L’Espion (Cooper)/Chapitre 11

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne (Œuvres, tome 2p. 135-147).


CHAPITRE XI.


Ô malheur ! ô jour trois fois malheureux ! jour le plus lamentable que j’aie jamais vu ! Ô jour, jour haïssable ! Vit-on jamais un jour aussi affreux que celui-ci ! Ô jour malheureux ! malheureux jour !
Shakespeare.


La famille Wharton avait dormi ou veillé, pendant les événements que nous venons de rapporter, dans une ignorance complète de ce qui se passait dans la chaumière de Birch. Les attaques des Skinners se conduisaient toujours avec tant de secret, que non seulement leurs victimes ne pouvaient espérer aucun secours, mais que souvent même elles étaient privées de la commisération de leurs voisins qui auraient craint que leur pitié ne les exposât à de semblables déprédations. Les dames, à qui la présence de nouveaux hôtes occasionnait quelques embarras additionnels, étaient descendues de meilleure heure que de coutume. Le capitaine Lawton, malgré les douleurs qu’il souffrait encore, s’était levé de très-grand matin, conformément à la règle qu’il s’était prescrite de ne jamais rester plus de six heures au lit. C’était presque le seul article de régime sur lequel le docteur et lui se fussent jamais trouvés d’accord. Sitgreaves ne s’était pas couché de toute la nuit ; il était resté au chevet du lit du capitaine Singleton. De temps en temps il allait faire une visite au colonel Wellmere, qui, étant plus malade d’esprit que de corps, ne lui savait pas beaucoup de gré de venir ainsi troubler son sommeil. Une seule fois il se hasarda à entrer dans la chambre de Lawton, et il était sur le point de lui tâter le pouls quand le capitaine, faisant un mouvement sans s’éveiller et jurant tout en rêvant, fit tressaillir le prudent chirurgien, et lui rappela un dicton qui courait dans le corps « — que le capitaine Lawton ne dormait jamais que d’un œil. »

Ce groupe était réuni dans une des salles du rez-de-chaussée quand le soleil se montra au-dessus des montagnes de l’est et dispersa les colonnes de brouillard qui couvraient toute la vallée. Miss Peyton, debout devant une fenêtre, regardait du côté de la maison du colporteur, et témoignait le désir de savoir comment se trouvait le vieillard malade qu’elle supposait l’habiter encore, quand elle vit sortir Katy Haynes du milieu d’un épais brouillard qui se dissipait sous les rayons bienfaisants du soleil. La femme de charge marchait à grands pas en se dirigeant vers les Sauterelles, et il y avait dans son air quelque chose qui annonçait une détresse extraordinaire. La bonne miss Peyton ouvrit la porte de l’appartement dans l’intention charitable d’adoucir un chagrin qui paraissait si accablant. En la voyant de plus près elle reconnut à ses traits altérés qu’elle ne s’était pas trompée, et éprouvant le choc dont un bon cœur ne manque jamais d’être frappé à l’instant d’une séparation subite et éternelle, fût-ce du plus humble individu de sa connaissance, elle lui dit sur-le-champ :

— Eh bien ! Katy, le pauvre homme est donc parti ?

— Non, Madame, reprit la pauvre fille avec amertume, mais il peut partir maintenant quand il lui plaira. Tout ce qu’il y a de pire lui est arrivé ; je crois vraiment, miss Peyton, qu’ils ne lui ont pas laissé de quoi acheter un autre habit pour cacher sa nudité ; car celui qui lui reste n’est pas des meilleurs, je vous l’assure.

— Comment, Katy ! et qui peut avoir eu le cœur de piller un malheureux dans un tel moment de détresse ?

— Le cœur ? de pareils hommes n’ont ni cœur ni entrailles. Oui, miss Peyton, il y avait dans le pot de fer cinquante-quatre bonnes guinées de bon et bel or. Combien y en avait-il en dessous ! C’est plus que je ne saurais dire ; car, pour le savoir, il aurait fallu les compter, et je n’ai pas voulu y toucher, car on dit que l’argent des autres s’attache facilement aux doigts. Cependant, d’après les apparences, il devait bien s’y trouver deux cents guinées, sans parler de ce qu’il y avait dans le petit sac de cuir. Mais avec tout cela, qu’est Harvey aujourd’hui ? rien qu’un mendiant, et vous savez que tout le monde méprise un mendiant !

