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L’Envers du Music-Hall/La Grève, bon Dieu, la grève !

La bibliothèque libre.
(Colette Willy)
Flammarion (p. 33-35).

« LA GRÈVE, BON DIEU, LA GRÈVE ! »


… D’un œil assoupi, je suis la « pavane » que dansent « les Grandes Concubines de l’Histoire ». En attendant le hennin emperlé, la fraise, le vertugadin, les paniers et le fichu à l’enfant, elles ont, pour répéter, épinglé leurs jupes en pagne autour des hanches ; certaines ont quitté les robes étroites et travaillent en culotte noire, bras nus hors du cache-corset, le bonnichon de fourrure sur la tête.

Le Roi-Soleil les conduit sous les traits d’un maître de ballet en manches de chemise. Gabrielle d’Estrées et la marquise de Pompadour se trompent obstinément, et je les bénis. On recommence… Pourvu qu’elles se trompent encore !…

Assise aux fauteuils d’orchestre sur un pan de housse grise, j’attends dans la salle noire qu’on ait fini de répéter la revue. Il est six heures moins le quart, mes camarades sont en scène depuis midi et demi. Il nous restera trois quarts d’heure pour répéter notre pantomime. Mais je souhaite que Gabrielle d’Estrées et la marquise de Pompadour se trompent encore : je voudrais tant ne pas bouger !

L’avare lumière d’une « servante » à deux ampoules tient lieu de rampe. Ces deux points lumineux, suspendus dans le noir, me piquent les yeux et m’endorment. Un mime, invisible, à côté de moi, trompe son besoin de fumer en mâchant une cigarette pas allumée :

— Encore une journée de fichue pour nous autres ! Je voudrais voir tous les auteurs de revues dans cent pieds de… Regarde-les-moi, les « grandes concubines » ! Et quand on pense que c’est à l’œil qu’elles turbinent… La grève, bon Dieu ! la grève !

Ce mot me réveille. C’est vrai, la grève… On en parle beaucoup, chez nous. Il y a quelque chose de changé dans notre laborieux caf’-conc’, un de ces heureux établissements de quartier, toujours chauds et noirs de foule, où roule, le soir, avec des sifflets, des cris, des trépignements, l’orageux rire populaire.

— La grève, bon Dieu, la grève !

On y pense, on en parle dans les coins. Les p’tites femmes de la prochaine revue, les tours-de-chant n’ont que ce mot-là à la bouche, chacune à sa manière. Il y en a qui crient tout bas : « La grève ! les matinées payées, les répétitions aussi ! » avec des figures embrasées, en levant leur manchon comme un drapeau et leur réticule comme une fronde…

Les « grandes concubines » viennent encore de se tromper. Chouette ! dix bonnes minutes de plus dans mon fauteuil… Mesdames de Pompadour et d’Estrées « prennent » ! Penché sur elles, le maître de ballet leur crie de grosses injures pas méchantes, que la maîtresse du Vert-Galant, une courte brunette ronde, reçoit avec impatience, tournée de notre côté, l’œil vers la sortie.

L’autre, la marquise, baisse la tête comme une enfant qui a cassé un vase. Elle regarde en dessous, sans rien dire — son souffle haletant soulève une grandemèche blonde qui lui barre la joue. La triste lumière qui tombe d’en haut lui sculpte une maigre et creuse figure de garçonnet martyr, et cette Pompadour ressemble étrangement, avec sa culotte noire, ses genoux nus au-dessus des bas roulés, à un jeune tambour de la Révolution. Tout son petit être têtu et meurtri s’insurge et semble crier ; « Vive la grève ! »

La pavane, immobilisée un instant, groupe autour d’elle vingt petites femmes muettes et excédées. Elles cherchent, dans le noir, le fauteuil d’où les surveille M. le directeur : elles attendent le cri qui les délivrera, le « ça va bien pour aujourd’hui » jailli d’un point obscur de l’orchestre. Mais elles ont l’air d’attendre aussi autre chose : « La grève, bon Dieu, la grève ! » Leur fatigue est presque agressive.

Au rebours des hommes — chanteurs et mimes, danseurs et acrobates — qui s’efforcent de conserver à leurs revendications un ton de bonhomie sérieuse, de discussion calme et courtoise, les p’tites femmes du caf’-conc’, mes camarades, se sont enflammées tout de suite. En Parigotes émotives, elles imaginent confusément, au seul mot de grève, la descente dans la rue, l’émeute, la barricade.

