L’Envers du Music-Hall/L’Enfant prodigue
L’ENFANT PRODIGUE
— Il y a vraiment beaucoup d’enfants dans ce spectacle, vous ne trouvez pas, madame ?
Ceci m’est jeté, d’un ton pincé et supérieur, par une forte dame blonde — spécialité de valses lentes — ensachée pour l’instant dans un kimono de crépon à sept quatre-vingt-quinze, le kimono que vous trouveriez dans toutes les loges de music-hall. Le sien est rose, avec des cigognes imprimées ; le mien, bleu, semé de petits éventails verts et rouges, et la dresseuse de colombes en a un mauve, à fleurs noires.
La forte dame, pas contente, vient d’être bousculée par trois gosses, hauts comme des chiens de chasse, en costumes de Peaux-Rouges, qui montent en courant se démaquiller. Mais son mot amer vise une personne silencieuse, une sorte de gouvernante triste, de noir vêtue, qui fait les cent pas dans le couloir.
Ayant dit, la forte dame toussote d’une manière distinguée et rentre dans sa loge, après avoir toisé la gouvernante, qui sourit vaguement de mon côté et hausse les épaules.
— C’est pour moi qu’elle dit ça… Elle trouve qu’il y a trop d’enfants dans le spectacle… Eh bien, et moi, donc ! à commencer par la mienne, d’enfant, d’abord !…
— Comment ? vous n’êtes pas contente ? Mais la « Princess Lily » a un succès fou !
— Oui, je sais bien… Elle est démontante, ma fille, n’est-ce pas ? C’est ma fille, ma vraie… Attendez que je vous agrafe dans le dos, vous ne pouvez pas y arriver… Laissez donc, j’ai l’habitude. Et puis, j’ai le temps. Ma fille est avec le coiffeur qui lui fait ses anglaises… J’aime bien rester un peu avec vous… D’autant qu’elle m’a disputée tout à l’heure…
Dans la glace, derrière moi, je vois une bonne figure humble, des yeux humides…
— Mais certainement qu’elle m’a disputée… Je vous dis, madame, elle me démonte, cette enfant-là, pour ses treize ans. Oh ! elle ne les porte pas, et puis on l’habille en plus jeune pour la scène. Ce n’est pas pour la renier, ni pour en dire du mal que j’en parle.
» Sans se flatter, on peut soutenir qu’il n’y a pas plus joli ni plus mignon qu’elle, quand elle joue son morceau de violon, dans sa robe blanche de bébé… Et quand elle chante en italien, vous l’avez vu, son costume de petit Napolitain ?… Et sa danse américaine, vous l’avez vue aussi ?
» Le public sait faire la différence entre un joli numéro comme celui de ma fille et celui de ces trois petits malheureux qui viennent de remonter… Ils sont maigres, madame ! et puis craintifs… ils roulent des yeux affolés à la moindre faute qu’ils font dans leur travail : « Ils font pitié ! » que je disais, l’autre jour, à Lily.
» — Peuh ! qu’elle me fait, ils ne sont pas intéressants. »
» Je sais bien que c’est un peu l’esprit de concurrence qui la fait parler, mais tout de même elle a des mots qui me renversent…
» Je vous raconte ça, n’est-ce pas ? c’est entre nous… Je suis nerveuse, à cause qu’elle m’a disputée, moi, sa mère.
» Ah ! je ne le bénis pas, celui qui a fait monter Lily sur les planches ! C’est pourtant un monsieur très bien, qui écrit des pièces. Je faisais des journées chez sa dame, j’étais lingère pour la lingerie fine. Sa dame était très aimable : elle voulait bien que Lily vienne m’attendre chez elle, en sortant de l’école.
» Un jour, voilà quatre ans bientôt, le monsieur en question cherchait une petite fille intelligente pour un rôle d’enfant, et en s’amusant, il me demande ma Lily… Ça n’a pas traîné, madame ! La petite les a tous épatés. Un aplomb, et la mémoire, et l’intonation, et tout ! Moi, je n’ai pris ça au sérieux que quand j’ai vu qu’on payait Lily jusqu’à huit francs par jour… Qu’est-ce que vous voulez objecter à ça ?…
» Après cette pièce-là, c’en a été une autre, et puis une autre. Et chaque fois, je disais : « Ce coup-ci, c’est la dernière fois que Lily joue ! » Ils se mettaient tous après moi : « Mais taisez-vous donc !
Mais lâchez-le donc, votre sacré métier de lingère ! Vous ne voyez donc pas que vous avez entre les mains une enfant en or ! Sans compter que vous n’avez pas le droit d’étouffer une vocation comme la sienne ! » Et ceci, et cela, que je n’osais plus souffler…
» Pendant ce temps-là, ma petite se débrouillait, il fallait voir ! À tu et à toi avec des célébrités, et disant « mon cher » au directeur. Sérieuse comme un notaire, ce qui faisait tordre tout le monde.
» Enfin, voilà deux ans, arrive un moment où ma fille se trouve sans emploi. « Dieu merci ! que je pense, on va se reposer, et s’établir avec les petites économies du théâtre ! » J’en parle à Lily, comme je le devais — elle m’impressionnait déjà tellement avec ses manières de tout savoir. Savez-vous ce qu’elle me répond ? « Ma pauvre maman, tu dérailles. Je n’aurai pas toujours onze ans, malheureusement. Il ne s’agit pas de s’endormir. Il n’y a rien à faire dans les théâtres cette saison, mais le music-hall est là pour un coup ! »
» Et vous pensez, madame, qu’elle n’a pas manqué d’être encouragée par les uns et les autres, par tous ceux que ça ne regarde pas ! Douée comme elle l’est, elle a eu bientôt fait d’apprendre le chant et la danse… Ce qui la préoccupe, c’est de grandir. Je la mesure tous les quinze jours : elle voudrait tant rester petite ! Elle rageait, le mois dernier, parce qu’elle avait pris deux centimètres sur l’an passé : « Tu n’aurais donc « pas pu me faire naine », qu’elle me reprochait.
» Le terrible, c’est le genre qu’elle a pris dans les coulisses, et l’autorité ! Elle abuse avec moi, je suis faible… Aujourd’hui encore, elle m’a disputée. Elle m’avait si mal répondu, j’ai eu un mouvement de vivacité, je suis montée sur mes grands chevaux : « Enfin, quoi ! je suis ta mère, après tout ! Et si je t’emmenais tout de suite par la main, et que je t’empêche de faire du théâtre ? »
» Elle était en train de se faire les yeux ; elle ne s’est même pas retournée, elle s’est mise à rire : « M’empêcher de faire du théâtre ? Ah ! là là ! C’est-y toi qui iras leur chanter Chiribiribi à ma place pour payer le terme ? »
» Les larmes m’en sont montées aux yeux, madame : c’est dur d’être humiliée par son propre sang… Mais ce n’est pas encore tant ça qui m’a fait de la peine. C’est… je ne sais pas comment expliquer ça… Des fois je la regarde, et je me dis : « C’est ma petite fille, elle a treize ans. Il y a quatre ans qu’elle fait du théâtre. Les répétitions, les potins de coulisses, les injustices de la direction, les questions de vedette, les affiches, les jalousies des camarades, le chef d’orchestre qui lui en veut, le machiniste qui a sonné trop tôt ou trop tard au rideau, la claque, le costumier… Voilà tout ce qu’elle a dans la tête et dans la bouche, depuis quatre ans. Depuis quatre ans, je ne l’ai pas entendue parler comme une enfant… Et plus jamais, plus jamais, je ne l’entendrai parler comme une enfant — une vraie enfant… »