— On doit plaindre l’indigent et non le mépriser, dit miss Peyton qui ne pouvait encore se figurer toute l’étendue des malheurs de ses voisins ; mais comment va le pauvre vieillard ? Cette perte dont vous parlez l’affecte-t-elle beaucoup ?

La physionomie de Katy changea tout à coup : elle perdit l’expression du chagrin naturel pour prendre celle d’une mélancolie étudiée.

— Heureusement pour lui, répondit-elle, il est à l’abri des soucis de ce monde. Le son des guinées l’a fait sortir de son lit, et sa pauvre âme n’a pu résister à ce coup : il est mort deux heures dix minutes avant que le coq chantât, autant que j’en puis juger, et…

Ici elle fut interrompue par le docteur qui, s’approchant d’elle, lui demanda avec intérêt quelle était la nature de la maladie du défunt.

Katy jeta les yeux sur celui qui lui faisait cette question, et elle lui répondit en arrangeant son tablier par instinct.

— C’est le malheur du temps, c’est le chagrin de la perte de sa fortune qui l’ont conduit au tombeau. Il déclinait de jour en jour, malgré tous les soins que je prenais de lui. Et maintenant qu’Harvey n’est autre chose qu’un mendiant, qui me paiera de toutes mes peines ?

— Dieu vous récompensera de vos bonnes œuvres, dit miss Peyton avec douceur.

— C’est tout mon espoir, répondit Katy avec un air de respect que remplaça sur-le-champ une expression qui annonçait plus de sollicitude pour les biens de ce monde ; car j’ai laissé mes gages entre les mains d’Harvey depuis trois ans, et maintenant qui me les paiera ? Bien des fois mes frères m’avaient conseillé de demander mon argent ; mais il me semblait que les comptes étaient toujours faciles à régler entre personnes qui se tenaient de si près.

— Est-ce que vous êtes parente d’Harvey Birch ? demanda miss Peyton.

— Mais… non, répondit Katy en hésitant, et cependant, dans la situation où sont les choses, je ne sais trop si je n’ai pas quelques droits à faire valoir sur la maison et le jardin ; car à présent que c’est la propriété d’Harvey, je ne doute pas que la confiscation n’en soit prononcée. Et se tournant vers Lawton dont les yeux perçants étaient fixés sur elle : — Je voudrais bien, ajouta-t-elle, savoir quelle est l’opinion à ce sujet de ce digne Monsieur qui parait prendre tant d’intérêt à ce que je vous dis.

— Madame, dit le capitaine en la saluant ironiquement, rien n’est plus intéressant que vous et votre histoire, mais mes humbles connaissances se bornent à savoir ranger un escadron en bataille, et charger l’ennemi quand le moment en est venu. Je vous invite à vous adresser au docteur Archibald Sitgreaves, dont la science est universelle et la philanthropie sans bornes.

Le chirurgien se redressa avec une fierté dédaigneuse, et se mit à siffler à voix basse, en regardant quelques fioles placées sur une table ; mais la femme de charge se tournant vers lui continua après lui avoir fait une révérence :

— Je suppose, Monsieur, dit-elle, qu’une femme n’a pas de douaire à prétendre sur les biens de son mari, à moins que le mariage n’ait effectivement été célébré ?

C’était une maxime du docteur Sitgreaves qu’aucune espèce de science n’était à mépriser, et il en résultait qu’il était empirique en tout, si ce n’est dans sa profession. D’abord l’indignation que lui avait inspirée l’ironie du capitaine lui avait fait garder le silence ; mais changeant de dessein tout à coup, il répondit en souriant :

— C’est mon opinion. Si la mort a prévenu le mariage, je crains qu’il n’y ait pas de recours contre ses décrets rigoureux.

Katy entendit fort bien ces paroles, mais les mots mort et mariage furent les seuls qu’elle y comprit. Ce fut donc à cette partie de la phrase du docteur qu’elle adressa sa réponse.

