L’Envers du Music-Hall/L’Enfant de Bastienne
L’ENFANT DE BASTIENNE
I
— Cours, Bastienne, cours !
Les danseuses se pressent tout le long du couloir, froissant au mur leurs jupes en corolle, laissant derrières elle l’odeur de la poudre de riz, des cheveux chauffés au fer et de la tarlatane neuve. Bastienne court, un peu moins vite, les deux mains en ceinture à sa taille. On les a « sonnées » bien tard, elle va entrer en scène essoufflée — manquera-t-elle la fin de sa variation, — ce tournoiement où on ne voit plus d’elle qu’une jupe fouettée, crémeuse, épanouie, et deux jambes roses qui s’ouvrent et se joignent avec une régularité mécanique, déjà prisée des abonnés ?…
Elle n’est encore qu’une très jeune danseuse, engagée pour l’année au Grand-Théâtre de X… ; une pauvre belle fille éclatante, grande, « chère à nourrir » comme elle dit, et pas assez nourrie, parce qu’elle est enceinte de cinq mois.
Du père de l’enfant, pas de nouvelles.
— Croyez-vous qu’il est mauvais, cet homme-là ! dit Bastienne.
Mais elle en parle sans prendre à poignées ses cheveux sombres, si soyeux sur sa peau blanche, et son « malheur » ne l’a poussée ni vers le fleuve, ni vers le réchaud à braise. Elle danse, comme devant, et connaît trois puissants dieux : le directeur du Grand-Théâtre, la maîtresse de ballet et le patron de l’hôtel qui loge, avec Bastienne, une douzaine de ses camarades. Pourtant, depuis le matin où Bastienne, pâlissant pendant la leçon de danse, avoua, avec une simplicité paysanne : « Madame, c’est que je suis grosse ! » la maîtresse de ballet la ménage. Mais Bastienne ne veut pas de ménagements et repousse les prévenances d’un coup de coude indigné : « Quoi, je n’ai pas de maladies ! »
Le poids qui enfle sa ceinture, elle l’accepte, quitte à le rudoyer avec l’inconscience de ses dix-sept ans :
— Toi, je vais te mettre à la raison !
Et elle se serre, jalouse de montrer longtemps, surtout en scène, sa taille pliante, sa haute silhouette mince aux larges épaules. Elle injurie en riant son fardeau, le frappe du plat de la main : « Ce qu’il me donne faim ! » Elle commet, sans mauvaise pensée, les imprudences héroïques des filles sans le sou ; ayant payé sa semaine d’hôtel, elle se couche quelquefois sans avoir dîné ni soupé, en gardant son corset toute la nuit « pour couper la faim ».
Bastienne mène, enfin, l’existence laborieuse, indigente et gaie, des petites danseuses sans mère et sans amant. Entre la leçon de neuf heures du matin, la répétition de l’après-midi et la représentation du soir, elles n’ont guère la place de penser. Leur phalanstère misérable ignore le désespoir, parce qu’on n’y connaît ni la solitude ni l’insomnie.
Effrontées et sages, poussées par une rage d’estomac vide, Bastienne et sa compagne de chambre — une plate petite fille blonde — dépensent parfois leurs derniers sous dans la brasserie du Grand-Théâtre, après minuit, pour payer une canette de bière.
Assises l’une en face de l’autre, elles échangent à voix pointue les répliques d’un dialogue préparé :
— Moi, si j’avais de l’argent, je me payerais un bon sandwich au jambon !
— Oui, mais t’as pas de sous ! Moi, je n’en ai pas non plus, mais si j’en avais je me payerais bien un bon boudin grillé, avec de la moutarde et du gros pain…
— Moi, j’aimerais encore mieux une choucroute, avec beaucoup de ronds de saucisse…
Il arrive que la choucroute et le boudin grillé, qu’elles évoquent si fiévreusement, descendent, providentiels, entre les deux petites danseuses, escortés d’un généreux donateur qu’elles accueillent, taquinent, remercient et plantent là, le tout avant que la demie d’une heure ait sonné.
