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L’Envers du Music-Hall/On arrive, on répète

La bibliothèque libre.
(Colette Willy)
Flammarion (p. 7-9).

ON ARRIVE, ON RÉPÈTE


Vers onze heures, nous arrivons à X…, une grande ville (peu importe le nom) où on ne paye pas mal, où on travaille beaucoup ; le public, gâté, veut les « grands numéros » tout de suite après Paris… Il pleut : une de ces pluies de printemps, tièdes, qui donnent sommeil et ramollissent les jarrets.

Le déjeuner lourd, la fumée de la brasserie — après la nuit passée dans le train — font de moi la bête la plus rechignée, qui boude au travail de l’après-midi. Mais Brague ne badine pas :

— « Grouille-toi le mou », allons ! La répétition est à deux heures.

— La barbe ! Je rentre à l’hôtel, et je dors ! Et puis je ne veux pas que tu me parles sur ce ton-là !

— Excusez, princesse. Je voulais simplement vous prier d’avoir l’extrême bonté de vous « manier le pète ». Les plâtres nous attendent.

— Quels plâtres ?

— Ceux de l’établissement. On jouera à la fraîche, ce soir.

J’oubliais. Nous étrennons un music-hall nouveau, qui s’appelle l’ « Atlantic », ou le « Gigantic », ou l’ « Olympic », — un nom de paquebot. Trois mille places, un bar américain, des attractions au promenoir pendant les entr’actes, un orchestre de tziganes dans le hall… Nous lirons ça demain dans les journaux ; pour nous autres, ça ne change rien, sauf que nous sommes sûrs de tousser dans les loges, parce que le calorifère neuf chauffera trop ou parce qu’il ne chauffera pas assez.

Je marche derrière Brague, qui se fraye un chemin à coups de coude sur l’avenue du Nord, encombrée d’employés et d’ouvrières qui se rendent, comme nous, à leur usine. Un piquant soleil de mars fait fumer la pluie, et mes cheveux défrisés pendent, comme dans le bain de vapeur. Le pardessus de Brague, trop long, lui bat les mollets et se crotte à chaque pas. À nous regarder, nous valons dix francs par soirée, Brague pas rasé et moucheté de boue, moi ivre de sommeil et coiffée en skye-terrier…

Je me laisse guider par mon camarade, et je remâche, à demi assoupie, des chiffres consolants :

— La répétition marquée pour deux heures ; donc, on peut compter sur quatre heures et demie… Une heure et demie ou deux heures de répétition avec l’orchestre, ça nous met à sept heures à l’hôtel ; la toilette, le dîner ; on retourne à la boîte à neuf heures ; on est rhabillée à minuit moins le quart ; le temps de boire une citronnade à la brasserie… Eh ! mon Dieu, faisons-nous une raison : dans dix petites heures, je serai dans un lit, avec le droit d’y dormir jusqu’au déjeuner du lendemain ! Un lit, un lit bien froid, bien tendu, avec la boule en caoutchouc tout au fond, molle sous les pieds comme un ventre de bête chaude…

Brague tourne à gauche, — je tourne à gauche ; il s’arrête court, — je m’arrête court.

— Mon Dieu ! s’écrie-t-il, c’est pas possible !

Réveillée, je juge, d’un coup d’œil, que ce n’est, en effet, pas possible…

Des tombereaux, chargés de sacs de plâtre, barrent la rue. Un échafaudage masque un édifice pâle, indécis, comme à peine figé, et des maçons moulent en hâte des femmes nues, des couronnes de laurier et des guirlandes Louis XVI, au-dessus d’un porche noir d’où s’échappe un tumulte de marteaux, de cris confus, de scies, comme si tous les Niebelungen y forgeaient ensemble.

— C’est là ?

— C’est là.

— Tu es sûr, Brague ?

Je reçois, en réponse, un foudroyant coup d’œil — que mérite seul l’imprévoyant architecte de l’Olympic…

— Je voulais dire : tu es sûr qu’on répète ?