— Je croyais, dit-elle les yeux baissés sur le tapis, qu’il n’attendait que la mort de son vieux père pour se marier ; mais à présent que ce n’est plus qu’un homme méprisable, ou, ce qui est la même chose, un colporteur sans balle, sans maison, sans argent, il lui serait difficile de trouver une femme qui voulût de lui. — Qu’en pensez-vous, miss Peyton ?

— Mes pensées se portent rarement sur de pareils sujets, répondit gravement miss Peyton tout en s’occupant des préparatifs du déjeuner.

Pendant ce dialogue, le capitaine Lawton avait étudié les manières et la physionomie de la femme de charge avec une gravité comique, et craignant que la conversation ne tombât, il lui demanda avec l’air d’un grand intérêt :

— Ainsi vous croyez que c’est le grand âge et la débilité qui ont amené la fin des jours du vieillard ?

— Et le malheur des temps, ajouta vivement Katy. L’inquiétude est une mauvaise compagne de lit pour un malade. Mais je suppose que son heure était arrivée, et quand elle est une fois venue, nul remède ne peut nous sauver.

— Doucement, dit le docteur ; vous êtes dans l’erreur à cet égard. Il est indubitable que nous devons tous mourir, mais il nous est permis de recourir aux lumières de la science pour obvier aux dangers qui nous menacent, jusqu’à ce que…

— Jusqu’à ce que nous mourions secundum artem, dit Lawton.

Sitgreaves ne daigna pas répondre à ce sarcasme ; mais, jugeant nécessaire pour soutenir sa dignité que la conversation continuât, il ajouta :

— Dans le cas dont il s’agit, il est possible qu’un traitement judicieux eût prolongé la vie du malade. Qui a été chargé de l’administration de cette affaire ?

— Personne encore, répondit Katy avec vivacité mais je crois qu’il a écrit son testament sur sa bible.

Le chirurgien ne prit pas garde au sourire des dames, et il continua son enquête en disant :

— Il est prudent d’être toujours préparé à la mort ; mais je vous demande qui lui a donné des soins pendant sa maladie ?

— Moi, répondit Katy en prenant un air d’importance, et je puis dire que ce sont des soins perdus ; car Harvey est trop méprisable pour m’en tenir compte à présent.

Les deux interlocuteurs ne s’entendaient nullement, mais chacun d’eux abondant dans son sens croyait comprendre l’autre, et la conversation n’en continuait pas moins.

— Et comment l’avez-vous traité ? demanda le docteur.

— Qu’est-ce à dire, comment je l’ai traité ? s’écria Katy avec un peu d’aigreur. Je l’ai toujours traité avec la plus grande douceur, vous pouvez en être sûr.

— Le docteur veut vous demander quels médicaments vous lui avez fait prendre, dit Lawton avec une figure allongée qui n’eût pas été déplacée à l’enterrement du défunt.

— Ah ! n’est-ce que cela ? dit Katy en souriant de sa méprise ; je lui ai fait prendre des bouillons d’herbes.

— Des décoctions de simples, dit Sitgreaves ; ces remèdes sont moins dangereux dans la main de l’ignorance que des médicaments plus puissants. Mais pourquoi n’avez-vous pas appelé près de lui un officier de santé ?

— Un officier ! s’écria Katy ; Dieu me préserve ! les officiers ont fait assez de mal au fils pourquoi en aurais-je fait venir un près du père ?

— C’est d’un médecin que le docteur Sitgreaves vous parle, Madame, et non d’un officier militaire, dit Lawton avec une gravité imperturbable.

— Oh ! s’écria la vestale reconnaissant encore sa méprise, si je n’ai pas fait venir de médecin, c’est que je ne savais où en trouver, et c’est la meilleure raison possible. C’est pour cela que j’ai pris soin moi-même du malade. Si j’avais eu un médecin sous la main, je l’aurais consulté bien volontiers car, quant à moi, je suis pour la médecine, quoique Harvey prétende que je me tue à force de drogues ; mais que je vive ou que je meure, cela ne fera guère de différence pour lui à présent.

