L’Antoniade/Second Âge/L’Ermite, le Poète et la Nature

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L’ERMITE, LE POÈTE ET LA NATURE.

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antoine calybite.


 
Est-il passé le temps des virginales fleurs,
Que l’Ange du désert arrosait de ses pleurs ?
Est-il passé le temps du mystique Évangile ?
N’avons-nous aujourd’hui que des âmes d’argile ?
N’est-il plus, cet esprit de saint recueillement,
Qui porte à s’isoler ; et, dans l’isolement,
Le silence et le calme, à contempler sans voiles
Le ciel intérieur illuminé d’étoiles ?
D’où vient l’amour du monde et l’effroi du désert ?
Ah ! toute ardeur s’éteint ! La foi, la foi se perd !
Hélas ! l’homme aujourd’hui doute, hésite et recule :
Il ne voit plus le ciel dans une humble cellule !
La belle Pauvreté n’a plus de chevaliers,
Pour l’aimer et la suivre, en d’épineux sentiers ;
Pour l’aimer et chanter, en l’appelant leur Reine !
Non, non, l’amour n’est plus la vertu souveraine !
Le saint enthousiasme, en sa virginité,
N’enfante plus les fleurs de la mysticité !
 Poète, élu de Dieu pour chanter ses louanges ;
Toi, l’enfant de Marie et le frère des Anges :
Que fais-tu dans le monde, avec ta harpe d’or ?
Cygne contemplatif, prends ton mystique essor,
Et jette tes adieux aux cités populeuses !
Retiré loin du bruit et des mers orageuses,
Pour découvrir le mal, qui te frappe en fuyant,
J’ai le regard subtil de l’antique Voyant ;
Le monde m’est connu ; je vois ou je devine
Ce monstre qui revêt une forme divine ;
Et qui flattant l’espoir de tout cœur exalté,
Dresse un piège secret à ton humilité ! —
Ah ! le monde hypocrite est orateur habile ;
Il sait faire à son gré changer le cœur mobile ;
Aux magiques lueurs d’un profane flambeau,
À chaque œil fasciné faire voir tout en beau ;
Et comme un voyageur trompé par le mirage,
Attirer l’innocent vers l’éternel naufrage ! —
Oh ! que n’ai-je aujourd’hui la voix de Saint Bernard,
Le doux verbe inspiré que n’enseigne aucun art ?
Que ne puis-je emprunter la voix de Chrysostôme,
Parlant pour t’émouvoir l’homérique idiome ;

Pour t’arracher du sein de Babylone en feu,
Roulant dans un flot d’or la parole de Dieu ?
Je te dirais alors : Quitte enfin cette ville ;
Fuis le trouble et le bruit pour le désert tranquille ;
Viens dans la thébaïde apprendre à triompher
Des passions qu’ailleurs on ne peut étouffer ;
Imitateur d’Arsène, émule de Jérôme,
Abandonne comme eux les voluptés de Rome :
Au cœur enthousiaste, à l’esprit exalté,
Il faut un abri calme, un refuge écarté ;
Il faut, pour l’apaiser, loin d’un monde sceptique,
L’oreiller de granit dans l’antre érémitique ;
Oui, c’est là que le cœur, brûlant d’un saint amour,
De la chair à l’esprit immole le vautour ;
Et sans mélange amer, et plein de quiétude,
Partage ton empire, ô douce solitude !
Fuis donc un siècle impie, à l’esprit agité ;
Fuis de ses faux plaisirs l’amère volupté ;
Pour n’aimer que Dieu seul, fuis le monde incrédule :
La plus sûre demeure est la sainte cellule !
Viens dans la solitude, asile de la paix,
Où Dieu révèle au cœur ses plus tendres secrets ;
Colombe, et cependant noble émule de l’aigle,
Que sur son vaste essor ton vol soudain se règle ;
Suis-le jusqu’au sommet qu’habite un Dieu caché :
Là-haut tu trouveras le repos tant cherché !
Ah ! ne prolonge pas ces inégales luttes ;
Les dangers sont trop grands pour que tu les discutes ;
La fuite est désormais le parti le plus sûr ;
Contre l’éclat mondain, cherche un asile obscur ;
Quitte la foule humaine et l’orageuse ville :
Le désert à ton âme offre un séjour tranquille ;
Sur la cime isolée où l’aigle fait son nid,
En s’approchant du ciel, l’âme se rajeunit !


le poète.


