L’Envers du Music-Hall/Le Cheval de manège
LE CHEVAL DE MANÈGE
— La loge 17, c’est par ici ?
— …
— Merci beaucoup, madame. Quand on arrive du dehors, on est ébloui par le noir, dans ce corridor… De cette affaire-là, nous sommes voisines de loge ?
— …
— Ce n’est pas épatant, c’est vrai, mais j’ai vu plus mal comme loge d’artiste. Oh ! ne vous donnez pas la peine : je peux la tirer toute seule, ma malle à costumes. D’ailleurs, mon mari va venir : il est avec ces messieurs de la direction. Vous l’avez gentiment arrangée, votre loge, madame. Ah ! voilà votre affiche ! Je l’ai aperçue sur les murs en venant de la gare. Une affiche en pied et en trois couleurs, c’est toujours très bien. C’est vous la dame des chiens détectives.
— …
— Ah ! pardon, je confondais… La pantomime, c’est aussi très intéressant. C’est même là dedans que j’ai débuté, avant de faire des poids. Quand j’y pense !… J’avais un petit tablier rose à poches, des escarpins, un genre soubrette, enfin. On ne se foule rien, au moins, dans la pantomime. La main sur le cœur, le doigt au coin de la bouche, et puis comme ça pour dire « Je t’aime ! » et puis on salue… Hein ?… Mais je me suis mariée tout de suite, et en avant le travail sérieux !
— … ?
— Oui, je fais des poids. Je n’ai pas l’air parce que je suis petite, n’est-ce pas ? Je trompe mon monde : vous verrez ça, ce soir. Nous sommes « Ida et Hector », vous connaissez bien ? Nous sortons de faire Marseille et Lyon, en remontant de Tunis…
— … !
— De la chance ? Parce que nous venons de faire quinze jours à Tunis ? Je ne vois rien de bien chanceux là dedans ; j’aime mieux faire Marseille et Lyon, ou encore Saint-Étienne… Hambourg, tenez, voilà encore une ville ! Naturellement, je ne parle pas des grandes capitales, comme Berlin et Vienne, qui sont aussi ce qu’on peut appeler des villes, au point de vue des établissements de premier ordre.
— … ?
— Pour sûr que nous avons vu du pays ! Vous me faites rire, à dire ça d’un air d’envie ! Pour les voyages, je vous céderais volontiers ma part, et sans regrets !
— … ?
— Ce n’est pas que j’en aie assez, c’est que je n’ai jamais aimé ça. Je suis d’une nature très tranquille. Mon mari, Hector, aussi. Mais, n’est-ce pas, nous sommes un numéro à deux personnes seulement, et tout ce que nous pouvons espérer, c’est trois semaines dans la même ville, un mois au plus, malgré que notre numéro est très joli, très bien présenté : Hector, avec ses exercices en souplesse, moi, mes poids, et une valse-tourbillon spéciale, un genre très nouveau, pour finir… Alors — qu’est-ce que vous voulez ? — on voyage, c’est la vie…
— … ?
— Décidément, c’est Tunis qui vous tient ! Et je me demande pourquoi, vu que l’établissement n’a rien de rare !
— … !
— Ah ! c’est pour voir la ville ? et les environs aussi ? Si c’est votre idée… Moi, je ne peux guère vous renseigner : je n’ai pas vu grand’chose.
— … !
— Oh ! j’ai été un peu ici, un peu là… C’est une assez grande ville. Il y a beaucoup d’Arabes. Il y a des petites boutiques — les souks, qu’ils disent — dans des rues couvertes ; mais c’est mal entretenu, c’est trop l’un sur l’autre, et puis il y a beaucoup de pouillerie là dedans. Moi, ça me donnait toujours la démangeaison d’y faire un grand nettoyage, et d’en jeter la moitié, de tout ce qu’on vend, des tapis qui ne sont même pas neufs, des poteries fendues, enfin c’est tout d’occasion, quoi. Et les enfants, madame ! Des tripotées d’enfants, à même par terre, et à moitié nus ! Et les hommes donc ! Des beaux hommes, madame, qui se promènent, pas pressés, avec un petit bouquet de roses ou de violettes dans la main, ou même dans le coin de l’oreille, comme des danseuses espagnoles !… Et personne ne leur fait honte.
— … ?
— La campagne ? je ne sais pas. C’est comme ici. Il y a de la culture. Quand il fait beau, c’est gentil.
— … ?
— Des plantes comment ? exotiques ? Ah ! oui, comme à Monte-Carlo ? Oui, oui, il y a des palmiers. Et puis des petites fleurs que je ne sais pas les noms. Et puis beaucoup de chardons. Les gens de là-bas, ils les cueillent, et ils les enfilent sur des épines, sous prétexte que ça sent l’œillet blanc. Œillet blanc si vous voulez, mais moi, les odeurs, ça me fait mal à la tête.
— … ?
— Non, je n’ai rien vu autre chose… Qu’est-ce que vous voulez ? Nous, nous avons notre travail qui passe avant tout. Mon entraînement du matin, d’abord, et puis la friction, et puis la toilette, et nous voilà à l’heure du déjeuner… Le café et les journaux, et puis je me mets à l’ouvrage : vous croyez que ce n’est rien d’entretenir deux personnes, linge de corps et tout, sans compter les maillots et les costumes de scène ? Je ne souffrirais pas une tache, ni un point de décousu, je suis comme ça. Entre Saint-Étienne et Tunis, je me suis fait six chemises et six pantalons, et j’aurais eu la douzaine si Hector ne s’était pas avisé d’avoir besoin de gilets de flanelle… Et puis, c’est la loge à tenir propre, c’est la chambre d’hôtel à ranger, les comptes à écrire, l’argent à envoyer à la banque. Je suis très méticuleuse.
— …
— Tenez, vous qui me parlez de voyage, tenez, Bucarest ! Jamais une ville ne m’a donné autant de tourment. On avait remis à neuf l’établissement, et les plâtres suaient. Le soir, avec le chauffage et la lumière, les murs de la loge coulaient en eau. Je m’en suis aperçue tout de suite ; sans quoi, qu’est-ce qu’ils auraient pris, nos costumes de scène ! Alors, tous les soirs, à minuit, il fallait me voir trimballer mes deux robes à paillettes, mes robes de la valse-tourbillon, une dans chaque main, sur des cintres portemanteaux ! Et je les rapportais tous les jours à neuf heures. Vous pensez, je ne pouvais pas emporter un bon souvenir de cette ville-là !
— … ?
— Laissez-moi donc, avec vos voyages ! Vous ne me ferez pas changer d’avis là-dessus, et j’en ai vu, des pays ! Toutes les villes du monde, c’est la même chose ! Il y a toujours : premièrement, un music-hall pour travailler ; deuxièmement, une brasserie munichoise pour manger ; troisièmement, un mauvais hôtel pour coucher. Quand vous aurez fait le tour du monde, vous penserez comme moi. Ajoutez à ça qu’il y a des vilaines gens partout, qu’il faut savoir garder ses distances, et qu’on peut s’estimer heureux quand on se rencontre, comme aujourd’hui, entre personnes qui savent causer et qui sont de bonne société.
— … !
— Mais pas du tout ! c’est sans flatterie. Au revoir, madame, jusqu’à ce soir ! Après votre numéro, j’aurai le plaisir de vous présenter mon mari, qui sera enchanté, comme moi, de faire votre connaissance.