L’Envers du Music-Hall/L’Affamé
L’AFFAMÉ
Il joue, dans la pièce que nous emportons en tournée, le viveur du premier acte ; une perruque de chanvre roux et un tablier blanc, au « trois », le déguisent en garçon de restaurant.
Quand nous prenons le train, au petit matin, ou la nuit — la tournée est dure : trente-trois villes en trente-trois jours — il arrive en retard, toujours courant, de sorte que je ne connaissais de lui qu’une mince silhouette en paletot flottant, tout agitée par la course. Le régisseur et les camarades levaient les bras et lui criaient :
— Allons ! Gonsalez, bon Dieu ! un de ces jours, tu vas le rater pour de bon !
Il s’engouffrait, comme porté par un coup de vent, dans le wagon de seconde béant, et je n’avais jamais eu le temps de voir sa figure.
Seulement, l’autre jour, en gare de Nîmes, comme je m’écriais : « Ça sent la jacinthe ! Qui est-ce qui sent la jacinthe ? » il a eu un gentil geste gêné pour me tendre le petit bouquet anémique qui fleurissait sa boutonnière.
Depuis ce jour-là, je fais attention a lui, je lève les bras, comme les autres, quand il arrive en retard à la gare, je crie avec tout le monde : « Allons ! bon Dieu, Gonsalez ! » et je reconnais sa figure.
Une pauvre figure, d’une pâleur bilieuse, comme si son « fond-de-teint » lui était entré dans la peau. Des creux, des saillies — les pommettes sortent, les joues rentrent — trop de sourcils, la bouche mince et le menton têtu…
Mais pourquoi ne quitte-t-il jamais son long paletot, jauni aux épaules par les soleils et les pluies de l’autre année ? Un coup d’œil aux chaussures me renseigne : Gonsalez produit au jour des croquenots lamentables, jadis vernis, dont le cirage, le cirage grisâtre des auberges de hasard, ne comble plus les craquelures. Les bottines m’obligent à songer au pantalon, mystérieux sous l’ample jupe du pardessus, et au faux col, heureusement à peine visible au-dessus d’une extraordinaire cravate noire à triple tour.
Les gants de fil, reprisés à gros points, ne me permettent pas d’espérer, chez le petit comédien, le « jemenfichisme » d’un jeune bohème : c’est bien la misère. C’est sûrement la misère, encore une fois : quand aurai-je fini de la rencontrer ? Voilà que je pense à ce garçon, que j’attends son arrivée essoufflée, — j’observe qu’il ne fume pas, qu’il n’a pas de parapluie, que son sac à main est une loque et qu’il guette discrètement, pour le ramasser quand je l’aurai lu et jeté, le journal que j’achète…
Averti par un pudique instinct, il s’occupe de moi, lui aussi : il me sourit franchement et serre, d’une main maigre et chaude, les doigts que je lui tends ; mais il s’inquiète, tout de suite, de disparaître et d’exister le moins possible. Il n’est jamais avec nous aux buffets des gares où nous déjeunons, et je ne me souviens pas d’avoir vu Gonsalez attablé, à côté de nos camarades les moins appointés, au « petit repas à un cinquante »… C’est ainsi qu’il disparut, à Tarascon, pendant l’heure où nous dévorions l’omelette à l’huile, le veau tiède et le poulet blafard. Il revint comme on nous servait le café à goût de buis ; il revint décharné, gai, léger — « J’ai été voir un peu les environs » — avec un œillet à la bouche et des miettes de croissant aux plis de son vêtement.
Je pense à ce garçon ; je n’ose pas me renseigner sur lui. Je lui tends des pièges enfantins :
— Vous prenez du café, Gonsalez ?
— Merci bien, ça m’est défendu. Les nerfs, vous savez…
— Vous n’êtes pas chic : c’est ma tournée aujourd’hui ; vous n’allez pas être le seul à refuser ?
— Du moment que vous en faites une question de camaraderie !…
En gare de Lourdes, j’achète deux douzaines de petites saucisses chaudes :
— Allons, les enfants ! Ne les laissez pas refroidir ! Gonsalez, au trot ! Vous allez encore les manquer ! Chopez vite ces deux-là avant qu’Hautefeuille saute dessus : il est bien assez gras comme ça !
Je le regarde manger avec une attention sournoise, comme si j’attendais un geste, un soupir gloutons, qui décèlent sa faim mal rassasiée… Enfin je me décide à demander négligemment à notre régisseur :
— Qu’est-ce qu’il gagne donc, Martineau ? Et puis… Chose, là, Gonsalez ?