Cette mendicité innocente est l’invention de Bastienne à qui son « état » vaut, en outre, une curiosité proche de la considération. Ses camarades comptent les semaines et tirent les cartes pour y lire le sort de l’enfant… On s’occupe d’elle, on l’aide à sangler son corset de danseuse, et aïe donc ! en se pendant au lacet, un genou sur les reins robustes de Bastienne. On lui prodigue des conseils saugrenus, on lui vante des drogues de sorcière, on l’assiste, on lui crie comme ce soir dans les longs corridors noirs :
— Cours, Bastienne, cours !
On guette sa danse imprudente, on l’escorte surtout pour revenir à la loge, pour être là au moment où Bastienne, dégrafant sa cuirasse de supplice, menace en riant la plus jeune et la plus sotte des curieuses :
— Méfie-toi ! Il va te sauter au nez en faisant poum !
Il y a maintenant, dans le coin le plus chaud de la grande loge, un compartiment de vieille malle, tendu de papier à fleurettes, posé sur deux chaises. C’est le berceau pitoyable d’une toute petite Bastienne, vivace comme la mauvaise herbe. Sa mère l’apporte au théâtre à huit heures, l’emporte à minuit sous son manteau. Ce poupon secoué et rieur, ce bébé presque sans chemise, vêtu par des petites mains maladroites qui tricotent pour lui, gauchement, brassières et béguins, connaît pourtant l’enfance magnifique d’une princesse des contes de fées. Des esclaves d’Éthiopie en maillot couleur de café, des Égyptiennes aux bijoux bleus, des aimées demi-nues se penchent sur son berceau, tous les soirs, et lui donnent pour jouer leurs colliers, leurs éventails de plumes, leurs voiles qui colorent la lumière. La toute petite Bastienne s’endort et s’éveille sur de jeunes bras parfumés, et des visages de péris, roses comme le fuchsia, murmurent pour elle selon le rythme d’un orchestre lointain.
… Une fille brune d’Asie, qui veille à la porte, crie dans le couloir :
— Cours, Bastienne, cours ! Ta fille a soif !
Bastienne entre, essoufflée, lissant du bout des doigts ses raides jupes mousseuses, et court au compartiment de vieille malle. Sans prendre le temps de s’asseoir, ni de dégrafer son corsage ouvert, elle presse et délivre, à deux mains, un sein gonflé, bleuté de veines généreuses. Penchée, un pied en l’air, dans une pose classique de danseuse, ses jupes dressées autour d’elle en roue lumineuse — elle allaite sa fille.
II
— Tu vois, Bastienne, les Serbes, c’est ici, et puis la Grèce, là. Ça qui est pékiné à petites raies, c’est la Bulgarie. Partout là où que c’est noir, c’est le chemin qu’ils ont fait, les alliés, et les Turcs, ils sont forcés de reculer jusque-là. Tu comprends ?
Bastienne ouvre ses grands yeux couleur de tabac clair et hoche la tête poliment en faisant : « Mmm… Mmm… » Elle regarde longuement la carte où court l’index maigre et piqué de sa camarade Peloux, et s’écrie, enfin :
— Seigneur ! que c’est petit ! mais que c’est petit !
Peloux, qui n’attendait pas cette conclusion, éclate de rire, et c’est elle maintenant que contemplent, étonnés, les grands yeux de Bastienne, toujours un peu lents à changer de pensée.
Cette carte embrouillée, ces lignes de points, ces hachures, tout cela ne représente, pour Bastienne, qu’un confus dessin de broderie. Heureusement que Constantinople est là, en grosses lettres. Constantinople, on sait que ça existe, c’est une ville. Peloux a une sœur, une vieille sœur de vingt-huit ans qui a joué la comédie à Constantinople, devant…
— Devant qui, déjà, Peloux, que ta sœur a joué à Constantinople ?
— Devant le sultan, tiens ! ment Peloux avec aplomb.
