel endroit à cinq heures, et à cinq heures et demie chez la masseuse, et à six heures j’ai rendez-vous chez moi ! Et mes trois robes de scènes qui m’attendent ! Ah ! mon Dieu ! je n’y arriverai jamais !… »
« C’est effrayant. J’en ferme les yeux, elles me donnent sommeil. L’autre jour, tenez, Mme Dorziat, — mais, oui Mme Dorziat elle-même ! — disait très gentiment en parlant de moi à Mme Barucchi : « Cette pauvre petite qui me serine ma danse depuis une heure un quart, je ne voudrais pas être à sa place ! » Ma place, ma place — mais c’est celle qui me convient ! Qu’on m’y laisse, c’est tout ce que je demande. J’ai fait un peu la bête, dans mon jeune temps, mais j’en ai été si corrigée !… J’en suis restée craintive. Plus je regarde les autres se démener, plus j’ai envie de rester assise… Et puis, ici, on ne voit que la peine que les gens se donnent. La lumière du théâtre, les paillettes, les costumes, les figures maquillées, les sourires, ce n’est pas un spectacle pour moi, tout ça… Je ne vois que le métier, la sueur, la peau qui est jaune au grand jour, le découragement… Je ne sais pas bien me faire comprendre, mais mon imagination travaille là-dessus… C’est comme si j’étais seule à connaître l’envers de ce que les autres regardent à l’endroit…
— … ?
— Me marier ? Oh ! non, j’aurais peur, à présent… Je vous dis, je suis restée craintive… Non, non, je vous assure, je suis bien comme je suis, je veux rester comme ça. Comme ça, avec mon petit garçon dans ma jupe, tous les deux bien à l’abri derrière mon piano…