L’Envers du Music-Hall/L’Ouvroir
L’OUVROIR
C’est une petite loge au troisième étage, un cabinet en coup de fusil dont l’unique fenêtre donne sur une ruelle. Un radiateur surchauffé y dessèche l’air, et chaque fois qu’on ouvre la porte, l’escalier en spirale envoie, comme un tuyau de cheminée, toute la chaleur des étages inférieurs, et l’odeur humaine d’une soixantaine de figurantes, et celle, plus terrible, d’un réduit tout proche…
Elles tiennent cinq là dedans, avec leurs tabourets de paille, entre la planche à maquillage et le portemanteau, fermé d’un rideau grisâtre, qui protège les costumes de la revue. Elles vivent là, de sept heures et demie à minuit vingt, le soir, et, deux fois par semaine, d’une heure et demie à six heures. Anita est la première qui franchit le seuil, essoufflée, les joues froides et la bouche humide. Elle recule et dit :
— Seigneur, on ne peut pas y tenir, ça tourne le cœur !
Puis elle s’habitue, tousse un peu, et n’y pense plus, parce qu’elle a juste le temps de se dévêtir et de se maquiller… La robe, la chemisette, cela s’enlève plus vite qu’une paire de gants, cela s’accroche n’importe où. Mais il y a un moment où la hâte se ralentit, où l’insouciance se fait grave ; Anita retire les longues épingles de son chapeau, les repique avec soin dans les mêmes trous, et protège religieusement, sous les quatre coins rabattus d’un vieux journal déployé, cet édifice voyant et pauvre qui participe de la couronne de Peau-Rouge, du bonnet phrygien et de la salade. La poudre grasse qui s’envole en nuages des houppes secouées, c’est — tout le monde sait ça ! — la mort au velours et aux plumes…
Wilson, la seconde, entre d’un air absent, mal éveillée :
— Dis donc… Flûte ! je voulais te dire quelque chose… Je l’ai mangé en route.
Elle ôte son chapeau selon les rites, puis soulève sur son front un bandeau de cheveux blonds qui cache une cicatrice mal fermée :
— Tu ne peux pas savoir comme ça m’élance encore dans la tête…
— C’est bien fait, interrompt Anita d’un ton sec. Quand on reçoit un décor sur la « cafetière », et que ça se passe chez des directeurs assez dégoûtants pour vous donner campo moyennant deux sous d’éther sur une compresse d’eau froide — même pas quarante sous pour le sapin, même pas cent sous pour le médecin ! — quand on reste huit jours à moitié claquée à la taule, et qu’on n’a pas l’amour-propre de faire un procès à la direction, on ne se plaint pas, on se tait ! Ah ! si c’était moi !…
Wilson ne répond pas, occupée à détacher, la figure tirée de côté, un cheveu d’or qui s’était méchamment collé à sa plaie. D’ailleurs on n’a pas besoin de répondre à Anita, anarchiste et furibonde de naissance, toujours prête à « porter plainte » et à « aller trouver les journaux ».
Simultanément entrent Régine Tallien, que sa silhouette de petite bonne rondelette, pourvue abondamment devant et derrière, voue à l’emploi des pages et des « travestis de style », Maria Ancona, si brune qu’elle se croit réellement Italienne, et la petite Garcin, comparse effacée, inquiétante, tout en regards noirs un peu faux, un peu peureux, et plate comme une chatte maigre.
Elles ne se disent pas bonjour, elles se voient si souvent. Elles ne sont pas rivales, puisque toutes, sauf Maria Ancona qui danse un bout de tarentelle, végètent dans la figuration. Ce n’est pas son « rôle » que la petite Garcin envie à Maria Ancona, mais bien plutôt son tour de cou en renard teint, tout neuf. Elles ne sont pas amies non plus, et pourtant il leur vient, à se sentir au complet, bien serrées et étouffées dans l’étroite cabine, une sorte de satisfaction animale, une gaieté de captives. Maria Ancona chante, en défaisant ses jarretelles qui tiennent par des épingles anglaises, son corset au lacet rompu. Elle rit de voir sa chemise crevée sous le bras, et réplique à Régine Tallien, qui montre le linge festonné, le solide corset de coutil des servantes sages :
— Qu’est-ce que tu veux, ma chère, moi j’ai un tempérament d’artiste !… Et puis, si tu crois que je peux garder des chemises fraîches, avec cette saleté d’armure en zinc !
