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L’Envers du Music-Hall/Matinée

La bibliothèque libre.
(Colette Willy)
Flammarion (p. 16-18).

MATINÉE


— Tu vois, ceux-là, dans les chars à bancs ? et puis ceux-là dans les sapins ? et puis ceux-là dans les fiacres ?… Tu vois ceux-là, sur le pas des portes, en bras de chemise ? et ceux-là à la terrasse des cafés ?… Eh bien ! tout ça, c’est des gens qui ne jouent pas en matinée. Tu m’entends ?

— … m’en fiche.

— Toi, tu joues en matinée.

— … sse-moi tranquille, Brague ?

— Moi, je joue en matinée. Nous jouons en matinée… Le dimanche, et le jeudi aussi, on a matinée…

Je le giflerais, s’il ne fallait, pour cela, lever un bras. Il continue, impitoyable :

— Il y a aussi ceux qui ne sont pas là, ceux qui se sont carapatés hier soir à la campagne et qui ne rentreront que lundi. Ils sont sous les feuilles ou bien ils font trempette dans la Marne… Enfin ils font ce qu’ils font, mais… ils ne jouent pas en matinée !

À l’arrêt brusque de notre taxi, le vent sec qui cuisait nos visages tombe. Je sens le trottoir chaud, à travers mes semelles minces. Mon cruel camarade se tait et pince la bouche, avec l’air de dire : « Ça devient sérieux. »

L’entrée des artistes, noire, étroite, exhale encore une fraîcheur moisie. Le concierge y somnole, assis, et se réveille à notre passage pour brandir un journal :

— Trente-six degrés, hein !

Il nous jette ça, épouvanté et triomphant, comme le chiffre des morts d’une belle catastrophe. Mais nous passons, silencieux, ménagers de nos gestes et de nos paroles, jaloux d’ailleurs de ce vieil homme qui veille, dans un obscur paradis à relent de cave et d’ammoniaque, au seuil de notre enfer… Et puis, trente-six degrés, qu’est-ce que ça veut dire ? Trente-six, ou trente-six mille, c’est tout un. Nous n’avons pas de thermomètre là-haut, au second étage. Trente-six degrés à la tour Saint-Jacques ? Et chez nous, à la matinée d’aujourd’hui, combien ? Combien dans ma loge, qui a deux fenêtres, deux royales fenêtres exposées au midi et dépourvues de volets ?

— Y a pas ! soupire Brague en entrant dans sa cabine, nous devons être bougrement « supérieurs à la normale » ici !

Un regard morne, et qui ne supplie même pas, sur mes vitres qu’embrase le soleil ; puis je laisse tomber mes vêtements sans plaisir : ma peau n’espère plus, entre la fenêtre et la porte, le joli courant d’air coupant qui glaçait, le mois passé, mes épaules nues…

Un silence étrange règne dans nos cellules pleines. En face de la mienne, une porte ouverte permet que je voie les dos de deux hommes assis, en peignoirs de bain sales, muets et penchés sur la tablette à maquillage. L’ampoule électrique brûle au-dessus d’eux, rosâtre, anémique, dans la grande lumière de trois heures.

Une note aiguë, un cri perçant et prolongé monte des profondeurs du théâtre : il y a donc, en ce moment, sur la scène, une femme qui, corsetée, sanglée de l’étroite robe longue des romancières », accomplit ce prodige de sourire, de chanter, de lancer vers les frises ce si pointu qui fait qu’on songe, la langue rèche de soif, à des citrons écorchés, à des groseilles mi-mûres, à toutes les choses acides, fraîches, vertes…

Quel soupir répond au mien, venu d’une loge voisine ! soupir tragique, presque sangloté… C’est celui, à coup sûr, de cette enfant mal remise d’une fièvre muqueuse, une « tour-de-chant » débile, que la chaleur furieuse épuise et qui se remonte avec des absinthes glacées…

Une huile trouble, qui fleure le vieux pétrole : c’est ma vaseline, méconnaissable. Une crème couleur de beurre douteux : voilà ce qu’est devenu mon blanc-gras. Le contenu du pot de rouge, liquéfié, pourrait servir à masquer, comme disent les cuisiniers, quelques « pêches cardinal »…

Tant bien que mal, me voici ointe de ces graisses multicolores, et poudrée. J’ai le temps de contempler, avant l’heure de la pantomime, mon visage où reluisent, sous le soleil, les couleurs mêlées du pétunia violet, du bégonia, du volubilis bleu sombre… Mais l’énergie de remuer, de marcher, de danser et de mimer, où la prendre ?…

Le soleil tourne un peu et quitte l’une de mes deux fenêtres, que j’ouvre grande ; mais l’accoudoir brûle mes paumes et l’impasse sent le melon pourri, le ruisseau sec… Deux femmes en cheveux ont planté leurs chaises au milieu de la chaussée et renversent la tête vers l’azur poudreux, comme des bêtes qu’on noie…

Un pas hésitant monte l’escalier ; je me détourne pour voir surgir, au palier, une danseuse fluette costumée en Peau-Rouge : elle est pâle malgré le fard, avec des tempes noires de sueur. Nous nous regardons sans parler ; puis elle soulève vers moi un pan de son costume brodé, alourdi de verroteries, chargé de cuir en rubans, de métal et de perles, et murmure en rentrant dans sa loge :

— Et avec ça, il pèse dix-huit livres !

Le timbre qui nous appelle sur le plateau trouble seul le silence. Je rencontre dans l’escalier des machinistes dépoitraillés et muets ; des figurantes en robes andalouses traversent le foyer sans autre salut qu’un coup d’œil féroce à la grande glace. Brague, à la torture dans le drap noir de sa courte veste et de sa longue culotte espagnoles, sifflote encore, par fierté, « pour n’avoir pas l’air de clamecer comme les autres ! » Un énorme garçon, rond comme un muid, dans son costume de cabaretier, suffoque et m’épouvante : s’il allait mourir en scène…

Et pourtant, les forces mystérieuses de la discipline, du rythme musical, l’orgueil enfantin et noble de paraître beaux, de paraître forts, nous soulèvent, nous conduisent… Vraiment, nous jouons comme d’habitude ! Le public, prostré, invisible dans la salle éteinte, ne verra rien de ce qu’il doit ignorer : le halètement rapide qui dessèche nos poumons, l’eau qui nous inonde et noircit la soie de nos costumes, la moustache de sueur et de poudre collée, qui virilise si mal à propos ma lèvre supérieure ; il ne verra pas, dans le visage exténué de son comique favori, le regard égaré, enragé, l’envie de mordre ; il ne devinera pas, surtout, qu’une horreur nerveuse me soulève, à ne rencontrer, à ne palper que des mains, des bras, des joues, des nuques mouillées ! Des manches humides, des cheveux collés, des verres poissés, des mouchoirs en éponges molles… Et moi-même…

Le rideau tombé, nous nous séparons vite, comme honteux, pauvre troupeau fumant que nous sommes… Nous nous hâtons vers la rue, aspirant au soir sec et poussiéreux, vers l’illusion de la fraîcheur que verse une lune déjà haute, épanouie, chaude et dédorée…