Adieu, ville d’argent, de poussière et de fange,
Où l’homme au poids de l’or s’évalue et s’échange ;
Où le talent modeste, où le Juste indigent,
Où la vertu se cache, — adieu, ville d’argent !
Salut, fleuves, forêts, lacs, déserts, solitudes,
Asiles interdits aux folles multitudes !
Salut, germes féconds, arômes voyageurs,
Fraîches brises du soir, amoureuses des fleurs,
Oiseaux, qui remontez le cours de chaque fleuve,
Jusqu’à la source vive où le bison s’abreuve !
Salut, Nature aimée, harmonieux miroir,
Où l’homme cherche à lire, où Dieu se laisse voir ;

Nature, où je retrouve une nouvelle vie,
Et cette paix du cœur que l’on m’avait ravie ;
Où, calme, je me sens, au milieu des Neuf Sœurs,
Bercé comme autrefois par d’invisibles chœurs !
 Quand l’homme, ainsi qu’un aigle enfermé dans sa cage,
Des poudreuses cités a subi l’esclavage,
Lorsque, sans murmurer, longtemps il a souffert,
Il aime à se livrer aux brises du désert,
À suivre au fond des bois l’errante caravane,
Ou dans son vol lointain l’oiseau de la savane :
Aussi, dans les cités, populeuses prisons,
À l’étroit, j’ai rêvé les vastes horizons :
Les grands lacs, aux flots bleus, aux îles de verdure,
J’ai rêvé l’infini de tes bois, ô Nature !
Et je viens, au doux bruit de la forêt de pin,
Pour pleurer librement, me pencher sur ton sein !…
Comment te le cacher, ô Nature, ma mère ?
Ce qui tombe à tes pieds, c’est une larme amère !…
Sous le ciel étouffant qui couvre la cité,
Par la foule égoïste à chaque pas heurté,
Ma voix ne rencontrant qu’un faible écho qui vibre,
J’ai senti qu’avec toi mon cœur serait plus fibre :
Viens ! prends-moi par la main, conduis-moi dans tes bois ;
Seul à seule au désert, que j’écoute ta voix ;
Des bruits de la cité jusqu’à nous rien n’arrive ;
Chaque lame en silence expire sur la rive ;
Parle-moi des oiseaux, des sources et des fleurs ;
Oui, viens, en souriant, viens essuyer mes pleurs !…
Enfant, tu m’as bercé de ta voix maternelle ;
Prêtre, je viens encor m’abriter sous ton aile ;
Je viens avec amour me mettre sous ta loi ;
Comme un enfant soumis, j’accours auprès de toi ;
Des souffrances du corps, des blessures de l’âme,
De chaque plaie intime, oh ! tu sais le dictame !
Et moi, je suis souffrant ; je sens qu’entre mon corps
Et mon âme, sa sœur, ont cessé les accords ;
En moi je sens tarir les sources de la vie ;
Ma lyre ne rend plus une douce harmonie !…
Ô ma mère, je souffre ; allons au fond des bois ;
Seul à seule au désert, que j’écoute ta voix !


la nature.


Je te connais, mon fils ; j’ai suivi ton histoire :
Tu grandis et devins sceptique, avant de croire ;
Jamais, dans ton enfance, assise au coin du feu,
Une mère, en t’aimant, ne te parla de Dieu ;
Sans entendre jamais aucun pieux cantique,
Tu t’endormais aux chants de ma voix sympathique ;
Les seuls bruits du désert, les seuls chants des oiseaux,
Les murmures confus des arbres et des eaux,