Elles n’ont pas l’habitude. La discipline rigoureuse et simple qui nous régit ne connaît guère d’infractions. Sous le soleil bleuté des deux projecteurs évoluait, jusqu’à ces jours troublés, le plus routinier, le plus laborieux des petits peuples, vite apaisé sur un mot du directeur : « J’aime pas les gueulards », ou bien : « Un peu de calme, mesdames ! Vous croyez-vous dans un théâtre ? » Oui, l’habitude de la grève, de la « rouspétance », leur manque. Cette Agnès Sorel, là, qui bâille de faim, si longue sur ses grandes jambes, s’en ira tout à l’heure à son pigeonnier, de l’autre côté de la Butte, au diable… Elle n’a jamais le temps de manger chaud, elle demeure trop loin, elle trotte tout le temps.

— Ce n’est pas à la soirée qu’elle les gagne, ses cent quatre-vingts francs par mois, c’est au kilomètre ! dit Diane de Poitiers, qui porte en décembre des chemisettes d’été…

Et cette belle Montespan à gorge lourde, est-ce chez son mari, un brocheur phtisique, qu’elle aurait pris l’habitude de se plaindre ? Elle a bien assez à faire dans son ménage, par là-bas, du côté du Château-d’Eau, autour de son homme et de ses deux gosses !

On les régente si facilement, ces abeilles pauvres et sans butin ! La moindre arpète de la rue de la Paix leur en remontrerait, en matière de revendications. Elles ont dit : « Chic ! la grève ! » comme elles auraient dit : « On va gagner le gros lot ! » sans y croire. À présent qu’elles y croient, elles commencent à trembler, d’espoir.

Les terribles journées, les doubles représentations du dimanche et du jeudi, et des fêtes semées tout le long de l’année, recevraient leur salaire ? Mieux que ça : les internements de midi à six heures, quand on monte les revues, seraient indemnisés ? On boufferait les croissants du goûter, le bock et la banane pendant la répétition, aux frais de la princesse ? La mère Louis, notre duègne rhumatisante, qui joue les belles-mères comiques et les négresses, payerait ses omnibus, les dimanches et les jeudis, autrement que par ses gains misérables de tricoteuse, elle qui tricote partout et sans arrêt, pour une maison de bonneterie ?…

Et les nuits de coup de feu, les nuits redoutées, où l’on répète en décors et costumes jusqu’à l’aube, ce ne serait plus uniquement « pour l’honneur de la maison » qu’un demi-cent de « marcheuses » s’en iraient, dans le petit matin glacé, sur des pieds gonflés et des chevilles molles, en bâillant à mourir ?…

C’est beau. C’est inquiétant. Notre petit peuple a la fièvre. Le soir, dans les coulisses, on m’agrippe par la manche, on me questionne :

— N’est-ce pas que vous êtes pour la grève ?

Et on ajoute :

— D’abord, c’est juste ! avec une voix assurée et des gestes anxieux.

Tout le monde n’a pas l’amer scepticisme de cette enfant blonde et creusée, Mme de Pompadour, — une philosophe de dix-neuf ans, que je nomme aussi Cassandre, et qui s’en fâche, à tout hasard :

— La grève, pour avancer à quoi ? À engraisser les marchands de « cinéma »… Et pendant ce temps-là, quoi qu’on bouffera, toutes les deux, moi et ma « moman » ?…

Il doit être au moins six heures et quart. Je dors presque, les bras serrés dans mon manchon, le menton dans la fourrure. J’ai chaud aux épaules et froid aux jambes, parce qu’on n’allume pas le calorifère pour les répétitions… Qu’est-ce que je fais là ? Il est trop tard pour travailler aujourd’hui. J’ai attendu, avec la patience fataliste qu’on apprend au music-hall. Je peux bien attendre encore un peu, pour sortir en même temps que le pensionnat fatigué qui va s’égailler dans Paris…

Les plus pressées, celles que le métier ramène ici à huit heures, n’iront pas loin : la tranche de noix de veau, pâle sur son lit d’oseille, ou le douteux navarin les attendent, à la brasserie du coin. Les autres se sauvent en courant, dès le trottoir : « J’ai juste le temps de passer chez moi ! »

Retrouver une « moman » grognon, se laver les mains, renouer le ruban qui serre le front et les cheveux, s’assurer que le gosse n’est pas tombé par la fenêtre et ne s’est pas brûlé au poêle, et hop ! on repart… On saute dans l’autobus, dans le métro, dans le tramway, pêle-mêle avec les autres employées, modistes, cousettes, caissières, dactylographes, qui ont, elles, fini leur journée…