Bastienne déchiffre encore un moment le journal, incrédule et déférente. Tant de noms qu’on ne peut pas lire ! Tant de peuples que personne ne connaît ! Car, enfin, Bastienne a dansé dans un divertissement qui réunissait les cinq parties du monde. Eh bien, les cinq parties du monde, c’étaient : l’Amérique, en fond-de-teint terre cuite ; l’Afrique, en maillots tête-de-nègre ; l’Espagne, avec des châles à effilés ; la France, en tutus blancs, et la Russie chaussée de maroquin rouge. S’il faut maintenant découper en puzzle la carte du monde et faire sortir de chaque case minuscule un petit peuple armé, méchant, dont personne n’avait jamais entendu parler, la vie devient bien compliquée… Bastienne jette un coup d’œil hostile sur les photographies nébuleuses qui flanquent la carte et déclare :
— D’abord, tous ces gens-là, ils ressemblent à des agents cyclistes, avec leurs casquettes plates ! Peloux, si tu donnais voir une bonne tape à la petite, pour lui apprendre à manger du fil ?
Fatiguée d’avoir regardé si longtemps de « l’écrit fin », Bastienne se redresse, soupire, et roule autour de son oreille, comme un ruban, une longue mèche de ses cheveux noirs. Elle abaisse sur sa fille, qui trotte à quatre pattes, un regard d’une majesté animale, puis se penche, relève un bout de jupon et de chemise et compte, sur un petit derrière rose et rond, une juste demi-douzaine de claques sonores.
— Oh ! proteste tout bas Peloux, effrayée.
— Laisse donc, dit Bastienne, je ne la tue pas. Et puis, elle est dure à son mal, ce n’est pas croyable.
De fait, on n’entend ni ces hurlements aigus ni ces pleurs dramatiques des enfants très jeunes, à suffocations longues. Un frottement rageur de petits chaussons sur le parquet, où la toute petite Bastienne se roule en boule comme une chenille qu’on vient de faire choir d’un groseillier — c’est tout…
… Sa maternité précoce, l’habitude, reprise, de manger tous les jours et d’avoir un gîte chaud ont rendu Bastienne magnifique. Un brave garçon de commerçant, ébloui autant qu’apitoyé, a emporté la mère et l’enfant, une nuit de Noël que Bastienne réveillonnait avec quatre sous de marrons chauds.
Sa récompense, c’est de retrouver le soir, dans l’étroit appartement d’où l’on voit couler un fleuve gris, cette grande Bastienne cordiale, gaie, un peu froide, et fidèle, occupée de son métier et de sa fille. Chez elle, elle s’épanouit, à l’aise dans un grand tablier de porteuse de pain noué sur son kimono, comme aujourd’hui, facilement décoiffée, avec cet air frais lavé et pas encore peigné qui pare ses dix-neuf ans.
C’est un bel après-midi de fête pour Bastienne et son amie Peloux. Pas de ballet en répétition au Grand-Théâtre, un temps sec de décembre qui fait ronfler le poêle, et quatre bonnes heures devant soi, et le café qui remplit goutte à goutte un filtre de fer-blanc… Peloux fronce un « juponnage » de travail, en grosse tarlatane blanc-bleuâtre, et trouve moyen, sans se piquer ni se tromper, d’avoir un œil sur les nouvelles de la guerre, sur la rue déserte, sur un catalogue de nouveautés.
— Bastienne, tu sais, on n’aura plus de pistaches grillées, rapport à la guerre ; c’est le vieux marchand turc qui me l’a dit… Voilà trois fois qu’il repasse, ce lieutenant-là… Bastienne, un manteau comme ça, en astrakan, hein, quand on sera riche ? Tu serais épatante là-dedans !