Les milles voix du globe, en leur vague harmonie,
Ont éveillé d’abord ton inculte génie ;
Aux grands accords de voix qu’on entend soupirer,
Tu sentis dans ton sein d’autres accords vibrer ;
À l’âge de douze ans, tu ne savais pas lire ;
Mais ton cœur frémissait déjà comme une lyre ;
Tu lisais dans le livre appelé l’Univers ;
Tu fus poète, avant de composer des vers ! —
Des bras de tes parents arraché par la Muse,
Tu reçus dans ton cœur la poésie infuse ! —
Quand la Muse a marqué du sceau de ses élus
Un enfant, cet enfant ne leur appartient plus ;
Consacré de ses mains, il devient comme un Ange ;
Son œil rêveur exprime une tristesse étrange ;
Son cœur est agité d’un vague espoir profond ;
Et sous un feu caché se dilate son front. —
Et je te vis alors, franchissant l’Atlantique,
T’abreuver aux torrents de la science antique ;
Et tu revins d’exil, moins triste et plus savant ;
Tu revins pour m’aimer avec un cœur fervent ! —
 Enfant rêveur, j’ai vu ta gravité précoce ;
Aujourd’hui, je te vois orné du sacerdoce ;
L’huile sainte a coulé sur tes doigts consacrés ;
Tes mains ont pu toucher l’or des vases sacrés ;
Élevant vers le ciel l’Hostie et le Calice,
Tu peux pour ta patrie offrir le Sacrifice ! —
Aux pieds d’un saint Pontife, à l’autel prosterné,
Un céleste pouvoir par Dieu te fut donné ;
Tu reçus de lui seul ton divin caractère ;
C’est lui qui de ses clefs t’a fait dépositaire ;
Aux nations parlant avec autorité,
Tu vas dans tous les cœurs semant la vérité ;
En toi, tu sens brûler de séraphiques flammes ;
Et tu peux ou lier ou délier les âmes !
Chaque jour, à ta voix, Dieu descend sur l’autel !
À ta voix, il pardonne, et l’âme monte au ciel !…
 Prêtre, ô mon fils, je t’aime ; oui, je t’aime et t’admire !
C’est aux sources d’en haut que ton âme s’inspire ;
L’Esprit qui descendit sous la forme du feu,
C’est l’Esprit qui t’embrase ; en toi, tu sens ton Dieu ;
Tu sens que pour agir et pour suivre ses traces,
Pour parler en son nom, il t’a donné des grâces ;
Il t’a donné l’esprit de courage et d’amour :
Il t’a dit : « Va prêcher, va souffrir à ton tour ;
Tu porteras ta croix jusque sur le Calvaire ;
Les yeux levés au ciel, n’attends rien de la terre !
Tu travailles pour moi, que ton cœur dilaté
Ne reçoive d élans que de la charité !
Va comme un étranger, dans le siècle où nous sommes ;
Tu seras méconnu, calomnié des hommes ;

L’ingrat te jettera la pierre à chaque pas ! » —
Voilà ce que t’a dit celui qui ne ment pas !
Et moi, ta mère aimée, et moi, ta mère aimante,
Moi, dont tu sens encor l’action si puissante,
Moi, qui sais te comprendre et calmer tes douleurs, —
Je t’appelle, ô mon fils ! Viens au milieu des fleurs,
Viens parmi les oiseaux ; que dans la solitude
Ton âme recommence une nouvelle étude ;
Recueille tous les bruits éveillés sous tes pas ;
Ce que le monde ignore, ici, tu l’apprendras ;
Mieux que les professeurs d’une école orgueilleuse,
Tu pourras écouter le cyprès et l’yeuse ;
Ici, tu saisiras, comme Élie au Carmel,
Les derniers bruits du monde et les premiers du ciel !
Dans le feuillage épais du chêne et du copalme,
Et du grand cèdre, il est une majesté calme ;
L’arbre, aux rameaux touffus, obscurs, mystérieux,
Semble un chemin par où l’âme s’élève aux cieux ;
À travers l’épaisseur du dôme humide et sombre,
D’où s’épanchent sur nous la mélodie et l’ombre,
L’œil aperçoit des nids et des oiseaux chanteurs,
Cachés dans les réseaux des lianes en fleurs ;
Et le soir, ces rameaux, pleins d’ombre et de mystère,
Semblent frémir d’un bruit qui n’est pas de la terre !
Ah ! songe qu’avant toi, fuyant l’éclat du jour,
Loin des flots populeux, Jésus, le Dieu d’amour,
Solitaire, ou suivi toujours d’un petit nombre,
Des arbres écartés, des bois a cherché l’ombre !
Loin des sentiers bruyants, que de fois, pour prier,
Sur les monts, il choisit l’ombre de l’olivier,
Le dôme du palmier qui croit dans la vallée,
Ou les arbres bordant la mer de Galilée ! —
Ô saules du Jourdain, cèdres du Golgotha,
Que de fois, sous votre ombre, et seul, il s’arrêta !
Au seuil de la cité secouant ses sandales,
Loin des cœurs orgueilleux qui vivent de scandales,
Loin des scribes menteurs et des pharisiens,
Il aimait au désert à fuir avec les siens ! —
Des Prêtres, après lui, des Saints, des femmes fortes,
De l’enclos des cités ont renversé les portes ;
Dans les bois, sur les monts voisins du firmament,
Ils sont venus chercher un mystique aliment ;
Au livre que je garde, ils sont venus s’instruire :
Demande à Saint Bernard ce qu’il savait y lire ! —
Parcours tout l’Orient, berceau mystérieux,
Avec tous ses trésors jadis si glorieux ;
Visite la Chaldée ainsi que l’Arménie ;
Va dans la Palestine, en quittant la Syrie ;
Parcours tout l’Orient, autrefois habité,
Du désert de Nitrie au désert de Scéthé ;

