L’Esclavage des Américains et des nègres
Pièce qui a concouru pour le prix de l’Académie françoise en 1775






L’Académie a bien voulu, dans ſa Séance publique, témoigner que la lecture de cet Ouvrage lui avoit fait quelque plaiſir. L’Auteur ne ſe croit redevable de cette diſtinction qu’au choix du ſujet, qui eſt fait pour plaire à des Sages.

DES AMÉRICAINS
ET DES NÈGRES.










L’Américain vivoit dans une paix profonde,
Et ne ſoupçonnoit pas qu’il fût un autre Monde ;
Errant ſur le rivage ou dans l’horreur des bois,
Connoiſſant peu le crime, il connut peu de lois ;
Indolent par principe, humain par habitude,
Vertueux ſans effort, & ſage ſans étude,
Regardant d’un même œil la vie & le trépas,
Il goûtoit le bonheur, & ne le cherchoit pas.
Peuple trop fortuné ! ſur ta tranquille plage,
Libère va porter la mort & l’eſclavage.
Il accourt : ſon audace a vaincu les haſards,
Et ſes palais flottans tonnent de toutes parts.
Vois fondre ſur tes bords ce conquérant avide :
Sa puiſſance eſt ſon droit, l’intérêt eſt ſon guide.
Le ſang coule déjà ſous le fer des bourreaux,
Tant d’États ſont changés en d’immenſes tombeaux.
L’Américain tremblant, en vain d’un pas agile
Au fond de ſes déſerts va chercher un aſile ;
On le pourſuit : il tombe, & ſon fier aſſaſſin
Le traite de barbare en lui perçant le ſein ;
Tandis que ſous les dents[1] des meutes dévorantes,
Palpitent des Incas les entrailles fumantes ;
Au milieu des gibets il élève un autel,
Sur des monceaux de morts invoque l’Éternel,
Et veut rendre les Dieux complices de ſes crimes.
C’eſt, la croix à la main, qu’il marque ſes victimes :
Le ſignal du ſalut eſt celui de la mort,
Et la loi des Chrétiens eſt la loi du plus fort.
Pour ſauver les humains faut-il donc les détruire ?
Et ſans les maſſacrer ne peut-on les inſtruire ?
Sous leurs pas, il eſt vrai, les gouffres ſont ouverts,
Et leur fatale erreur les entraîne aux enfers.
Ah ! s’il faut à ce prix leur vendre nos lumières,
Que ſert de leur ouvrir les céleſtes barrières ?
Dieu vengeur ! dans l’abyme où règne ton courroux,
Verra-t-on des bourreaux plus barbares que nous ?…
Le meurtre ceſſe enfin… Quoi ! l’orgueilleux Ibère
Permet à des humains de reſter ſur la terre !
Sa fureur défaillante épargne les vaincus !…
Non, non, ſa pitié même eſt un crime de plus.
« Ce Monde eſt né, dit-il, pour le bonheur de l’autre ;
» Allez, vils inſtrumens des voluptés du nôtre,
» À la nature avare arrachez ſes métaux ;
» En vous donnant des fers j’ai payé vos travaux. »
Sous leurs coups redoublés la terre eſt entr’ouverte,
Ses flancs ſont habités, ſa ſurface eſt déſerte ;
Elle voit des vivans raſſembler leurs efforts,
Pour deſcendre en ſon ſein, qui ne s’ouvroit qu’aux morts.
Ô terre ! dont jamais les entrailles ſacrées
Par des Peuples heureux ne furent déchirées,
Ouvre au fier Eſpagnol tes antres mugiſſans,
Vomis pour le punir tes funeſtes préſens,
Prodigue tes tréſors, comble ſon eſpérance :
Ta libéralité ſuffit à ta vengeance.
Bientôt regorgeant d’or, ſes ſuperbes vaiſſeaux,
D’un fardeau dangereux fatigueront les eaux,
Et leurs flancs vomiront avec tant de richeſſes,
De cent tourmens divers, ſources enchantereſſes,
Les maux des citoyens, les querelles des Rois,
Et le ſombre égoïſme & le mépris des lois ;
L’amitié n’aura plus que de mourantes flâmes,
L’intérêt en deſpote aſſervira les ames,
Et cédant ſon empire à ce maître nouveau,
L’amour, de déſeſpoir, éteindra ſon flambeau.
