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L’Envers du Music-Hall/L’Habilleuse

La bibliothèque libre.
(Colette Willy)
Flammarion (p. 44-46).

L’HABILLEUSE


— C’est moi, madame, c’est l’habilleuse. Madame a tout ce que madame a besoin ?

— … !

— Hein ? n’est-ce pas qu’en voilà d’une surprise ? J’étais sûre que je vous ferais de l’effet. Mais oui, c’est moi ! Vous ne pensiez pas de retrouver ici votre vieille Jeanne de l’Empyrée-Clichy ? Mais oui, je passe l’hiver à Nice, comme les Anglais. Et ça va ? Toujours contente ?

— …

— Moi de même, quoiqu’il y ait bien à dire là-dessus…

— …

— Oui, oui, je vous habille, bien entendu. La première pièce, c’est-y la robe bleue ou bien cette espèce d’intérieur rose ?

— …

— Bon ! une fois dit, je ne me tromperai plus. C’est vraiment riche, cette mousseline avec rien dessus. Ça habille bien. Vous vous souvenez ? c’est tout à fait le costume de la petite Myriame, à l’Empyrée.

— … ?

— La petite Myriame, vous savez bien, dans l’apothéose de l’aviation, dans la revue de ce printemps !… Ça vous fait une différence, est-ce pas, d’avec votre costume de l’Empyrée ?

— … ?

— Mais celui de l’autre hiver ! La jupe paysanne et votre foulard sur la tête, et les sabots… Quand j’ai lu votre nom sur les affiches d’ici, le cœur m’a sauté : je vous ai revue comme dans votre pièce de l’Empyrée ; il me semblait que j’y étais encore !

— … ?

— Moi ? pas du tout. Pour s’ennuyer, il faudrait avoir le temps. Je suis très prise, ici : c’est moi qui fais les loges, il n’y a pas de garçon de salle — un si petit théâtre ! Et matinée deux fois par semaine ! Et puis des conférences, qu’il faut que je sois là pour faire un point à ces dames des auditions, ou leur mettre une épingle… Pendant les actes, oui, je ne dis pas, le couloir est triste ; j’ai froid là, sur ma chaise. Je m’endors, je me réveille des fois en me croyant encore à l’Empyrée-Clichy… Pensez ! quand on a été quinze ans habilleuse dans le même établissement ! Et quinze ans de bons services, je peux le dire. Jamais je n’ai eu un mot de Mme Barney, « la patronne », comme vous disiez. Voilà une femme de mérite, madame ! Dure aux feignants, c’est possible, mais juste avant tout. C’est forcé qu’on ne regarde pas à sa peine, avec elle. Dans la dernière revue, vous vous souvenez, j’avais seize dames à habiller, huit dans mon couloir et huit sur le palier — vous savez, le palier de l’escalier qu’on avait organisé en loge, faute de place. Je ne dis pas que c’était des plus commode : des personnes qui se déshabillent n’aiment pas voir circuler à tout moment l’un et l’autre qui dégringolent les marches… Sans compter les courants d’air… Seize, qu’elles étaient ! J’en avais les doigts assassinés d’agrafes. Eh bien ! madame, je n’ai jamais fait manquer une entrée !

— … ?

— Mais si, je suis contente ici ! Pourquoi voulez-vous que je ne sois pas contente ? M. Lafougère est très bon. Il a engagé mon fils, qui débute ce soir.

— … ?

— Oh ! non, pas comme artiste, vous ne voudriez pas ! Il débute comme accessoiriste. Ça fait que vous débutez tous les deux ensemble. C’est pour sa santé que je suis venue ici. Le médecin m’a dit : « Il lui faut le Midi pour ses bronches. » M. Lafougère nous a engagés tous les deux.

— … ?

— Mais non, vous n’êtes pas en retard ! Pensez-vous qu’on peut être en retard, ici ? Un spectacle annoncé pour huit heures et demie, ça commence à neuf heures, grandement. Ah ! nous ne sommes plus chez Mme Barney ! Le music-hall, je le dis toujours, c’est basé sur l’exactitude.