Parcours, en méditant, toute la Thébaïde,
Jusqu’au sable inondant la Grande Pyramide ;
De l’immense vallée, où déborde le Nil,
Jusqu’à Pathmos, où l’aigle a vécu dans l’exil ;
Interroge les monts, pénètre au fond des grottes,
Ils te diront les noms de leurs célestes hôtes !
Tu pourras écouter, aux pieds du sphinx assis,
Sur ces hommes de Dieu de merveilleux récits ;
Et fort de leur exemple, en relevant la tête,
Tu chercheras comme eux la paix dans la retraite !
Qu’importe, ô mon enfant, qu’on t’appelle insensé :
Par le monde, quel saint n’a pas été froissé ?
Tu seras, à ton tour, accusé de folie ;
Mais c’est là le destin de toute âme choisie ;
Suis l’exemple des Saints ; pour toi, comme pour eux,
Le chemin le plus sûr, c’est le plus épineux !
Au milieu des clameurs, des reproches, du blâme,
Réalise, comme eux, le rêve de ton âme :
Nul n’a ravi la palme en moissonnant des fleurs ;
L’homme n’arrive au bien qu’en passant par les pleurs ;
Le Thabor lumineux touche au sombre Calvaire :
Quel homme indépendant fut jamais populaire ?
Si tu cherches le bien, si Dieu marche avec toi,
Si tu te sens guidé par un esprit de foi,
Si le Vrai, si le Beau, si l’Idéal t’inspire,
Par ces souffles divins, oh ! laisse-toi conduire !
La passion du Beau n’a jamais égaré :
Heureux le cœur en qui brûle le feu sacré !


le poète.


Pour me désenchanter, ô Nature, ma mère,
Les hommes froids ont fait tout ce qu’ils ont pu faire ;
Ils m’ont prédit un âge, où je serai comme eux ;
Où mon âme, perdant ses élans généreux,
Son poétique instinct, sa candeur virginale,
Descendra des hauteurs de la sphère idéale ;
Où me sentant glacé par la réalité,
Je serai ce qu’ils sont, comme eux désenchanté !


la nature.


À ces hommes, mon fils, à ce qu’ils pourront dire,
À leurs cris discordants, réponds avec ta lyre !
Ils ne savent donc pas, qu’il est de beaux enfante
Qui ne peuvent vieillir ; qui sortent triomphants
Des épreuves du monde ; et qui, malgré ses fanges,
Se gardent jusqu’au ciel aussi purs que des Anges ?
Ils ne savent donc pas, ces lâches insensés,
Qu’il est des cœurs si forts, que, mille fois blessés,

