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L’Envers du Music-Hall/La Halte

La bibliothèque libre.
(Colette Willy)
Flammarion (p. 5-7).

L’Envers du Music-Hall

LA HALTE


… C’est à F… qu’un train caboteur et pas pressé nous jette, nous abandonne, troupe ensommeillée, bâillante et geignarde, par un après-midi de beau printemps acide, éventé de brise d’est, bleu, rayé de nuées légères, odorant de lilas à peine ouverts…

L’air libre fouette nos joues, et nous plissons les yeux, blessés, comme des convalescents qu’on sort trop tôt. Le train qui nous emmènera ne part que dans deux heures et demie…

— Deux heures et demie ! Qu’est-ce qu’on va faire ?

— On va envoyer des cartes postales…

— On va prendre un café au lait…

— On va faire un piquet.

— On va voir la ville…

L’administrateur de la tournée nous suggère de visiter le parc : comme ça, il pourra dormir au buffet, le nez dans son col relevé, sans entendre son troupeau hargneux grogner autour de lui…

— Allons visiter le parc !

Nous voici hors de la gare, et l’hostile curiosité de la petite ville nous escorte.

— Ils n’ont jamais rien vu, ceux-là ! dit l’ingénue, agressive. D’abord, les villes où on ne joue pas, c’est toujours des villes de « pédezouilles » !

— Celles où on joue aussi, observe la duègne, désabusée.

Nous sommes laids, sans grâce et sans humilité. Pâles de surmenage, ou bien rouges d’un déjeuner hâtif. La pluie de Douai, le soleil de Nîmes, le vent salin de Biarritz ont verdi, roussi ces lamentables « pelures » de tournée, grands manteaux cache-misère qui se targuent d’un genre anglais. Nous avons dormi, tout autour de la France, sur nos chapeaux-bonnets avachis — sauf la grande coquette qui balance, sur un plateau de velours noir poussiéreux, trois plumes pompeusement funéraires…

Je les regarde aujourd’hui comme si je ne les avais jamais vus, ces trois panaches de corbillard, et la femme qui est dessous.

Dans « la ville où on ne joue pas », elle apparaît déplacée, saugrenue, avec son profil bourbonien : « Je ne sais pas pourquoi, tout le monde me dit que je ressemble à Sarah… Qu’est-ce que vous en pensez ? »

Une gaie petite bourrasque houspille nos jupes, comme nous débouchons sur une place, et les cheveux oxygénés de l’ingénue livrent au vent leurs mèches ondulées. Elle crie, en retenant son chapeau, et je vois, entre ses sourcils et ses cheveux, au long de la tempe, une ligne rouge mal essuyée — le rouge d’hier soir…

Que n’ai-je la force de détourner les yeux, quand les caleçons de la duègne bravent la lumière, des caleçons cachou plissés sur des bottines de drap ! Et quel mirage me ferait oublier le faux col de notre jeune premier, blanc gris, avec une ligne de « fond de teint » ocre dans le haut… La pipe du comique, sa grasse pipe juteuse, le mégot du second régisseur, le ruban violet, noirâtre, de l’accessoiriste, la barbe déteinte et coagulée du père noble, quel rideau féerique de fleurs et de plantes mouvantes me les cachera ? Ah ! qu’on les voit bien, dans « la ville où on ne joue pas » !

Et moi-même, hélas !… Je n’ai pas passé si vite devant la vitrine de l’horloger que le miroir ne m’ait montré mes secs cheveux ternes, et ces deux ombres tristes sous les yeux, et la bouche sèche de soif, et la taille veule sous le tailleur marron dont les basques molles se soulèvent et retombent… J’ai l’air d’un hanneton découragé, battu par la pluie d’une nuit de printemps… J’ai l’air d’un oiseau déplumé… J’ai l’air d’une gouvernante dans le malheur… J’ai l’air… mon Dieu, j’ai l’air d’une actrice en tournée, et c’est assez dire…

Voici le parc promis. La récompense valait bien cette longue promenade traînassante sur des pieds fatigués de rester chaussés dix-huit heures par jour… Un parc profond, un château endormi, toutes persiennes closes, au milieu d’une pelouse, des avenues d’arbres au maigre et tendre feuillage à peine déroulé, des jacinthes sauvages et des coucous…

Comme on tressaille malgré soi en étreignant, sous des doigts chauds, une fleur vivante, froide dans l’ombre, raidie d’une vigueur neuve !… Une lumière tamisée, clémente aux visages meurtris, impose la détente et le silence. Un souffle vif descend soudain du faîte des arbres, court dans l’allée en pourchassant des brindilles et se perd devant nous comme un fantôme malicieux…

Nous nous taisons — pas assez longtemps.

— Ah ! la campagne !… soupire l’ingénue.

— Oui… Si on s’asseyait ? propose la duègne. Les jambes me rentrent.

Au pied d’un hêtre satiné, nous nous reposons, errants sans gloire et sans beauté. Les hommes fument, et les femmes tournent les yeux vers les issues bleues de l’allée, vers un bouquet ardent de rhododendrons couleur de braise, épanoui sur un gazon proche…

— Moi, la campagne, ça me vanne, dit le comique en bâillant. Ça me fiche un sommeil !…

— Oui, mais c’est une fatigue saine ! décrète la duègne.

L’ingénue hausse ses épaules dodues :

— Une fatigue saine ! vous me faites suer ! Rien ne vieillit une femme comme de vivre à la campagne, c’est connu !

Le second régisseur retire sa pipe, crache, et commence :

— Une impression de mélancolie qui n’est pas sans grandeur, se dégage de…

— Ta bouche !… gronde tout bas le jeune premier, qui consulte sa montre comme s’il craignait de manquer une entrée.

Un grand garçon mou et pâle, qui joue les utilités, regarde marcher un petit « bousier » cuirassé d’acier bleu, et le taquine du bout d’une paille…

Je respire avec application, pour chercher et rappeler des odeurs oubliées, qui montent à moi comme du fond d’un puits frais. Il y en a qui m’échappent et dont je ne sais plus les noms…

Aucun de nous ne rit, et si la grande coquette fredonne, c’est un petit air si rompu, si dolent… Nous ne sommes pas bien ici, tout y est trop beau !

Un paon familier paraît, au bout de l’avenue, et derrière l’éventail qu’il déploie, nous nous apercevons que le ciel devient rose… Le soir va venir. Le paon marche lentement de notre côté, comme un gardien courtois chargé de nous évincer. Oh ! oui, allons-nous-en… Mes compagnons courent presque, à présent…

— Voyez-vous que nous le rations, mes enfants !…

Nous savons bien, tous, que nous ne manquerons pas le train. Mais nous fuyons le beau jardin, le silence et la paix, la noble oisiveté, la solitude dont nous sommes indignes. Nous courons vers l’hôtel, vers la loge étouffante et la rampe qui aveugle. Nous courons, pressés, bavards, avec des cris de volailles, vers l’illusion de vivre très vite, d’avoir chaud, de travailler, de ne penser guère, de n’emporter avec nous ni regret, ni remords, ni souvenir…