Aller au contenu

L’Envers du Music-Hall/Lola

La bibliothèque libre.
(Colette Willy)
Flammarion (p. 26-28).

LOLA


Dans ma loge, tous les soirs, j’entendais, sur les marches de fer qui conduisent au plateau, un tic tac de grosses béquilles.

Pourtant, le programme ne comportait aucun « numéro d’amputé »… J’ouvrais ma porte, pour voir le petit cheval nain grimper l’escalier, de ses pieds adroits, non ferrés. L’âne blanc le suivait, sabotant sec, et puis le danois bringé, aux grosses pattes molles, et puis le caniche beige, et les fox-terriers.

La Viennoise rondelette, qui régissait le « cirque miniature », veillait, ensuite, à l’ascension du petit ours, toujours récalcitrant et comme désespéré, qui étreignait les montants de l’échelle et gémissait sourdement, en enfant qu’on mène au cachot. Deux singes suivaient, en falbalas de soie et de paillettes, fleurant le poulailler mal tenu. Tous montaient avec des soupirs étouffés, des grognements contenus, des jurons à voix basse ; ils s’en allaient attendre l’heure du travail quotidien.

Je ne voulais plus les voir là-haut, captifs et sages ; le spectacle de leur résignation m’était devenu intolérable. Je savais que le petit cheval, martingalé, essayait en vain d’encenser et détendait sans cesse une jambe de devant, avec un geste ataxique. Je savais qu’un des singes, mélancolique et faible, appuyait enfantinement sa tête à l’épaule de son compagnon, en fermant les yeux ; que le danois stupide regardait devant lui, sombre et fixe ; que le vieux caniche battait de la queue avec une bienveillance sénile ; que l’ours, surtout, le petit ours, prenait sa tête à deux mains en geignant et pleurait tout bas, parce qu’une courroie très fine, bouclée autour de son museau, lui coupait presque la lèvre.

J’aurais voulu oublier ce groupe misérable, harnaché de cuir blanc et de grelots, paré de rubans, ces gueules haletantes, ces haleines âpres de bêtes à jeun, je ne voulais plus voir, ni plaindre, cette douleur animale que je ne pouvais secourir. Je restais en bas, — avec Lola.

Lola ne venait pas me rejoindre tout de suite. Elle attendait que le sourd travail d’ascension se fût tu, que le dernier fox-terrier eût caché, au tournant de l’échelle, son derrière blanc de lapin. Puis elle poussait ma porte entre-bâillée, du bout de son museau insinuant.

Elle était si blanche que ma loge sordide s’éclairait. Un long, long corps de lévrier, blanc de neige, — la nuque, les coudes, les cuisses et la queue hérissés d’un argent fin, d’un flottant poil brillant comme du fil de verre. Elle entrait et levait vers moi ses prunelles mêlées de brun et d’orange, dont la rare couleur eût suffi à émouvoir. Sa langue rose et sèche pendait un peu, et elle haletait doucement, de soif…

« Donne-moi à boire… Donne-moi à boire, quoiqu’on l’ait défendu… Mes compagnons ont soif aussi, là-haut, on ne doit pas boire avant le travail… Mais toi, donne-moi à boire… »

Elle lapait l’eau tiédie, dans la cuvette de zinc que je rinçais pour elle. Elle lapait avec une distinction qui semblait, comme tous ses gestes, affectée, et j’avais honte, devant elle, du bord écaillé de la cuvette, du broc cabossé, du mur gras qu’elle évitait de frôler…

Pendant qu’elle buvait, je regardais ses petites oreilles en forme d’ailes, ses pattes dures comme celles d’un cerf, ses reins sans chair et ses beaux ongles, blancs comme son poil…

Désaltérée, elle détournait de la cuvette son pudique museau effilé, et me livrait un peu plus longtemps son regard où je ne pouvais rien lire, sinon une vague inquiétude, une sorte de prière farouche… Puis, elle montait toute seule vers le plateau, où son rôle se bornait, d’ailleurs, à une figuration honorable, à quelques sauts de barrière qu’elle accomplissait élégamment, avec une puissance dissimulée et paresseuse. La rampe avivait l’or de ses yeux, et elle répondait à chaque claquement de la chambrière par une grimace nerveuse, un menaçant sourire qui découvrait des gencives roses et des dents parfaites.

Pendant presque un mois, elle ne me demanda rien que l’eau fade et tiède dans la cuvette écaillée. Chaque soir, je lui disais, sans paroles : « Prends. Je voudrais te donner tout ce qui t’est dû. Car tu m’as reconnue, et tu m’as demandé à boire, toi qui ne parles à personne, pas même à la dame viennoise qui noue, d’une main potelée et autoritaire, un collier bleu à ton cou de serpent… »

Le vingt-neuvième jour, j’embrassai, chagrine, la chienne sur son front satiné et plat, et, le trentième jour… je l’achetai.

« Belle mais pas savante », me confia la dame viennoise. Elle gazouilla pour Lola, en manière d’adieu, des gentillesses austro-hongroises ; la chienne se tenait debout auprès de moi, sérieuse, et regardait droit devant elle, avec un air dur, en louchant un peu. Et puis, je pris la laisse pendante, et je marchai, et les longs fuseaux secs, armés de griffes blanches, mesurèrent leurs pas sur les miens…

Elle me suivit moins qu’elle ne m’accompagna, et je soulevais, pour qu’elle ne lui pesât point, la chaîne de cette princesse prisonnière. Sa rançon, que j’avais payée, suffirait-elle à la faire mienne ?

Ce jour-là, Lola ne mangea pas et refusa de boire l’eau fraîche que je lui offris dans un bol blanc acheté tout exprès. Mais elle tourna languissamment son cou onduleux, son museau fiévreux et fin vers la vieille cuvette écaillée. Elle y but, et releva vers moi son généreux regard, pailleté comme une liqueur étincelante :

« Je ne suis pas une princesse enchaînée, mais une chienne, une vraie chienne, au cœur de chienne. Je suis innocente de toute cette beauté que l’on voit trop, et qui t’a fait envie. Est-ce pour elle seule que tu m’as achetée ? Est-ce pour ma robe d’argent, mon ventre en arceau qui avale l’air, ma poitrine en carène, mes os secs et sonores, nus sous ma chair avare et légère ? Ma démarche t’enchante, et aussi le bond harmonieux dont je semble franchir à la fois et couronner un portique invisible, et tu me nommes princesse enchaînée, chimère, beau serpent, cheval fée… et te voilà interdite devant moi !… Je ne suis qu’une chienne au cœur de chienne, orgueilleuse, malade de tendresse, et tremblant de se donner trop vite. C’est moi qui tremble, parce que tu m’as échangée, à jamais, contre ce peu d’eau tiédie que ta main versa, tous les soirs, au fond d’une cuvette écaillée… »