Ils pardonnent toujours, et que toute la terre
Ne pourrait obscurcir l’astre qui les éclaire ;
Cet astre intérieur, qui, sans cesse levé,
Leur trace le chemin vers l’Idéal rêvé,
Vers le monde divin, l’éternelle patrie,
Le séjour de la paix, de l’amour, de la vie,
Où tout rêve est enfin réalisé par eux,
Tout rêve dont l’objet se cache dans les cieux,
Mais qu’ils ont dans l’exil espéré sans relâche,
Pendant le temps d’épreuve accomplissant leur tâche ?
Ils ne savent donc pas, qu’épris de l’Idéal,
Sans s’étonner, le Saint voit triompher le mal ;
Que martyr de l’envie ou de l’indifférence,
Il espère et jouit, même dans la souffrance !
Oui, martyr en ce monde, il accepte la croix,
En butte à tous les coups, sans frapper une fois !
Et sans étonnement, sans murmure, ni haine,
Endurant tous les chocs de l’injustice humaine,
Il sait qu’après l’orage éclate un jour plus pur,
Et que l’astre plus beau brille en un ciel obscur ;
Que l’or se purifie au contact de la flamme,
Et qu’après la douleur plus sainte apparaît l’âme !
Il sait, qu’en tous les temps les humbles ont régné,
Et qu’on est tout-puissant lorsqu’on est résigné ;
Que, semblable au métal qui bouillonne et s’épure,
En passant par le feu, l’homme se transfigure ! —
Jamais il ne poursuit, comme dernière fin,
Ce qui change et périt, ce qui n’est pas divin :
Le désenchantement est pour l’âme naïve,
Qui cherche sur la terre un océan d’eau vive :
Tout homme est imparfait, toute chose ici-bas
Laisse un désir dans l’âme et ne la remplit pas ;
Tout ce qu’en sa beauté la vaste terre enferme,
Du bonheur désiré ne contient que le germe ;
Sous le ciel, tout n’est qu’ombre, apparences, reflets ;
L’homme, sans voir la cause, admire les effets ;
Mais celui qui les aime y en oubliant leur Cause,
Qui, sans adorer Dieu, s’y plaît et s’y repose, —
Celui-là doit partout, jouissant tristement,
Rencontrer sur ses pas le désenchantement !
Oh ! non, aucune chose, aucune créature,
Quelque grande et suave, et quelque belle et pure r
Rien de créé ne peut, remplissant tout ton cœur,
L’envahir comme un flot d’ineffable bonheur ;
Rien ne peut l’absorber, dans l’amour et l’extase :
Dieu seul est l’océan qui peut remplir ce vase !


le poète.


Ô Nature, ô ma mère, à ta voix, qui du ciel
Semble couler en moi, comme un fleuve de miel ;

À tes accents d’amour, à tes douces paroles,
Aux parfums exhalés de toutes tes corolles,
Aux chants mélodieux des bois et des oiseaux,
Et des lacs azurés baignant tes verts roseaux, —
Je sens le flot vital d’un fluide sonore,
Comme aux jours regrettés, qui me pénètre encore,
Et mon âme, docile aux accords de tes lois,
D’un sympatique écho vibre comme autrefois ;
Je sens ton action, si tranquille et si forte,
Le mouvement réglé, le rhythme qui t’emporte,
Et ta sève, et ta vie, et ta sérénité,
Et de ton front d’azur l’immuable beauté ;
Je sens dans ton sourire inondé de lumière,
Je sens, sous ton regard, tout l’amour d’une mère ! —
 Ô Nature, prends-moi, conduis-moi dans tes bois ;
Seul à seule au désert, que j’écoute ta voix !


la nature.


Viens, mon fils, viens choisir ta retraite profonde,
Ta cellule au désert, ta grotte loin du monde ;
Viens auprès de ta mère oublier tes douleurs :
Je t’apprendrai les noms des arbres et des fleurs ;
Les oiseaux réunis, t’aimant comme des frères,
Chanteront pour charmer tes études austères ;
Pour tes veilles la nuit, le cirier odorant
Donnera son trésor qui brille en éclairant ;
L’eau sur un sable d’or coulera des fontaines ;
L’abeille aura son miel dans le creux des vieux chênes ;
Tout pour te rendre heureux portera son tribut ;
Tout semblera pour toi n’avoir qu’un même but ;
J’inviterai l’oiseau, l’arbre, labeur, chaque être,
À t’aimer comme ami, comme poète et prêtre ;
Tu trouveras, au fond des incultes forêts,
Comme un Éden fleuri, comme un fleuve de paix ;
Et là, tu goûteras, libre dans ta retraite,
L’angélique bonheur de l’humble anachorète !


le poète.


