Aller au contenu

L’Envers du Music-Hall/La Caissière

La bibliothèque libre.
(Colette Willy)
Flammarion (p. 42-43).

LA CAISSIÈRE


Les chiens de garde, dans leur niche qui tourne le dos au vent d’ouest, sont mieux logés qu’elle. Elle gîte, de huit heures à minuit en soirée, de deux heures à cinq heures en matinée, sous l’escalier qui mène aux loges d’artistes, dans un creux humide, et son petit bureau de bois blanc râpé la défend seul contre le brutal courant d’air que lui jette en retombant la porte de fer sans cesse ouverte et refermée. Le calorifère d’un côté, l’escalier de l’autre lui soufflent le chaud et le froid et dérangent un peu son tour de boucles et sa petite pèlerine tricotée, dont chaque maille retient une perle de faux jais.

Depuis vingt-quatre ans, elle inscrit sur un registre le détail de la « limonade » qui se consomme tant aux fauteuils d’orchestre des Folies-Gobelins qu’au café des Folies attenant au théâtre : bocks, mazagrans, cerises… Une ampoule électrique pend au-dessus de sa tête, comme une poire au bout d’un fil, juponnée de papier vert, et l’on ne distingue d’abord qu’une petite main jaune, hors d’une manchette empesée… Une petite main jaune, propre, mais dont le pouce et l’index noircissent à force de compter la monnaie et les jetons de cuivre.

Avec un peu d’attention et d’habitude, on détaille facilement, dans l’ombre verte de la lampe, le visage de la caissière, un visage plissé de vieux lézard craintif et gentil, tout décoloré. Si on la piquait à la joue, en jaillirait-il, au lieu de sang, une pâle gouttelette de ce jus anémique qui baigne les cerises à l’eau-de-vie ?

Quand je descends à ma loge, la caissière me tend ma clef par-dessus une quintuple rangée de ces fameuses cerises, la spécialité de l’établissement : cinq cerises par portion dans une coupelle de verre, dressées en pyramide comme les arbustes en caisse d’un jardin à la française — et c’est l’encrier qui figure le miroir d’eau…

Je ne connais, de la caissière, que son buste incliné en avant par l’habitude d’écrire et le désir d’être aimable… Elle arrive aux Folies-Gobelins bien avant moi et s’en va à minuit. Marche-t-elle ? a-t-elle des jambes, des pieds, un corps de femme ? Tout cela a dû fondre, depuis vingt-quatre ans, derrière le petit bureau râpé.

Un lézard, oui, un bon petit lézard plissé, fragile et vieux, mais pas si craintif, en somme : il y a de l’autorité dans sa voix aigrelette, et elle témoigne à tous l’égale bonté des êtres dont la puissance n’est point menacée. La caissière traite les garçons du café en enfants tumultueux, avec des « tt… tt… » d’institutrice, et les artistes en enfants incorrigibles, irresponsables ou malades. Le vieux chef machiniste, tête grise et cotte bleue, lui parle en petit garçon : il n’est dans la maison que depuis dix-huit ans !

La caissière, obscurément, se sent immuable et fatiguée comme l’édifice même, et le mur de sa niche, jamais blanchi, jamais repeint, s’imprègne d’un noir brillant, d’une crasse vernissée et indélébile : malgré moi, je pense à la trace fumeuse qu’ont respectée les siècles, la trace d’une lampe à jamais éteinte, à Cumes, dans la grotte de la Sibylle…

C’est par notre bénigne sibylle que je sais, en trois mots, si le public est dense ou clairsemé, si la « limonade » languit ou coule à flots. Elle me renseigne sur la mine que j’ai, sur l’humeur des secondes galeries, et sur le succès du « début » de ce soir.

J’apprends même, par surcroît, qu’il fait froid dehors ou que le temps tourne à l’humide… Le temps ? qu’en sait-elle ? Pour gagner sa niche éventée, la caissière ne quitte-t-elle pas un autre sous-sol ténébreux, lointain, et ne chemine-t-elle pas en métro, sous la terre, toujours sous la terre ?…

Le son de l’orchestre arrive, étouffé, jusqu’à la caissière, portant parfois sur une vague de musique le cri d’un soprano populacier… Les applaudissements crépitent comme un éboulis lointain de cailloux.

La caissière tend l’oreille et me dit :

— Vous les entendez ? C’est pour la petite Jady, tout ça. Elle a bien pris ici. C’est un genre évidemment, son genre à elle, qu’elle a…

La voix est prudente, aimable ; à moi d’y deviner le blâme secret, un miséricordieux mépris pour toutes les choses et les créatures du music-hall…

La caissière aime la noire maison crasseuse des Folies-Gobelins, et sa niche, et sa lampe juponnée de vert, et ses plates-bandes de cerises à l’eau-de-vie… Ce qui se passe sur la scène ne la regarde point. Quand j’en sors, essoufflée, toute hors de moi, et que je crie à la caissière, en passant :

— Ce que ça a bien marché, ce soir, quel public en or ! Ils nous ont rappelés quatre fois !

Elle me sourit et me répond :

— C’est le moment de vous sauver vite dans votre loge, et de bien vous frictionner à l’eau de Cologne, si vous ne voulez pas attraper du mal.

Elle n’ajoute rien, qu’un regard de ses yeux fins sur ma robe entr’ouverte, sur mes pieds nus dans des sandales…

C’est aux Folies-Gobelins, chaude et noire couveuse, qu’est éclose l’insupportable petite Jady : deux jambes frémissantes, sensibles et intelligentes comme des antennes, une voix pointue, fragile, qui se brise, à chaque instant — comme les pattes d’insectes, ça se casse et ça repousse — et je célébrais l’autre jour, auprès de la caissière, le singulier mérite de cette chanteuse née pour danser.

— Oui, avoua la caissière, il faut bien dire que ce n’est qu’un cri sur elle. On raconte qu’elle a du piment, qu’elle a du chien, qu’elle a du poivre dans les jambes, est-ce que je sais ? Mais connaissez-vous sa petite fille ? Non ? Un amour, madame, une vraie beauté ! Et mignonne, et bien élevée ! Deux ans, et elle sait dire merci et s’il vous plaît, et envoyer des baisers !… Et raisonnable ! On peut la laisser seule une journée entière, songez !

Je songe, en effet. Je songe qu’un moraliste découragé, qu’un critique prudent et distingué se cache dans une niche noire, sous l’escalier de fer, aux Folies-Gobelins. Notre sibylle ridée ne nous crie pas : « Malheureux égarés que vous êtes, les mots famille, morale, hygiène, n’ont-ils plus de sens pour vous ? » Elle sourit, et murmure, au bout d’une phrase dont elle retient la conclusion :

— Songez !…

Il n’en faut pas plus pour que j’imagine, dans un logis du faubourg, un bébé de deux ans, raisonnable, abandonné, enfermé, qui attend sagement que sa mère ait fini de danser…