— Vous montrez en cela votre bon sens, dit le docteur en s’approchant de Katy qui, assise près du feu, se chauffait les mains et les pieds et se mettait le plus à l’aise possible au milieu de tous ses chagrins ; vous paraissez une femme sensée et discrète, et des gens qui ont eu plus d’occasions que vous de se faire des idées correctes pourraient vous envier votre respect pour le plus beau des arts, pour la reine des sciences.

Sans bien comprendre cette phrase, Katy sentit qu’elle contenait un compliment en son honneur, et enchantée de l’observation du chirurgien, elle prit un nouveau courage.

— On m’a toujours dit, répliqua-t-elle, qu’il ne me manquait que l’occasion pour devenir médecin. Bien avant que je demeurasse avec le père d’Harvey, on me nommait déjà le docteur femelle.

— Plus vrai que poli[1], dit le docteur, très-porté à oublier l’humble rang de Katy, par suite de l’admiration que lui inspirait le respect qu’elle montrait pour l’art de guérir. Il est certain qu’à défaut de guides plus éclairés, l’expérience d’une matrone discrète peut être d’une grande utilité pour arrêter les progrès du mal dans le système du corps humain. En de telles circonstances, Madame, il est cruel d’avoir à lutter contre l’ignorance et l’obstination.

— Sans doute, sans doute ; et je n’en ai que trop fait l’expérience, s’écria Katy avec un air de triomphe, Harvey est sur ce point aussi entêté qu’une mule. On croirait que tous les soins que j’ai pris de son père malade devraient lui avoir appris à ne pas mépriser une femme entendue. Il viendra peut-être un jour où il saura ce que c’est que de ne pas en avoir une dans sa maison. Mais méprisable comme il est à présent, comment aurait-il jamais une maison ?

— Je comprends aisément la mortification que vous avez dû éprouver en ayant affaire à un homme si opiniâtre, reprit le docteur en jetant un coup d’œil de reproche sur le capitaine, mais vous devez vous élever au-dessus de pareilles opinions, et mépriser l’ignorance qui les produit.

Katy hésita un instant : elle ne comprenait pas très-exactement ce que le docteur venait de dire, mais sentant qu’il s’y trouvait encore un compliment, elle réprima un peu sa volubilité ordinaire, et reprit simplement :

— J’ai souvent dit à Harvey que sa conduite est méprisable, et la nuit dernière il a prouvé que je n’avais pas tort. Mais l’opinion de tels incrédules n’est pas bien importante. Cependant il est terrible de réfléchir à la manière dont il se comporte quelquefois. Par exemple, quand il jeta au feu l’aiguille…

— Quoi ! s’écria le chirurgien, l’interrompant, affecte-t-il de mépriser l’aiguille[2] ? Mais c’est mon destin de rencontrer tous les jours des hommes dont l’esprit également pervers montre une indifférence encore plus coupable pour les connaissances dont on est redevable aux lumières des sciences.

Le docteur se tourna vers Lawton en parlant ainsi ; mais l’élévation de sa tête l’empêcha de fixer ses yeux sur la physionomie grave du capitaine. Katy l’écoutait avec la plus grande attention, et elle ajouta :

— Ensuite Harvey ne croit point aux marées.

— Ne pas croire aux marées, s’écria Sitgreaves au comble de la surprise ; mais c’est peut-être sur l’influence de la lune qu’il a des doutes !

— C’est cela même, dit Katy transportée de joie en trouvant un savant qui soutenait ses opinions favorites. Si vous l’entendiez parler, vous vous imagineriez qu’il ne croit pas même qu’il existe une lune dans le monde.

— C’est le malheur de l’ignorance et de l’incrédulité d’aller toujours en augmentant, Madame, dit gravement le docteur. L’esprit qui rejette une fois les connaissances utiles s’abandonne à la superstition, et tire de l’ordre de la nature des conclusions aussi préjudiciables à la cause de la vérité qu’elles sont contraires aux premiers principes de toutes les sciences humaines.