On répète. Cela passe la vraisemblance, mais on répète. Nous franchissons, sous une pluie collante de plâtre liquide, le porche noir ; nous sautons par-dessus les rouleaux de tapis qu’on cloue et dont la royale pourpre se marque, à mesure, de semelles boueuses. Nous escaladons, par delà la scène, l’échelle provisoire qui conduit aux loges d’artistes, — nous revenons, effarés, assourdis, à l’orchestre.

Une trentaine d’exécutants s’y démènent. On entend des bouffées de musique pendant les accalmies des marteaux. Au pupitre du chef, un être maigre, chevelu, barbu, bat des bras et de la tête, les yeux vers les frises, avec la sérénité extasiée des sourds…

Nous sommes là une quinzaine de « numéros », ahuris, découragés d’avance. Nous ne nous connaissons pas, mais nous nous reconnaissons. Il y a le diseur à huit francs le cachet, celui qui s’en fiche, et qui dit :

— Qu’est-ce que vous voulez que ça me f… ? Je suis engagé à partir de ce soir, je touche à partir de ce soir.

Il y a le comique à gueule chafouine d’avoué, qui parle de « juridiction » et qui entrevoit « un procès très intéressant ».

Il y a la famille allemande — trapèze et jeux icariens — sept hercules à figure d’enfant, craintifs, étonnés, déjà soucieux à cause du chômage possible…

Il y a la petite « tour de chant », celle « qui n’a pas de chance », celle qui a toujours « des embêtements avec la direction », celle à qui on a volé « pour vingt mille francs de bijoux », le mois dernier, à Marseille ! C’est elle aussi, naturellement, qui a perdu sa malle de costumes en route, et qui a eu « des mots » avec la patronne de l’hôtel…

Il y a même, sur le plateau, un extraordinaire petit homme, usé, les joues fendues de deux grands plis ravinés, un « ténor à voix » d’une cinquantaine d’années, vieilli dans quelles lointaines provinces ? Indifférent au bruit, il répète — implacablement.

À chaque instant, il ouvre les bras pour interrompre l’orchestre et court, de la contrebasse aux timbales, penché sur la rampe. Il a l’air d’un vieil oiseau méchant qui se berce sur la tempête. Il chante, — il pousse de longs cris métalliques et malveillants, — il exhume un répertoire désuet où, tour à tour, il incarne Pedro le bandit, le léger chevalier qui abandonne Manon, le fou qui ricane sinistrement, la nuit, sur la lande… Il me fait peur, mais il égaye Brague, revenu à son fatalisme de nomade.

Mon camarade fume, à la faveur du désordre, la « cibiche » défendue, et prête maintenant une oreille amusée au « phénomène vocal », une dame brune qui file des contre-mi presque insaisissables :

— Elle est crevante, pas ? Elle me fait comme si je l’écoutais chanter par le gros bout de la lorgnette.

Son rire nous gagne ; un mystérieux réconfort naît et se propage ; nous sentons venir la nuit, l’heure des lampes, l’heure véritable de notre réveil, de notre gloire…

Ananké ! s’écrie soudain le comique processif et lettré. Si on joue, on joue ; et si on ne joue pas, on ne joue pas !

D’un saut de danseur, il franchit la bordure d’une avant-scène et s’en va donner un coup de main aux électriciens. La « pas-de-chance » croque des bonbons anglais avec les sept hercules…

Je n’ai plus sommeil, je m’installe sur un ballot de linoléum roulé, côte à côte avec le « phénomène vocal » qui me tire les cartes. Encore une heure sans pensée, sans soucis, sans projets…

Obtus et gais, privés d’instinct et de prévoyance, nous ne sentons venir ni le lendemain, ni le malheur, ni la vieillesse, — ni la faillite du bel « établissement » trop neuf, qui sonnera très exactement dans un mois, juste le jour de la « Sainte-Touche ! »