L’Envers du Music-Hall/Le Laissé-pour-compte
LE LAISSÉ-POUR-COMPTE
I
Les machinistes la nomment « une poule de choix » ; mais la famille Schmetz — huit acrobates, leur mère, leurs femmes et leurs « demoiselles » — ne parlent jamais d’elle, et les duettistes danseurs, Ida et Hector, ont dit sévèrement qu’elle est « la honte de la maison ». Jady, la diseuse montmartroise, a pris son plus râpeux contralto pour s’écrier, en la voyant :
— Ah ! là là, ce numéro !
L’autre a répliqué par un regard impérial, de haut en bas, et un déploiement épateur de sa longue écharpe d’hermine…
La réprouvée s’appelle, pour le public, « la Roussalka ». Mais pour le personnel du caf’-conc’, elle fut, tout de suite, « la Poison ». Depuis six jours seulement, elle affole de son encombrante présence l’austère sous-sol de l’Élysée-Pigalle. Danseuse ? Chanteuse ? Peuh ! ni l’une ni l’autre…
— Elle déplace de l’air, v’là tout ! assure Brague.
Elle chante des chansons russes et danse la jota, la sevillana, le tango, revus et corrigés par un maître de ballet italien — de l’Espagne « goût français », quoi !
Dès la répétition d’orchestre du vendredi, toute la maison la regardait de travers. La Roussalka répétait en robe de liberty pensée et en chapeau, avec les mains dans son manchon, indiquant la jota à petits coups discrets de son derrière entravé, s’arrêtant pour crier : « Ce n’est pas ça, Jésus ! Ce n’est pas ça ! », trépignant, appelant les musiciens : « Brutes ! »
La mère Schmetz, qui raccommodait au promenoir les maillots de ses fils, en a failli quitter la place.
— Ça, une ardisde ! ça, une tanzeuse ! Ach ! c’est une femme de drodoir, oui !
Et la Roussalka continuait, « avec un culot à bouffer père et mère », selon l’énergique métaphore de Brague, malmenant l’accessoiriste, injuriant l’électricien, exigeant la rampe au bleu pour son lever de rideau, et un projecteur en rouge pour la fin de sa danse, et quoi encore ?
— J’ai passé par tous les établissements de l’Europe, criait-elle, et je n’ai jamais vu une boîte tellement mal organisée !
Elle roulait les rrr d’une façon insultante, comme si elle vous eût jeté en pleine figure des poignées de petits cailloux…
On ne voyait qu’elle, on n’entendait qu’elle, à cette répétition d’orchestre. Le soir, on s’aperçut qu’elles étaient deux : en face de la Roussalka brune, brasillante de paillons violets et de fausses topazes, dansait une molle enfant blonde, gracieuse, inconsistante.
— C’est ma « sœurrr » ! déclarait la Roussalka, à qui on ne demandait rien.
La Roussalka a d’ailleurs une manière outrageante d’affirmer, de donner sa « parrrole d’honneurrr », qui révolte les plus candides.
Sœur, cousine pauvre domestiquée, ou petite danseuse louée pour un morceau de pain, on ne sait pas. Une enfant très jeune, qui danse en dormant, moutonnière, jolie, avec des yeux bruns, larges et vides. La sevillana finie, elle s’appuie une minute au portant, la bouche ouverte, puis regagne sans bruit le sous-sol, pendant que la Roussalka commence son tango.
— C’est une encore qui danse avec ses mains ! dit Brague tout haut.
Ses mains, ses bras, ses hanches, ses yeux, ses sourcils et ses cheveux — les pieds, malhabiles, ne savent ce qu’ils font. Mais l’outrecuidance rastaquouère de la Roussalka sauve tout, et la vaniteuse insolence de ses moindres gestes. Elle se loue d’un faux pas, s’applaudit d’un entrechat manqué, et n’attend pas de reprendre son souffle, dans la coulisse, pour parler, parler, parler, mentir, avec une abondance de Méridionale née en Russie.
