L’Envers du Music-Hall/Le Mauvais matin
LE MAUVAIS MATIN
Aucun de nous quatre ne trouve grâce devant la lumière qui tombe du vitrage, verticale et froide comme une douche. Il est neuf heures du matin. — l’aube des gens qui se couchent tard. Se peut-il qu’il y ait, à quelque deux kilomètres d’ici, un lit chaud, une tasse où fume encore un peu de thé parfumé ?… Il me semble que je ne me recoucherai plus jamais. Cette salle de répétitions, qui connaît nos rendez-vous matinaux et rechignés, me désole.
— Aââh !… bâille tout haut la belle Bastienne.
Le mime Brague lui jette un regard féroce, qui réplique : « C’est bien fait ! » Il est pâle et mal rasé ; mais la belle Bastienne, affalée, tassée dans un manteau-guérite, apitoierait tout autre qu’un camarade, avec ses bourrelets roses sous les yeux et ses oreilles exsangues. Le compositeur Palestrier, blafard, le nez mauve, joue le poivrot qu’on a oublié la nuit au poste. Et moi… Seigneur ! ce coup de sabre au long de la joue, ces mèches en foin défrisé, cette peau que le sang paresseux déserte… On croirait que nous étalons, que nous exagérons notre disgrâce par une sorte de sadisme stupide. « C’est bien fait ! » dit le coup d’œil de Brague, qui cingle ma joue creusée. Et le mien lui répond : « Tu en es un autre ! »
Nous flânons, au lieu d’abréger la répétition de notre mimodrame. Palestrier raconte pâteusement des histoires qui sont peut-être drôles, mais la cigarette éteinte qu’il mâche communique à ses paroles une redoutable odeur. Le poêle de la salle ronfle et ne chauffe pas encore ; nous épions tous la petite fenêtre de mica, comme des sauvages transis espérant le lever splendide de l’astre…
— Avec quoi qu’ils chauffent, je me le demande ? hasarde Palestrier, rêveur. Peut-être avec des bûches en papier de journal qu’on serre dans du fil de fer. Je sais faire ça, moi. J’ai appris, l’année de mon prix du Conservatoire, chez une vieille dame qui me collait trois francs pour y jouer des valses… Des fois, je m’amenais chez elle : « Nous ne ferons pas de musique aujourd’hui, qu’elle faisait : ma chienne est énervée et le piano l’agace ! » Alors elle m’invitait à fabriquer sa provision de chauffage, tout journal et fil de fer. C’est elle aussi qui m’a enseigné à encaustiquer les cuivres ; j’ai pas perdu mon temps avec elle. À cette époque-là, pourvu que je bouffe, j’aurais tondu les chiens et coupé les chats…
Il contemple dans le carré de mica ardent sa jeunesse indigente, le temps où son talent se débattait au fond de lui comme une noble bête affamée. Elle est si vivante devant lui, sa jeunesse hâve et creuse, qu’il reprend, pour l’évoquer, la voix traînante et grasse, la savoureuse syntaxe du faubourg, et qu’il enfonce ses mains dans ses poches, en frissonnant des épaules…
Ce dur matin d’hiver nous trouve sans courage, sans élan vers l’avenir. Rien ne veut fleurir ni brûler en nous sous ce jour de neige sale. L’heure, le froid, le mauvais réveil, une mal’aria éphémère nous rejettent, voûtés et craintifs, vers ce qu’il y a de plus misérable, de plus humilié dans notre passé…
— C’est comme moi, dit soudain Brague. Bouffer… les gens qui ont toujours eu de quoi ne se figurent pas ce que c’est. Je me souviens d’un moment où j’avais encore crédit chez le bistro, mais plus moyen d’avoir du bricheton… Quand j’avalais mon verre de vin rouge, j’aurais pleuré rien qu’à l’idée d’un petit croûton frais pour tremper dedans…
— C’est comme moi… continue la belle Bastienne. Quand j’étais toute gosse, quinze, seize ans, je tombais faible le matin, à la leçon de danse, parce que je ne mangeais pas assez. La maîtresse de ballet me demandait si j’étais malade, mais je crânais et je lui répondais : « C’est mon amant, madame, qui m’a fatiguée ! » Un amant ! comme si j’avais su ce que c’était ! Elle levait les bras au ciel : « Ah ! vous ne le garderez pas longtemps, mon enfant, votre port de reine ! Mais qu’est-ce que vous avez toutes dans le corps ? » Ce que je n’y avais pas, c’était une bonne assiettée de soupe chaude, oui !…
Elle parle lentement, avec une sagesse appliquée, comme si elle épelait ses souvenirs. Assise, les genoux écartés, la belle Bastienne s’écrase dans une posture de ménagère qui surveille la marmite. Son « port de reine » et son hardi sourire, elle les a rejetés comme des accessoires de scène…
Un accord plaqué, une gamme où s’accrochent des doigts gourds, nous émeuvent d’un frisson superficiel. Il va falloir quitter ma pose d’animal hibernant, tête penchée sur l’épaule, mains mêlées et recroquevillées comme de frileuses pattes… Je ne dormais pas. Je reviens, comme mes camarades, d’un rêve amer. La faim, la soif… ce doit être un supplice simple et complet, qui occupe toutes les heures, qui ne laisse pas de place à d’autres tourments… Il empêche de penser, il substitue à toute autre image celle d’un mets odorant et chaud — l’espoir, grâce à lui, ce n’est rien d’autre qu’un pain rond, dans une gloire de rayons…
Brague est debout le premier. Les rudes conseils, les invectives nécessaires font, en s’échappant de ses lèvres, un bruit familier. Que de laides paroles autour d’un beau geste !… Combien d’essais et d’échecs, sur ces trois visages de mimes où l’effort pose un masque tôt brisé ! Les mains obligées à parler, les bras un instant éloquents semblent se rompre soudain et font de nous, en retombant sans force, des statues mutilées…
Il n’importe. Le but, difficile à atteindre, n’est pas inaccessible. Nos paroles, de moins en moins pressées, se détachent de nous comme les fragments d’une gangue ingrate. Chargés d’un devoir plus subtil que ceux qui déclament les alexandrins ou échangent les répliques d’une prose vive, nous avons hâte d’écarter de nos muets dialogues la parole — l’obstacle grossier qui nous sépare du silence, du silence parfait, rythmé, limpide, orgueilleux de tout exprimer et qui ne reconnaît d’autre appui, d’autre frein, que la seule Musique…