Ce discours parut trop imposant à Katy pour qu’elle se hasardât à y répondre au hasard, et le docteur, après avoir gardé le silence un instant avec une sorte de dédain philosophique, ajouta :

— Qu’un homme de bon sens puisse avoir du doute sur les marées, c’est ce que je n’aurais jamais cru possible ; mais l’obstination est un défaut auquel il est dangereux de se livrer, et qui peut conduire aux erreurs les plus grossières.

— Vous croyez donc qu’elles ont effet sur le flux ? demanda la femme de charge.

Miss Peyton se leva avec un léger sourire, et fit signe à ses nièces de venir l’aider dans quelque occupation domestique, tandis que Lawton mourait d’une envie d’éclater de rire qu’il ne réprima que par un effort aussi violent et aussi soudain que le motif qui y avait donné lieu.

Après avoir réfléchi s’il comprenait bien ce que venait de dire la femme de charge, le chirurgien songea qu’il fallait avoir quelque égard pour l’amour de la science se faisant sentir en dépit du manque d’éducation, et il répondit :

— Vous voulez parler de la lune. Bien des philosophes ont douté qu’elle agisse sur les marées ; mais je crois que c’est fermer volontairement les yeux aux lumières des sciences que de ne pas croire qu’elle occasionne le flux et le reflux.

Comme le reflux était une maladie que Katy ne connaissait pas, elle jugea à propos de garder le silence un instant. Cependant, brûlant de curiosité de savoir quelles étaient ces lumières dont il parlait si souvent, elle se hasarda à lui demander :

— Ces lumières sont-elles ce que nous appelons dans ce pays les lumières du Nord[3] ?

Par charité pour son ignorance, le docteur allait entrer dans une explication scientifique de ce qu’il avait voulu dire, s’il n’eût été interrompu par les éclats de rire de Lawton. Le capitaine avait écouté jusqu’alors avec beaucoup de sang-froid, mais il ne put y tenir plus longtemps, et il rit aux larmes, au point de renouveler toutes les douleurs de ses meurtrissures. Enfin le chirurgien offensé profita d’un intervalle pour dire :

— Ce peut être une source de triomphe pour vous, capitaine Lawton, de voir une femme sans éducation faire une méprise sur un sujet sur lequel les hommes les plus savants ont été si longtemps sans être d’accord. Et cependant vous voyez que cette respectable matrone ne rejette pas les lumières ; les lumières, Monsieur, les instruments qui peuvent être utiles à l’homme, soit pour réparer les injures que le corps peut recevoir, soit pour s’élever à la hauteur des sciences. Vous vous rappelez l’allusion qu’elle a faite à l’aiguille ?

— Oui, s’écria Lawton avec un nouvel éclat de rire, pour raccommoder les culottes du colporteur.

Katy se redressa, évidemment choquée de se voir attribuer des relations si familières avec cette partie des vêtements d’Harvey Birch mais, voulant prouver qu’elle était en état de se livrer à des occupations d’un genre relevé, elle se hâta de dire :

— Vraiment, Monsieur, ce n’était pas à un usage si commun que j’employais cette aiguille : il s’agissait d’un objet bien plus important.

— Expliquez-vous, dit Sitgreaves avec un peu d’impatience ; prouvez à monsieur qu’il n’a pas sujet de triompher ainsi.

Sollicitée de cette manière, Katy se recueillit un instant pour faire une provision d’éloquence suffisante pour orner sa narration. Le fait était qu’un enfant confié aux soins d’Harvey par l’administration des pauvres s’était enfoncé une grosse aiguille dans le pied en l’absence de son maître. Elle avait retiré l’instrument malfaisant, l’avait graissé avec soin, et l’enveloppant dans un morceau de drap, l’avait placé dans un coin de la cheminée sans appliquer aucun remède au pied blessé, de peur d’affaiblir la force du charme. Le retour du colporteur avait dérangé cette admirable combinaison, et elle en exprima les conséquences en terminant son récit par ces mots :

— Il n’est donc pas bien étonnant que l’enfant soit mort du tétanos[4].