Elle parle à tout le monde, familière comme une princesse saoule. Elle arrête par l’épaule un des blonds fils Schmetz, en maillot mauve, qui rougit, baisse les yeux et n’ose s’enfuir : elle bloque dans un coin la mère Schmetz qui lui répond des « Ia » secs comme des gifles ; le régisseur rigolard en entend de tous les calibres ; et Brague, donc, qui sifflote pendant qu’elle parle, parle, parle !
— Ma famille… Mon pays… Je suis Russe… Je parle quatorze langues, comme tous mes compatriotes… J’ai pour six mille francs de robes de scène, pour ce petit numéro de rien du tout… Mais vous verrez, mon cherrr, mes robes de ville ! L’argent n’est rien pour moi !… Je ne peux pas vous dire mon véritable nom : qu’est-ce qui se passerait, alors !… Mon père a la plus belle situation de tout Moscou. Il est marié, vous savez ! Seulement il n’est pas marié avec ma mère… Il me donne tout ce que je veux… Vous avez vu ma sœur ? C’est une propre à rien. Je la bats beaucoup, elle ne veut rien faire. Mais au moins elle est pure ! Sur ma vie, vous savez, elle l’est !… Vous ne m’avez pas vue, à Berlin, l’an passé ? Là, il fallait me voir ! un numéro de trente-deux mille francs, mon cherrr ! Avec cette crapule de Castillo, le danseur. Il m’a volée, sur ma vie ! Mais en passant la frontière russe, j’ai tout dit à mon père, et on a coffré Castillo. En Russie, nous sommes terribles pour le vol. Coffré, mais coffré ! Comme ça !
Elle fait le geste de tourner une clef dans la serrure, et ses yeux cernés de bleu gras brillent méchamment. Puis elle descend, essoufflée, à sa loge, et se détend les nerfs en giflant sa « sœur » à tour de bras. De belles gifles de théâtre, sonores, mais qui claquent au vrai sur les joues enfantines. On les entend dans le couloir. La mère Schmetz, indignée, parle de se « blaintre au dribunal » et serre contre elle les derniers nés de la tribu, deux blondins de sept et huit ans, comme si « la Poison » allait les fesser…
Quel feu malfaisant consume ce bout de femme ? La semaine n’est pas finie qu’elle a jeté un soulier de satin à la tête du chef d’orchestre, traité le secrétaire général de « souteneur » ; et l’habilleuse, accusée d’un vol de bijoux, sanglote… Où sont les calmes soirées de l’Élysée-Pigalle, et la paix endormie de ses cellules aux portes closes ? On n’en peut plus. « La Poison » a tout gâté.
— Elle me court ! menace Jady. Qu’elle me dise un mot ! Pas même : qu’elle me touche en passant dans une porte, et je la sors !
Brague, pour un peu, aiderait Jady : il ne digère pas l’inexcusable succès de la Roussalka qui rutile parmi les maillots reprisés, les robes passées à la neufaline et les décors enfumés, comme un bijou en toc tout neuf.
— J’aime bien ma tranquillité, chuchote Ida à Brague. Personne n’a jamais rien eu à dire sur mon mari ni sur moi, n’est-ce pas ? Eh bien, je vous assure, « quante » je sors de scène, vous savez, « quante » j’emporte Hector debout sur mes mains, et que je vois cette « poison » qui rigole après nous deux, pour un peu je lui laisserais tomber Hector sur la tête !
Personne ne s’occupe plus de la petite « sœur » blonde, qui ne dit mot et danse en somnambule, entre deux gifles. On la rencontre dans les couloirs, l’épaule tirée par le seau de toilette ou le broc plein d’eau. Elle traîne des savates poisseuses et des jupons qui pendent par derrière, miséreux.