Eh ! bien, je pars, ma mère ! — Adieu, ville d’argent,
Où le talent modeste, ou le Juste indigent,
Où la vertu se cache ; adieu, ville de fange,
Où l’âme au poids de l’or s’évalue et s’échange ! —
Je pars ! je te suivrai, dans les bois sans chemins ;
Dans le désert, j’irai cueillir des fruits divins ;
J’irai, sur les rameaux de l’arbre de la vie,
Cueillir pour mon autel des fleurs de poésie ;
Et dans chaque merveille, et dans chaque beauté,
J’admirerai l’éclat de la Divinité ;

M’élevant de chaque être à la source première,
L’Invisible pour moi luira dans la matière ;
Du Divin je verrai des traces en tout lieu ;
Oui, Dieu dans chaque chose, et chaque chose en Dieu !…
 Salut, désert sauvage ! — Adieu, prison obscure !
Il n’est plus de bonheur qu’au sein de la Nature !
Si je suis orphelin, sans amour et sans soins,
Sans foyer réchauffant, — je suis libre du moins !
Après celle que Dieu nous ôte en sa colère,
La Nature est encor notre meilleure mère ! —


la nature.


Sublime désespoir qui te jette en mes bras !
Viens, mon fils ; j’ai des biens que le monde n’a pas ;
Le désert est béni ; l’Esprit de Dieu l’habite ;
L’Ange, loin des cités, est l’hôte de l’ermite ;
Ici, toutes les voix forment un seul concert ;
Le refuge de l’homme, il n’est plus qu’au désert ;
La sainte liberté, c’est l’air qu’on y respire :
Viens partager les biens de mon sauvage empire !
Quitte un monde égoïste, où règne le Démon ;
Où chaque âme est vendue au culte de Mammon :
Le désert grandit l’homme à la hauteur de l’Ange ;
Il y goûte un bonheur exempt de tout mélange ;
C’est le cloître éternel, ouvert à tous les Saints,
Que, dans ses noirs complots, ses coupables desseins,
Le monde épouvanté persécute et rejette ;
C’est l’asile divin qui reçoit le prophète ;
Et quand l’impiété se promène en tout lieu,
C’est le dernier refuge où l’on trouve encor Dieu !


l’indien.


  Ô frère, écoute le langage,
  Écoute l’avertissement,
  Qu’ose te donner un Sauvage,
  Dont l’âme est sans déguisement :

  Quelquefois, quittant ma cabane,
  Bâtie avec des lataniers,
  Au bord de la grande savane,
  Que traversent d’étroits sentiers, —

  Je suis sorti des sanctuaires,
  Qu’ombrage d’un feuillage épais
  La forêt d’arbres séculaires,
  La forêt qu’habite la paix ;

  La forêt ténébreuse et calme,
  Qui retentit de chants d’oiseaux,
  Et que le baume du copalme,
  Les parfums des verts arbrisseaux,


  Toutes les fleurs aromatiques,
  Remplissent de suavité,
  Comme l’encens des basiliques,
  Dans les jours de solennité ! —

  Pour parcourir les grandes villes,
  Je suis sorti de mes forêts ;
  J’ai vu tous ces troupeaux serviles,
  Et ce qu’ils appellent progrès !

  J’ai vu leurs armes meurtrières,
  Leurs couteaux et leurs revolvers ;
  De ce grand Siècle de lumières
  J’ai vu tous les héros pervers !

  J’ai vu les gazettes vénales,
  Et tant de lâches écrivains ;
  J’ai vu les plumes les plus sales
  Répandre à flots d’impurs venins !

  J’ai vu tous ces Pâles-Visages,
  Qui se disent civilisés :
  Ah ! ce sont là les vrais Sauvages,
  Sous de beaux masques déguisés !

  J’ai vu ces milliers de coquettes,
  En longues robes de velours,
  Balayant toutes les banquettes,
  Du centre jusques aux faubourgs !

  Oui, j’ai vu ce monde égoïste,
  Ces froids adorateurs du moi :
  Rien de plus laid ! rien de plus triste !
  Rien qui m’inspire plus d’effroi !…

  Pour vivre inconnu, viens, mon frère ;
  Viens au milieu de mes forêts ;
  Où l’on respire une atmosphère
  D’amour, de prière et de paix ;

  Une atmosphère de silence,
  D’étude et de recueillement ;
  Où Dieu fait sentir sa présence,
  Dans l’extatique enivrement !

  Oh ! viens, loin d’un monde de fange,
  De tout ce qu’il aime et flétrit :
  Dieu fit les grands déserts pour l’Ange,
  Et pour l’Ermite qu’il bénit !