— Martineau gagne quinze francs, parce qu’il joue dans le lever de rideau et dans la grande pièce ; Gonsalez touche douze francs par soirée, — on n’est pas une tournée de grands-ducs.
Douze francs… Voyons, que je fasse son compte. Il couche dans les boîtes à un cinquante ou deux francs la nuit. Dix sous au garçon de chambre — un café au lait problématique — deux repas à deux cinquante l’un dans l’autre… Mettons trente sous de plus par jour pour les omnibus, les tramways — et les boutonnières fleuries de Monsieur !… Eh bien, mais… il peut vivre, ce petit, il peut vivre très bien… Je me rassérène, je lui serre la main, ce soir, à l’entr’acte, comme s’il venait de faire un héritage ! Encouragé par l’ombre, par le maquillage qui déguise nos figures, il laisse échapper ce cri anxieux :
— Ça se tire, hein ? Plus que treize jours !… Ah ! une tournée qui durerait toute la vie, quel rêve !
— Vous aimez le métier tant que ça !
Il hausse les épaules.
— Le métier, le métier… évidemment, je l’aime assez, mais il m’en a fait voir de dures… Et puis, trente-trois jours, c’est court…
— Comment, court ?
— Court pour ce que je veux faire !… Écoutez…
Il s’assied soudain près de moi, sur un banc du jardin poussiéreux, qui attend la plantation du quatrième acte, et se met à parler, à parler comme s’il avait la fièvre :
— Écoutez… je peux bien vous dire, n’est-ce pas ?… Vous avez été gentille… enfin bien camarade pour moi… Il faut que je rapporte deux cent vingt francs.
— Où ?
— À Paris, si je veux manger… le mois qui vient et celui d’après. Je ne peux plus recommencer ce que j’ai supporté, je n’ai plus la santé qu’il faut.
— Vous avez été malade ?
— Malade, si vous voulez… La purée, c’est une sacrée maladie…
Il appuie, d’un geste professionnel, les deux index sur sa moustache postiche qui se décolle, et détourne de moi ses yeux creux, soulignés de bleu :
— Il n’y a pas de honte à ça… J’ai fait le Jacques, j’ai quitté mon père, qui est ouvrier brocheur, pour faire du théâtre, il y a deux ans. Alors, mon père m’a maudit…
— Comment ? Votre père vous a…
— … Il m’a maudit, répète Gonsalez avec une simplicité théâtrale. Maudit, comme on maudit, quoi ! J’ai trouvé un emploi dans la troupe de Grenelle-Les Gobelins… C’est là que j’ai commencé à ne plus manger assez. L’été venu, plus un rond… J’ai vécu, pendant six mois, avec vingt-cinq francs par mois qu’une de mes tantes me faisait passer.
— Mon Dieu ! Pauvre petit !… Vingt-cinq francs !… Comment faisiez-vous ?…
Il rit, d’un air un peu fou, en regardant devant lui :
— Je ne sais pas. C’est crevant, je n’en sais plus rien. Je ne me souviens pas bien. Ça m’a laissé comme un trou. Je me rappelle que j’avais un complet, une chemise, un col — rien de rechange… Le reste, j’ai oublié.
Il se tait un instant et étend avec soin les jambes, pour ménager, aux genoux, son pantalon minable…
— Et puis après, j’ai fait des semaines aux Fantaisies-Parisiennes, à la Comédie-Mondaine… Mais c’est dur. Il faut un estomac que je n’ai plus… On est si peu payé… Je n’ai pas de nom, pas de garde-robe, pas de métier en dehors du théâtre, pas d’économies… Je ne me vois pas faisant de vieux os !…
Il rit encore, et le portant lumineux qu’on vient d’allumer dessine sa tête sans chair, ses pommettes dures, ses orbites noires et sa bouche trop fendue, où le rire avale les lèvres.
— Alors, n’est-ce pas, il faut que je rapporte deux cent vingt francs. Avec deux cent vingt francs, je suis sûr de deux mois au bas mot. Cette tournée-ci m’est tombée comme un gros lot, on peut dire !… Je vous ai bien ennuyée, avec mes histoires ?
Je n’ai pas le temps de lui répondre : le timbre sonne au-dessus de nous, et Gonsalez, incurablement en retard, s’envole vers sa loge, avec sa légèreté de feuille sèche, sa grâce chorégraphique et macabre de jeune squelette danseur…