Mais, après le spectacle, la Roussalka l’affuble d’une robe à martingale, un peu flottante sur son jeune corps plat, d’un chapeau qui lui descend jusqu’aux reins, et l’emmène, les joues frottées de rose et les cils gommés, dans les bars de nuit de la Butte. Elle l’assied, docile et mal éveillée, devant des cocktails, et parmi l’étonnement blagueur des « amis » de rencontre, recommence à parler, parler, mentir :
— Mon père… le plus haut fonctionnaire de Moscou… Je parle quatorze langues… Moi, je ne mens jamais ; mais les Russes, mes compatriotes, sont tous des menteurs… J’ai fait deux fois le tour du monde sur un yacht princier… Tous mes bijoux sont à Moscou, ma famille me défend de les porter à la scène, à cause des couronnes ducales qui sont dessus…
La petite sœur continue à dormir éveillée. Elle a de temps en temps un sursaut étonné, quand l’un des « amis » serre sa taille mince ou caresse son cou nu, tout mauve de blanc-de-perle. Sa surprise déchaîne la colère de la Roussalka.
— Allons, toi ! où es-tu encore ? Jésus ! Quelle vie, de traîner après moi cette fille !
Elle prend à témoin les « amis » et le restaurant tout entier :
— Vous la voyez, cette propre à rien ? L’argent qu’elle m’a coûté ne tiendrait pas sur cette table ! Tout le jour, je pleure à cause d’elle qui ne veut rien faire, rien, rien !
L’enfant giflée ne bat pas des cils. À quel jeune passé, à quelle évasion rêvent ces grands yeux bruns, mystérieux et vides ?
II
— Ça, édicte Brague, c’est une gosse qu’on collera dans la figuration. Une de plus, une de moins… elle gagnera toujours ses quarante sous… quoique j’aime pas beaucoup m’appuyer des laissés-pour-compte… Je le dis pour qu’on le sache une autre fois…
Brague parle en maître, au noir royaume de l’Élysée-Pigalle, où ses doubles fonctions de mime et de metteur en scène lui assurent une autorité indiscutée.
Le « laissé-pour-compte » n’en a cure, on dirait. Elle remercie vaguement, d’un sourire vide, qui ne remonte pas jusqu’à ses grands yeux couleur de café trouble, et reste là, les mains pendantes, tortillant l’anse d’un réticule fané.
Brague vient de la baptiser : on l’appellera le « Laissé-pour-Compte ». La semaine dernière elle était la « petite sœur propre à rien » — elle gagne au change.
D’ailleurs elle décourage la méchanceté, et même l’attention, cette abandonnée que la Roussalka, sa « sœur », vient de planter là, sans bruit, lui laissant trois chemises de soie déchirées, deux « tailleurs » trop grands, et des souliers de soirée à boucles de strass, sans compter un chapeau et la clef de la chambre qu’elles occupaient ensemble, rue Fontaine.
La Roussalka, « la Poison », cette bourrasque, ce nuage chargé de grêle qui crevait au moindre choc, a montré dans sa fuite une étrange discrétion, emportant ses quatre malles, ses « papiers de famille », le portrait de son pèrrre « qui fait la pluie et le beau temps à Moscou », mais oubliant la petite sœur qui dansait avec elle, docile, endormie, et comme lourde de gifles…
Le « Laissé-pour-Compte » n’a pas pleuré, ni crié. Elle a exposé son cas à Mme la directrice, en peu de mots, avec un accent flamand qui sied à sa figure de mouton blond. Madame ne s’est pas répandue en protestations apitoyées — pas plus que Jady, la diseuse, pas plus que Brague. Le « Laissé-pour-Compte » atteint ses dix-huit ans, elle est d’âge à sortir toute seule et à se débrouiller.
— Dix-huit ans ! ronchonnait Jady, crevée de noce et de bronchite. Dix-huit ans ! et elle voudrait que je la plaigne !
Brague, brave type au fond, a eu un bon mouvement :
— Quarante sous, que j’avais dit ? On va lui f… trois francs, pour lui donner le temps de se retourner.