— On fait comme moi, glisse doucement la petite Garcin, on n’en met pas, de chemise.
Elle est vêtue d’un caleçon treillagé, or et perles, et de deux rondelles en métal ajouré collées sur sa gorge absente. Les bords coupants des pendeloques de perles, le cuivre découpé à l’emporte-pièce, les chaînettes cliquetantes, tout cela griffe, sans qu’elle y prenne seulement garde, sa nudité sèche et comme insensible.
— Avec ça, crie Anita, que la direction ne devrait pas nous fournir des chemises pour porter à la scène ! Mais vous êtes bien trop poires pour réclamer ce qu’on vous doit !
Elle tourne vers ses compagnes son maquillage inachevé, un masque blanc à lunettes rouges, qui lui donne un air féroce de guerrier polynésien : elle noue sur sa tête, tout en prêchant, les coins d’une loque de soie crasseuse — le reste innommable d’un « foulard à perruque » destiné à protéger ses cheveux contre la brillantine des postiches de scène.
— C’est comme ce torchon que j’ai sur la « cafetière », poursuit Anita ; oui, oui, vous pouvez crier qu’il vous dégoûte, je-ne-le-chan-ge-rai pas ! La direction m’en doit un, et il peut bien tomber pourri, je ne le remplacerai pas ! Mon droit, je ne connais que ça !
Sa rage anarchiste, d’ailleurs toute verbale, n’entraîne personne, et la petite Wilson blessée, elle-même, hausse les épaules.
L’heure marche ; la sécheresse irrespirable s’aggrave d’une odeur de dortoir chaud. De temps en temps une habilleuse pénètre de biais dans la loge et circule on ne sait comment, agrafant, nouant les cordons d’un maillot, les lacets d’une bottine grecque. Régine Tallien, Wilson ont déjà couru, hallebarde en main, vers un défilé Renaissance. Anita se hâte derrière Maria Ancona, parce qu’une voix appelle, dans l’escalier : « Ces dames de la tarentelle, faut-il que je monte les chercher ? »
La petite Garcin, dont on réserve la grâce insexuée pour une « fête à Byzance », reste seule. Elle tire de son réticule sordide le dé, les ciseaux, un ouvrage de lingerie commencé et se met à coudre, juchée sur le tabouret de paille, avec une attention gourmande…
— Oh ! s’écrie Maria Ancona, qui revient haletante, elle est déjà installée, celle-là !
— Naturellement ! appuie jalousement Anita, pour ce qu’elle a à fiche en scène !
Une galopade dans l’escalier, une sonnerie de timbre lointaine annoncent la fin du premier acte de la revue et ramènent Wilson, toujours un peu égarée et le front douloureux, Régine Tallien et sa rouge perruque de reître. La trêve quotidienne de l’entr’acte, au lieu de les détendre, semble les surexciter. Les maillots mi-partis, les jupes napolitaines s’envolent, remplacées par le peignoir de pilou, le kimono marbré de taches de fard. Des pieds nus, singulièrement pudiques, atteignent sous la planchette, à tâtons, d’informes savates, et les mains blanches et rouges, soudain soigneuses, déroulent des linges pliés, des coupons de fausse dentelle… On se penche sur la « combinaison » inachevée de Maria Ancona, un cynique petit vêtement de prostituée pauvre, transparent, cousu à gros points maladroits. La petite Garcin plisse du linon avec une patience de souris, Régine « perd son temps » à ourler des mouchoirs !
Elles sont toutes les cinq assises sur les hauts tabourets de paille, affairées et sages comme si elles avaient atteint enfin le but véritable de leur journée. Elles ont une demi-heure à elles. Pendant une demi-heure elles se donnent la récréation d’être, en toute candeur, de jeunes femmes cloîtrées, qui cousent. Elles se taisent brusquement, comme apaisées par un charme, et Anita la criarde, qui ne pense plus à ses « droits », sourit mystérieusement à un chemin de table brodé de rouge… En dépit des peignoirs ouverts, des genoux qui se haussent, du rouge insolent qui fleurit leurs joues, elles ont les chastes dos penchés des ouvrières appliquées. Et c’est aux lèvres de la petite Garcin, nue dans son caleçon de perles, que monte, rythmée par l’aiguille, une involontaire chanson enfantine…