— … ?

— Ce que vous entendez là ? C’est les artistes de la deuxième pièce, celle où vous dansez. Écoutez-les ! écoutez-les ! Et je te crie ! et je te chante ! et je te dispute ! Ça n’a ni tenue, ni respect. Non, mais, les entendez-vous ? De ce coup-là, je ne peux plus me croire à l’Empyrée-Clichy ! Vous qui y avez été, vous pouvez le dire si on entend un mot plus haut que l’autre dans la maison ! Le théâtre et le café-concert, ça fait deux, on a beau dire !…

— …

— Ah ! vous pouvez soupirer, allez ! Des fois, je me retiens de leur lâcher tout ce que je pense, à ces dames d’ici. Une, l’autre jour, qui me jette à la figure : « Fermez donc votre porte, Jeanne, quand on est toute nue dans la loge ! On voit bien que vous venez du music-hall ! » Un peu plus, je lui répondais : « Et vous, on voit bien que vous n’en venez pas ! On n’y aurait pas voulu de vous ! Au music-hall, on n’a pas besoin de petits criquets comme vous : il nous faut des personnes qui ont quelque chose à mettre dans leur maillot et dans leur corset… » C’est des paroles qu’il faut savoir conserver pour soi ; toute vérité n’est pas bonne à dire… Vos petits souliers mordorés et les bas, vous ne les gardez pas pour danser dans la deuxième pièce ?

— … !

— Possible que ça soye une pièce grecque, mais vous ne mettrez rien qui avantage la jambe comme des bas mordorés et des petits souliers comme ceux-là. L’essentiel pour la danse, c’est d’avantager la jambe. Enfin, mettons que je n’ai rien dit… Vous n’y êtes pas retournée, là-bas ?

— …

— Mais à l’Empyrée-Clichy, donc ! Vous ne savez pas si ma collègue y est encore : la mère Martin ?

— …

— Tant pire. J’aurais bien voulu avoir de ses nouvelles. Elle m’avait bien promis de m’écrire, mais l’envie lui a fait mal au cœur. Mon engagement ici m’a fait bien des envieux, vous savez. « À Nice ! — qu’elle disait, la mère Martin — à Nice ! Vous êtes dans les honneurs ! Vous pourrez aller faire fortune à Monte-Carlo ! »

— … ?

— Non, je n’y suis pas été. Mais j’irai ! J’irai, rien que pour leur dire, là-bas, que j’y suis été. Je le dirai à la mère Martin, et puis à Mme Cavellier…

— … ?

Mme Cavellier, la romancière, la sœur à Rachel…

— … ?

— Mais si, voyons ! Mme Cavellier, que son mari est dans la claque, sa sœur danseuse américaine, et son fils vendeur de programmes dans la salle !… Mon Dieu ! que vous êtes oublieuse ! je n’aurais jamais cru ça de vous… Et Rita, vous ne vous en rappelez pas ? J’en étais sûre ! Eh bien ! elle n’y est plus.

— … ?

— Mais à l’Empyrée-Clichy, donc !

— … !

— Comment ! je ne vous parle que de l’Empyrée-Clichy ? Mais de quoi donc est-ce que vous voudriez que je vous parle ? Ah ! vous êtes bien restée taquine, tout de même ! Ne me faites pas de mères, j’ai de l’amitié pour vous, parce qu’on y a été ensemble… Je peux bien vous le dire, à vous, vous ne vous moquerez pas de moi : hier, j’ai lu sur Comœdia le compte rendu de la Revue de Noël, à l’Empyrée-Clichy. Eh bien, à l’idée qu’ils s’étaient passés de moi pour le coup de feu de la répétition en costumes et de la générale, le journal m’est tombé des mains, et je me suis mise à pleurer comme une vieille bête…