Depuis, le « Laissé-pour-Compte » vient s’asseoir, tous les jours, à une heure, sur un des fauteuils entoilés de l’Élysée-Pigalle, et attend. À l’appel de Brague : « En scène, les grandes hétaïres ! » elle gravit la passerelle qui enjambe l’orchestre, et va s’installer devant une table de caboulot, en zinc poisseux. Dans la pantomime en cours de répétitions, elle sera, sous une robe rose retapée, une « soupeuse élégante » de cabaret montmartrois.
On ne la voit presque pas, de la salle, parce qu’on l’a mise tout au fond de la scène, derrière les chapeaux de ces dames de la figuration, immenses et minables. L’accessoiriste pose devant elle un verre vide et une cuillère, et elle s’accoude, son menton enfantin posé sur son gant sale.
C’est une pensionnaire de tout repos. Elle ne bavarde pas en scène, elle ne se plaint pas du courant d’air sifflant qui glace les jambes, elle n’a pas, comme la môme Myriam, ce regard malheureux, enragé et affamé, qui demande à manger, ni l’activité fébrile de Vanda la Pondeuse, qui tire à chaque minute de sa poche une chaussette d’enfant trouée ou une brassière en finette qu’elle coud en se cachant…
Le « Laissé-pour-Compte » est retombé dans l’oubli, avec un air de dire : « Enfin ! », de s’y coucher en rond, comme si l’indifférence générale la délivrait du souci d’exister. Elle parle encore moins que la danseuse étoile, une Milanaise lourde, marquée de la petite vérole, bardée de médailles bénites et de cornes de corail. Celle-ci, du moins, ne se tait que par mépris, appliquée à ses pointes, à ses entrechats-six, à toute son acrobatie laborieuse et sans grâce qui met en jeu des muscles de matelot.
Au premier plan, Brague se démène, point ménager de ses forces.
— A-t-il de la chance de suer comme ça ! soupire la môme Myriam, pâle de froid sous son rouge.
Le mime Brague sue — vainement. Il s’use à vouloir communiquer sa foi, sa fièvre à la petite grue en fourrures pelées, à la ravaudeuse obstinée, à la danseuse rogue. Il exige — ô folie ! — que Myriam, Vanda et l’italienne aient l’air de s’intéresser à l’action :
— Je vous dis, bon Dieu ! je vous dis que c’est le moment que les deux types commencent à s’attraper ! Quand deux types s’attrapent à côté de vous, c’est tout ce que ça vous fait ? Grouillez-vous, bon Dieu ! Faites : « Ah ! » comme quand y a une engueulade dans un bar, et qu’on gare ses robes, comme ça !…
Après une heure d’efforts, de cris, de fureur, Brague se repose, se récompense, en travaillant sa grande scène, la scène où il lit la lettre de sa mère. La joie, la surprise, puis l’épouvante, enfin le désespoir se peignent sur sa figure couturée avec une telle intensité d’expression, un excès si pathétique, que Vanda cesse de coudre, Myriam de battre la semelle et la danseuse italienne, serrée dans son fichu de laine grise, daigne quitter le portant pour regarder Brague pleurer. Petit triomphe quotidien, savoureux quand même.
Pourtant, chaque fois, un gloussement léger, comme un rire qu’on étouffe, trouble cette minute émouvante. La fine oreille de Brague l’a perçu, dès le premier jour…
Le deuxième jour :
— Laquelle que c’est, l’andouille qui se gondole ? s’écrie-t-il.
Pas de réponse, et les visages mornes des « grandes hétaïres » ne révèlent rien.
Le troisième jour :
— Il y a quarante sous d’amende qui vont tomber sur la poire à je sais bien qui, pour trouble de répétition !
Mais Brague ne sait pas qui…
Enfin, le quatrième jour :
— Le « Laissé-pour-Compte », est-ce que tu te payes mon citron ? éclate Brague… Décarcassez-vous, oui, tâchez de mettre dans ce que vous faites un peu de… vie tragique, de… beauté véridique et simple, de sortir, enfin, des pantomimes à la mie, pour arriver à quoi ? à faire se gondoler des numéros comme le laissé-pour-compte !
