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L’Envers du Music-Hall/Malaise

La bibliothèque libre.
(Colette Willy)
Flammarion (p. 28-30).

MALAISE


Est-ce aujourd’hui qu’il se tuera ?

Ramassé sur sa bicyclette, le dos en pédale en vacillant sur sa table tournante, il lutte contre la force centrifuge comme contre un vent furieux.

La table sans rebord tourne sous lui, d’abord lentement, puis plus vite, jusqu’à n’être qu’un disque ciré, brillant, moiré de vitesse, rayé de cercles concentriques comme un bassin où l’on vient de jeter un caillou. Le petit homme noir, monté sur deux roues, s’évertue là-dessus, sans cesse repoussé par la force invincible, et lorsqu’il chancelle, chacune de ses défaillances nous arrache à tous la même aspiration étranglée.

Toute la machine vire avec un grondement sourd de moteur ; les bords mortels de la table tournoyante étincellent de feux électriques, verts et rouges ; — une sirène aiguë accompagne la course d’un cri menaçant —.

Malgré la rafale circulaire qui balaye le plateau, nous restons là, derrière les portants — machinistes en cotte bleue, muets et compétents, gymnastes aux cheveux gras, le visage d’un rose de fleur fausse, petites artistes couvertes à la hâte de kimonos décolorés, les cheveux tirés à la chinoise sous le « ruban de maquillage » en caoutchouc crasseux… Nous restons là, cloués par l’attrait abominable : « Est-ce aujourd’hui qu’il va se tuer ? »

Non. C’est fini. La sirène a tu sa plainte chromatique, en même temps que s’arrêtait la table vertigineuse, et l’insecte noir, qui luttait agrippé à sa bicyclette, reprend pied, d’un saut leste, sur le disque immobilisé.

Ce n’est pas aujourd’hui qu’il se tuera. À moins que ce soir… Car c’est dimanche, et nous n’en sommes qu’à la matinée. Évidemment, il a encore le temps de se tuer à la représentation du soir…

Je voudrais sortir d’ici. Mais dehors, c’est la pluie, la déprimante, la noire et désolante pluie méridionale, sous laquelle une ville, hier blanche au soleil le long de la mer, semble fondre en boue jaune. Il n’y a, hors d’ici, que la pluie et la chambre d’hôtel. Ceux qui voyagent sans repos, ceux qui errent solitaires, ceux qui s’asseyent, à la petite table des restaurants, devant une seule assiette, un seul verre, et qui étayent contre la carafe un journal plié, ceux-là connaissent la périodicité, le retour normal des crises de misère morale, la maladie de l’isolement.

Je voudrais m’en aller d’ici, mais je manque passagèrement de force pour compléter mon souhait, pour imaginer le lieu qui me réconforterait. Créer ce lieu, ou le ressusciter dans mon souvenir, le peupler d’un visage aimé, l’animer de fleurs, d’eaux, de bêtes familières est un effort trop grand, qui me sera permis un peu plus tard — peut-être dans une heure… Mon dénuement mental s’accommode de la paresse physique qui me tient là, les jambes molles et le cœur lâche, plaintive et répétant tout bas : « Je voudrais m’en aller… »

Je crains, j’attends je ne sais quel drame. Je m’inquiète qu’on ait rassemblé ici, pour la perverse joie d’un public étranger, qui voit couler froidement le sang noir des taureaux, tant de « numéros » tragiques ou macabres… Une fièvre légère qui bat à mes tempes — fatigue du voyage, changement de climat, et l’humidité saline — hausse peut-être un décor connu, presque amical, jusqu’au cauchemar romanesque. Mon humeur singulière me sépare, ce soir, de mes frères étincelants et pauvres, qui s’agitent autour de moi ; j’assiste, invisible, à leurs travaux, du haut d’une sorte de quai, bordé d’un balcon de fer, qui longe les loges d’artistes et surplombe la scène…

Un diable rouge, à présent, a jailli d’une trappe, et j’entends les rires du public lointain, à cause de la barbiche rousse, des sourcils fourchus, à cause du masque entier, modelé en pâte grasse et en crayons noirs…

Mais l’homme commence un labeur de contorsionniste, une dislocation lente, serpentine, un dévissage de toutes ses articulations, un enchevêtrement, une passementerie de tous ses membres tressés — et j’aperçois d’ici les raisons qu’il a de cacher ses traits sous ceux d’un diable risible : le supplice qu’il s’impose est tel, par moments, que son visage refuse de lui obéir et devient, en vérité, le visage d’un condamné à la flamme éternelle… Va-t-il succomber, comme un reptile qui s’étouffe de ses propres nœuds ? Et puis, il est en deçà de la musique, pour moi, et l’orchestre ne domine pas toujours sa plainte fréquente, une petite plainte courte d’homme qu’on écrase lentement…

Quand il s’en va enfin, quand il passe au-dessous de moi, marchant d’un pas flasque, traînant son long corps qui semble à moitié vide, j’élargis ma poitrine contractée, je cherche l’air. J’espère la fin de ces drames brefs, j’aspire à quelque ballet fleuri et fade… mais déjà s’apprêtent des carabines qui visent, pour cible, l’as de carreau que lève la main confiante d’une enfant.

Je ne puis supporter la vue de cette petite main blanche — j’invente maladivement, au creux de la paume, un trou rouge… Et cependant je reste, et cependant je me rapproche, je reviens me blottir derrière le portant, charmée par le vol foudroyant des lames que jette un lanceur de navajas… L’homme semble bouger à peine — un trait d’acier bleu jaillit de son poing et se plante, vibrant, dans une planche verticale, contre la tempe d’un adolescent qui sourit fixement et ne cille pas.

Je cligne, moi, au passage de chaque lame, et chaque fois, je baisse la nuque… Un cri dans la salle, un cri de femme effrayée achève d’ébranler mes nerfs — pourtant l’adolescent est là, vivant, toujours souriant et pétrifié… Il n’y a rien eu, il est vivant, vivant !… Il n’y a rien eu que l’arrêt, sans doute, que l’indécision, pendant un temps inappréciable, de ce qui planait sur cette salle. Une aile souveraine, et qui n’a pas daigné descendre, a épargné aujourd’hui l’homme de la table vibrante, le cou torturé du diable rouge. Elle n’a pas voulu détourner de leur but les balles qui visaient l’as de carreau, au bout de la main frêle, mais elle s’est immobilisée un instant, par caprice, au-dessus de la tête du jeune saint Sébastien qui sourit, là-bas, le front auréolé de couteaux…

Elle revoie maintenant… Va-t-elle s’éloigner de nous, Celle dont l’invisible présence m’opprimait si fort et me faisait une âme si tremblante, avide d’horreur et pusillanime — une âme de spectateur…