Le docteur Sitgreaves s’approcha d’une croisée, admira la beauté de la matinée, fit tout ce qu’il put pour éviter l’œil de basilic de Lawton, mais inutilement. Une force irrésistible le porta à le regarder en face. Le capitaine avait donné à tous ses traits un air de pitié pour le sort du malheureux enfant ; mais quand ses yeux rencontrèrent ceux du docteur, ils prirent un air de triomphe dont celui-ci fut tellement déconcerté que prétextant le besoin que ses malades pouvaient avoir de ses soins, il se retira précipitamment.

Miss Peyton demanda ensuite des renseignements plus détaillés sur la situation dans laquelle se trouvaient alors les choses chez Harvey Birch, et elle écouta patiemment et avec tout l’intérêt d’un excellent cœur la narration circonstanciée que lui fit Katy de tout ce qui s’y était passé la nuit précédente. Celle-ci ne manqua pas d’appuyer sur la grandeur de la perte qu’avait faite le colporteur, à qui elle n’épargna pas les invectives pour avoir découvert un secret qu’il eût été si facile de garder.

— Quant à moi, miss Peyton, ajouta-t-elle après avoir repris haleine un moment, j’aurais perdu la vie plutôt que d’en dire un seul mot. Le pire qu’ils pouvaient lui faire, c’était de le tuer et l’on pourrait dire qu’ils l’ont tué corps et âme, puisqu’ils en ont fait un vagabond méprisable. Qui voudrait être sa femme ou tenir sa maison à présent ? Quant à moi, je suis trop jalouse de ma réputation pour rester chez un garçon, quoique dans le fait il ne soit jamais chez lui. Je suis donc bien résolue à l’avertir aujourd’hui, que n’étant pas marié, je ne resterai pas chez lui une heure après l’enterrement ; et quant à l’épouser je ne crois pas que j’y songe, à moins qu’il ne veuille mener une vie moins errante et plus régulière !

La bonne miss Peyton laissa s’épuiser l’éloquence verbeuse de la femme de charge ; et par deux ou trois questions judicieuses qui prouvaient qu’elle avait une connaissance plus intime qu’on n’aurait pu le supposer des voies secrètes et tortueuses de Cupidon dans le cœur humain, elle tira de Katy des détails suffisants pour s’assurer qu’il n’était nullement probable que le colporteur, même dans l’état de délabrement de sa fortune, songeât à offrir sa main à miss Catherine Haynes. Elle lui dit alors qu’elle avait besoin d’une femme entendue pour l’aider dans les soins domestiques, et lui proposa d’entrer à son service si Harvey Birch ne la conservait pas au sien. Après quelques conditions préliminaires que fit la prudente femme de charge, l’arrangement fut conclu, et faisant encore quelques lamentations piteuses sur les pertes qu’elle avait faites et sur la stupidité d’Harvey, elle retourna chez le colporteur, tant par curiosité de savoir ce qu’il deviendrait que pour veiller aux apprêts des funérailles qui devaient avoir lieu le même jour.

Pendant cette conversation Lawton s’était retiré par délicatesse, et son empressement de savoir comment se trouvait Singleton le conduisit dans la chambre de son camarade. On a déjà vu que le caractère de ce jeune officier lui avait acquis l’affection particulière de tout son corps. Sa douceur presque féminine et ses manières pleines d’urbanité n’empêchaient pas qu’il ne fût doué d’une résolution mâle dont il avait donné des preuves, et qui lui avait assuré le respect d’une troupe de partisans belliqueux. Le major le chérissait comme un frère, et la docilité avec laquelle il se soumettait aux ordonnances de Sitgreaves en avait fait aussi le favori du docteur. L’intrépidité avec laquelle ce corps se comportait sur le champ de bataille en avait placé successivement tous les officiers sous les soins de son chirurgien, et celui-ci les classant d’après leur soumission aux doctrines d’Hippocrate, mettait Singleton au plus haut de l’échelle et laissait Lawton tout en bas. Il disait souvent avec une naïveté aussi franche que plaisante, en présence de tous les officiers, qu’il avait beaucoup plus de plaisir à se voir amener Singleton blessé qu’aucun autre de ses camarades, mais qu’il n’en éprouvait aucun quand c’était le tour de Lawton ; compliment qui était reçu par le premier en souriant d’un air doux et tranquille, et par le second en le saluant gravement.