Une chaise tombe, et l’on voit surgir de l’ombre funèbre un « Laissé-pour-Compte » tremblant, pâle, qui chevrote :
— Mais, mons… monsieur Brague… je… ne ris pas… je pleure !
III
Je suis un type vraiment épatant,
Un type qu’aim’ bien les enfants,
Les mignons enfants,
Ah ! les carcans !…
Adossée à un mât de fer, le « Laissé-pour-Compte » se balance comme un petit ours captif, pour frotter machinalement ses omoplates poudrées à la fraîcheur du métal. Elle écoute et regarde, de très loin, celui que le compère vient de présenter à la commère comme un bonbon de choix, en pinçant deux doigts qui semblent tenir un papillon plié :
— La mode est aux plébiscites, ma chère amie ; je suis heureux de vous annoncer celui qu’une imposante majorité vient d’élire prince du Rire : notre joyeux camarade Sarracq !
« La redingote ne lui va pas si bien qu’à Raffort, songe le « Laissé-pour-Compte ». Et déjà, à Raffort, on voyait bien qu’elle n’avait pas été faite pour lui… »
Elle compare la redingote gris perle de Sarracq, trop large, trop longue, au frac de satin violet qui bride le grassouillet compère. Celui-ci s’applique, le bras arrondi et l’épaule en l’air, à cacher que les manches sont trop courtes. Quand il remonte, dos au public, il efface et serre des reins inquiets, à l’étroit dans la culotte qui s’élime…
Une chaleur sinistre pèse sur cette fin de soirée. Ce n’est pas l’orage qui exaspère et dont on attend la rupture diluvienne. C’est une nuit d’août, succédant à des jours et des nuits sans nuages et sans eau. C’est la sévère chaleur de l’été, qui a pénétré lentement jusqu’aux coulisses obscures, jusqu’aux sous-sols moisis de l’Empyrée-Palace. Les artistes le savent bien. On n’entend plus de cris, plus de rires ; les loges même de la figuration, béantes sur les couloirs, ne résonnent plus de l’hygiénique tumulte des engueulades. De la commère aux machinistes, tous se meuvent prudemment, avec une économie de naufragés qui ménagent leurs dernières forces.
« Demain, matinée ! » songe le « Laissé-pour-Compte ». Elle baisse la tête comme un cheval de fiacre et regarde sans les voir ses chaussons de satin, troués à la place de l’orteil. Un frais parfum d’éther et de sels anglais la ranime : « Ah ! oui, c’est pour Elsie qui s’est trouvée mal. Elle a de la chance, on peut le dire ! Du coup, sa soirée est tirée… »
Quatre fillettes maigres, en robes de broderie anglaise, paraissent une à une sur l’escalier de fer. Leur passage muet semble aimanter le « Laissé-pour-Compte », qui les suit somnambuliquement. Du même pas incertain, elles entrent en scène l’une derrière l’autre, chantent un couplet indistinct sur les jeux des petites filles, jettent en même temps leurs jambes et leurs jupes de bébé en l’air, puis elles reviennent dans la coulisse en haletant.
Parce que le « Laissé-pour-Compte » exhale, en s’accotant à la poutre de fer, un « Il fait chaud ! » inconscient, désespéré, l’une des quatre babies éclate d’un rire nerveux, comme si le « Laissé-pour-Compte » avait dit quelque chose de très drôle…
La revue d’été, condamnée à atteindre le 1er septembre, agonise. Elle connaît des soirs minables, où deux cents spectateurs, égaillés dans la salle sonore, se regardent avec gêne et disparaissent avant l’apothéose. Elle ressuscite, certains samedis, certains dimanches pluvieux qui gorgent le promenoir d’une foule odorante.
La direction, prudente jusqu’au cynisme, a biffé tour à tour, sur l’affiche, les coûteuses vedettes de la création ; le danseur anglais a dédaigné l’été parisien ; l’étoile d’opérette sopranise à Trouville ; cent représentations ont épuisé des relais de commères. Sarracq, notoire sur la rive gauche, endosse la redingote de Raffort, qui succédait lui-même au danseur anglais, et de ce fait grandit jusqu’au « fromage blanc » son nom honnêtement ignoré en deçà des ponts.