Déjà même Cérès & ſes triſtes Compagnes
Regrettent l’habitant des fertiles campagnes,
Qui, laiſſant ſa charrue au milieu d’un ſillon,
Trop docile aux ſignaux d’un fatal pavillon,
Sous un Ciel inconnu va chercher l’opulence,
Tandis qu’en ſes vergers il trouvoit l’abondance.
Sur les rives du Tage il reparoît enfin :
Il y porte de l’or, il y trouve la faim.
Riche & pauvre à la fois, le faſtueux Ibère
Étale avec orgueil ſa pompeuſe miſère.
Il partit généreux, il revient inhumain :
La rage des lions fermente dans ſon ſein.
Vers les bords de l’Afrique il tourne ſa furie.
À quel prix ! juſtes Dieux ! ſa molleſſe eſt nourrie
De mets qui flattent moins les ſens que ſon orgueil ;
De cent mille Africains ce luxe eſt le cercueil.
En proie aux Eſpagnols, aux François, aux Bataves,
Le nouveau Continent n’a point aſſez d’Eſclaves ;
Nos beſoins, nos déſirs ſont plus vaſtes que lui :
Le Nègre y va traîner ſa chaîne & ſon ennui.
Ô rive de Guinée ! ô commerce exécrable !
Où l’homme, au poids de l’or, marchande ſon ſemblable.
Ton ſemblable !… non, non, barbare ! il ne l’eſt pas ;
Il n’eut point à rougir de pareils attentats.
Tyran ! tu n’es plus homme, après ce crime atroce :
Ne ſois pas plus cruel que le tigre féroce ;
Dévore ta victime, & ne l’enchaîne pas.
Entends-tu cet Eſclave invoquer le trépas ?
La mort, à ton exemple, eſt injuſte & cruelle,
De ton cœur implacable, image trop fidelle,
La tombe pour lui ſeul refuſe de s’ouvrir,
Et tu lui ravis tout, juſqu’au droit de mourir.
D’innocens orphelins une troupe éperdue,
Pour la derniere fois, vient jouir de ſa vue :
Hélas ! on les ſépare : ô comble de douleurs !
On leur envie encor des adieux & des pleurs.
Toi, qui pour les humains fus long-temps inflexible,
Ô Neptune ! arme-toi de ce trident terrible,
Que l’art audacieux, des ondes ſouverain,
Par ſes vaſtes calculs a briſé dans ta main ;
Venge, venge les mers du Tyran qui les brave,
Engloutis à la fois & le Maître & l’Eſclave :
La mort pour un Captif eſt le bien le plus doux,
Le Nègre, en expirant, bénira ton courroux.
Mais il deſcend déjà ſur ce triſte rivage,
Où l’œil découvre encor les traces du carnage ;
Soudain il eſt jetté dans ces gouffres affreux
De Peuples enchaînés ſépulcres ténébreux.
Pénétrons avec lui dans cette horreur profonde ;
Il va porter la foudre aux entrailles du Monde ;
Par ſes tremblantes mains le nitre renfermé,
Semble dans ſa priſon dormir inanimé ;
La mêche près de lui lentement ſe conſume,
Le ſpectateur frémit, le ſalpêtre s’allume,
Lance au loin les rochers & leurs vaſtes débris,
Écraſent les forçats l’un ſur l’autre engloutis.
Ciel ! j’ai vu treſſaillir ces montagnes tremblantes,
De ce Monde ébranlé colonnes chancelantes :
Sous cette voûte horrible un jour affreux nous luit,
Ce jour eſt effacé par l’inſtant qui le ſuit.
Là, des vents déchaînés les obſcures cavernes,
Là, des lacs ſouterrains les immenſes citernes
S’entr’ouvrent, & plus loin des torrens enflâmés
Entraînent les mineurs à demi conſumés.
Rival du Créateur juſques dans ſa colère,
L’homme creuſe un tartare au centre de la terre.
Fuyons de ces cachots, théâtre de forfaits,
Où la clarté du jour ne pénétra jamais.