Mais l’âme paisible de Bastienne, son âme de danseuse popote et casanière, n’a point souci de fourrures. Le long des magasins, elle flatte de l’œil la toile écrue plus que le velours, et tâte du doigt les rudes torchons encadrés de rouge… Présentement, elle sourit, d’un air de volupté sage, à sa besogne préférée : debout, ses nobles bras couverts de mousse tiède, belle comme une reine au lavoir, elle savonne dans une cuvette, sans rien salir autour, le linge de sa fille… La vie, l’avenir, et même le devoir, pourquoi tout cela ne tiendrait-il pas entre ces quatre murs tendus de papier fleuri, dans cette salle à manger parfumée de café, de savon blanc et de racine d’iris ? Vivre, pour une Bastienne florissante, mais bien étrillée de misère, cela veut dire danser d’abord — et puis travailler, dans le sens humble et domestique que donne à ce mot la bonne race des femelles. Des bijoux, de l’argent, des robes… ce n’est pas que Bastienne, par un choix austère, les repousse, non — elle les ajourne. Ils sont là-bas, loin dans sa pensée, elle ne les appelle pas. Cela peut venir, un jour, comme un héritage, comme une cheminée s’abat sur votre tête, comme est venue déjà cette mystérieuse petite fille qui joue sur la carpette, et dont la saine croissance donne pourtant à Bastienne, chaque jour un peu plus, la notion du merveilleux, de l’imprévu…
L’an passé, tout semblait simple à Bastienne dans la vie : avoir faim, souffrir du froid, porter des bottines percées — se trouver seule et misérable avec des flancs lourds, « c’est un peu l’affaire de tout le monde », disait-elle bonnement. Tout était simple, tout l’est encore — sauf son enfant de quinze mois, sauf le petit ange blond, frisé et roublard, qui rage sans bruit sur le tapis. Pour une si jeune mère ingénue, un enfant, c’est une belle petite bête tiède à qui l’on distribue, selon l’âge, le lait, la soupe, les baisers et les taloches. Ça pousse, et l’on continue jusqu’à… mon Dieu, jusqu’à l’âge des premiers examens de danse. Mais voilà qu’en face de Bastienne, sous les chauds baisers et les claques cuisantes, se développe un petit être qui déjà pense, lutte et discute avant même que de savoir parler ! Bastienne n’avait pas prévu cela.
— Une fille de quinze mois, s’écrie-t-elle, qui n’est déjà plus de mon avis !
Peloux hoche la tête, avec l’expression pénétrée et pincée qui lui donne l’air, à vingt ans, d’une vieille fille, et raconte des histoires d’enfants prodigieux et criminels. C’est que la surprenante petite Bastienne, à quinze mois, sait déjà séduire, mentir, simuler la colique, tendre en sanglotant une main potelée sur laquelle personne n’a marché — elle connaît la force du mutisme obstiné et surtout elle sait feindre d’écouter ce que disent les grandes personnes, la bouche fermée, les yeux grands ouverts, si bien qu’il arrive à Peloux et à Bastienne de se taire brusquement, comme des pensionnaires, à cause de ce témoin inquiétant qui ressemble, entre ses boucles blondes, moins à un bébé qu’à un petit Éros malicieux.
C’est le visage de la toute petite Bastienne — et non le beau visage tranquille de sa mère, ni celui de Peloux déjà fané — qui reflète toutes les passions terrestres : la convoitise sans frein, la dissimulation, la révolte, la ruse séductrice.
— Ah ! qu’on serait tranquille, soupira Peloux, sans cette enfant de pie qui me boulotte mes aiguilles !
— Attrape-la, si tu peux quitter tes fronces, dit Bastienne. Moi, j’ai les mains dans le savon.
Mais l’ « enfant de pie » s’est garée derrière la machine à coudre et ne montre, entre la tablette et la roue, qu’une paire d’yeux d’un bleu profond et dont on ne saurait dire, ainsi isolés, s’ils ont quinze mois, ou quinze ans, ou davantage…
— Viens ici, ma petite poison chérie ! supplie Peloux.
— Veux-tu venir ici, vice incarné ! gronde Bastienne.
Pas de réponse.
Les yeux bleus ont bougé, le temps de diriger sur Bastienne leur lumineuse insolence… Et si Peloux redouble de prières, Bastienne d’invectives, ce n’est pas dans la crainte que l’Éros blond et joufflu embusqué derrière la machine à coudre ne mange un cent d’aiguilles — c’est pour dissimuler leur gêne, leur embarras de grandes personnes candides, sous le regard d’un petit enfant insondable…