Il n’y a que les costumes qu’on ne renouvelle pas, les costumes — et le « Laissé-pour-Compte ». Depuis le jour où sa fantasque sœur, danseuse, l’abandonna à l’Empyrée-Palace, il y a trois ans, le « Laissé-pour-Compte » fait partie de la maison en qualité de figurante dans les revues, dans les pantomimes et dans les ballets. La chance a voulu qu’un jour le directeur la remarquât au point de s’informer :
— Qu’est-ce que c’est donc que cette petite ?
— C’est du trois francs trente-trois, répondit le régisseur.
Dès le surlendemain, le « Laissé-pour-Compte » éblouie, touchait 160 francs au lieu de ses cinq louis mensuels. Elle fournit, en échange, un nombre incalculable d’heures de présence, qui se consument en oisiveté bovine ou en travail plus abêtissant que l’oisiveté : défilés, chœurs, poses plastiques… L’hiver, l’été passent sur elle sans la libérer, et la fatigue a déjà gonflé de deux poches lymphatiques ses paupières molles et jeunes. Elle est douce, avec de grands yeux soumis, et telle que le régisseur la proclame tantôt la « crème des pensionnaires », tantôt le « modèle des ballots ».
Ce soir, elle a chaud, comme tout le monde, un peu plus que tout le monde, parce qu’elle ne mange guère. Rien que le souvenir de son dîner lui donne la nausée : elle se voit encore attablée sur le trottoir, devant une portion de bœuf tiède qu’elle ne découpe même pas. Il y avait aussi des petits pois qui sentaient le chien mouillé… Elle agite, autour de ses joues, les boucles de sa perruque épaisse, et se dirige sans hâte vers l’escalier de fer. Rien ne la presse de quitter ce lieu où elle dépérit lentement, paisiblement, avec une sorte de sécurité funèbre. Avant de descendre, elle risque un œil à la fente du rideau et dit craintivement :
— Oh ! c’est encore plein de sauvages, ce soir !
C’est que le « Laissé-pour-Compte » a peur du public d’été. Elle sait que les habitués boutiquiers et tranquilles de l’Empyrée-Palace cèdent leurs fauteuils, en août, à des tribus étonnantes, dont le rauque murmure étranger, pendant l’entr’acte, inquiète. Elle redoute autant les rudes barbes teutonnes que le dur crépon bleu-noir des Orientaux et leur peau suave, couleur de cigare, autant que l’impénétrable sourire des nègres… C’est la chaleur qui les amène, avec les autres fléaux de la canicule.
Le « Laissé-pour-Compte » n’ignore pas que les « sauvages » suivent et sollicitent dans les rues désertes, après minuit, les petites figurantes, blanches d’anémie, qui gagnent au théâtre trois francs trente-trois par jour.
« Naturellement qu’il faut vivre, songe le « Laissé-pour-Compte », avec sa résignation de vieux cheval. Mais pas ceux-là, pas ceux-là, pas les « sauvages ! »
Elle est bien décidée à rentrer seule, d’ailleurs. Elle marchera, quoique épuisée, jusqu’au quartier Caulaincourt, de l’autre côté du pont. Sa petite chambre torride l’attend, tout en haut d’une maison meublée, au-dessus du cimetière Montmartre. Les murs minces restent tièdes toute la nuit, et le vent n’y porte que la fumée des usines.
Ce n’est pas une chambre pour vivre, ni même pour dormir. Mais le « Laissé-pour-Compte » a acheté une demi-livre de prunes, qu’elle mangera toute seule, en chemise, à sa fenêtre. C’est son luxe d’été. Elle pince les noyaux entre deux doigts et joue à les lancer très loin, jusqu’au cimetière. Dans le silence qui précède l’aube, quand elle entend le noyau rebondir et sonner musicalement contre une croix de fer, sur la vitre d’une chapelle, elle sourit et dit : « Ah ! j’ai gagné ! »