L’humanité gémit au bord de ces abymes,
Et ces champs à ſes yeux offrent de nouveaux crimes.
Cruel ! où traîne-tu ces Nègres languiſſans,
Courbés ſous la fatigue & ſous le poids des ans ?
Ils expirent de faim[2], martyrs de ta molleſſe,
Au milieu des travaux qu’ordonne ta pareſſe.
Quel forfait a commis ce Caffre infortuné,
Par un Maître inflexible[3] à l’échafaud traîné ?
D’une main vigoureuſe il a briſé ſa chaîne ;
Déjà loin de nos yeux il fuyoit dans la plaine :
Eſt-il donc ſi coupable ? Offenſe-t-on les Cieux,
Quand on fait recouvrer un bien qui nous vient d’eux ?
Eh quoi ! lorſqu’elle échappe à la ſerre cruelle,
La timide perdrix paroîtra criminelle ?
L’agneau ne pourra fuir dans un bois retiré
Le loup, ivre de ſang, & de ſang altéré ?
Tu n’es point né barbare, & ton ame ſenſible,
Aux cris de l’indigent n’eſt point inacceſſible ;
Ta main ſous la chaumière, où gémit ſa vertu,
Va lui porter ſans faſte un ſecours imprévu.
Je te vois t’élancer du ſein de ta Patrie,
Affronter les Tyrans & les mers en furie,
Dans Tunis, dans Alger épuiſer tes tréſors,
Pour ſauver des Chrétiens, eſclaves ſur ces bords.
Citoyen bienfaiſant, & Colon tyrannique,
Équitable en Europe, injuſte en Amérique,
Outrageant la nature aux rives du Niger,
Mais aux pieds de l’Atlas, tout prêt à la venger,
On te craint en Guinée, en ces lieux on t’adore :
L’Européen te loue, & le Nègre t’abhorre ;
Ton exemple aux forfaits ſaura trop l’enhardir,
Il apprendra de toi comme il faut te punir.
Le Nègre n’eſt point tel que l’on peint tes caprices ;
Il auroit eu nos arts, s’il avoit eu nos vices ;
Auſſi brave que nous, mais moins induſtrieux,
Le fer a manqué ſeul à ſon bras généreux.
Son bien fut la ſanté, ſon code la nature ;
Il vécut ſans beſoins, il mourut ſans murmure ;
Adorant ſa compagne, & par elle adoré,
Heureux d’ignorer tout, heureux d’être ignoré :
Son ame par degrés ſe ſeroit agrandie,
Si ton joug odieux ne l’eût pas avilie.
Tremble, tremble qu’un jour dans ſon cœur abattu
Il ne trouve encor un reſte de vertu.
En vain dans tes cachots ta crainte le renferme,
L’excès du deſpotiſme en préſage le terme.
L’homme naît citoyen, & maître de ſon choix,
Sa fière volonté ne dépend que des lois.
Où l’on reçoit des fers il n’eſt plus de Patrie :
L’honneur ne deſcend point dans une ame flétrie.
Rois, craignez un mortel ſous le joug avili,
L’État eſt à ſes yeux ſon premier ennemi.
Ô toi, jeune Louis, dont la paiſible aurore
Promet des jours ſereins au François qui t’adore,
Tu dois un grand exemple à cent Peuples divers.
Fais reſpecter nos lois dans un autre Univers :
Leur ſublime équité n’admet point d’eſclavage.
Briſe, briſe les fers du Nègre & du Sauvage ;
Que ces infortunés ſoient libres à jamais,
Et retiens les Captifs à force de bienfaits.
Vu l’approbation. Permis d’imprimer, ce 20 Août 1775.
- ↑ Les Eſpagnols jettoient aux chiens les entrailles des Indiens. Ils avoient inſtruit ces animaux à pourſuivre les Sauvages, & à les dévorer.
- ↑ La plupart des Colons ne donnent à leurs Nègres qu’un peu de chocolat pour les ſoutenir dans leurs travaux, depuis le lever du ſoleil juſqu’à ſon coucher.
- ↑ La première fois qu’un Nègre s’enfuit, on lui coupe les oreilles ; la ſeconde, on lui coupe la cuiſſe ; la troiſième, on le punit de mort. V. le Code Noir.