En cette occasion le chirurgien mortifié et le capitaine triomphant se rencontrèrent dans la chambre de Singleton, qui était pour eux comme un terrain neutre. Ils y passèrent quelque temps près de leur compagnon blessé, après quoi le docteur se retira dans l’appartement qu’il occupait. Il n’y était que depuis quelques minutes quand, à sa grande surprise, il y vit entrer Lawton. Le capitaine avait remporté une victoire si complète qu’il sentait qu’il pouvait être généreux. Commençant donc par ôter son habit, il s’écria avec nonchalance :

— Allons, Sitgreaves, que les lumières de la science viennent au secours de mon corps, s’il vous plaît.

Les lumières de la science étaient un sujet d’entretien insupportable au docteur en ce moment. Mais, se hasardant à jeter un regard sur le capitaine, il vit les préparatifs qu’il faisait, et remarqua en lui un air de sincérité sérieuse qui ne lui était pas ordinaire. Tout son ressentiment s’évanouit à l’instant, et il lui dit avec politesse :

— Mes soins peuvent-ils être utiles au capitaine Lawton ?

— C’est à vous à en juger, mon cher Monsieur, répondit le capitaine avec douceur. Tenez, ne voyez-vous pas sur cette épaule toutes les couleurs de l’arc-en-ciel ?

— Sans doute, et vous ne vous trompez pas, répliqua l’Esculape en passant légèrement la main sur la partie souffrante. Mais heureusement il n’y a rien de cassé. C’est un miracle que vous vous en soyez tiré à si bon marché.

— Oh ! dès mon enfance je savais faire le saut périlleux, et je m’inquiète peu de quelques chutes de cheval. Mais, Sitgreaves, ajouta le dragon en montrant une cicatrice sur son corps, vous souvenez-vous de cette bagatelle ?

— Parfaitement, Jack, répondit le docteur en souriant ; la blessure avait été reçue courageusement, et l’extraction de la balle fut habilement faite. Mais ne pensez-vous pas qu’il serait bon d’appliquer un peu d’huile à ces meurtrissures ?

— Certainement, dit Lawton avec une soumission inattendue.

— Maintenant, mon cher ami, reprit le docteur tout en se mettant en besogne, ne croyez-vous pas qu’il eût mieux valu faire cette fomentation hier soir ?

— Très-probablement, répondit le capitaine avec la même complaisance.

— Très-certainement, Jack, continua le chirurgien, et si vous m’aviez laissé faire l’opération de la phlébotomie à l’instant de votre arrivée, elle vous aurait été de la plus grande utilité.

— Point de phlébotomie ! s’écria Lawton d’un ton positif.

— À présent il est trop tard, répondit le docteur déconcerté. Mais une dose d’huile prise intérieurement détergerait les humeurs admirablement.

Lawton ne répondit à cette proposition qu’en grinçant les dents et en les serrant de manière à prouver que sa bouche était une forteresse qu’on n’emporterait pas sans une vigoureuse résistance. Aussi le docteur, qui le connaissait bien, changea-t-il de sujet de conversation.

— C’est bien dommage, dit-il, qu’après vous être donné tant de peines et avoir couru un tel danger vous n’ayez pu saisir ce coquin de colporteur.

Le capitaine ne répondit rien et tout en plaçant quelques bandages pour assujettir des compresses, le chirurgien ajouta :

— Si j’ai quelque désir qui soit contraire à la prolongation de la vie humaine, c’est de voir ce drôle pendu.

— Je croyais que votre métier était de guérir et non de tuer, dit le capitaine de dragons d’un ton sec.

— D’accord ; mais cet espion nous a fait tant de mal par ses rapports, que je me trouve quelquefois à son égard dans des dispositions peu chrétiennes.

— Vous ne devriez nourrir de tels sentiments d’animosité contre aucun de vos semblables, dit le capitaine d’un ton qui surprit tellement le docteur qu’il laissa tomber une épingle dont il allait se servir pour attacher un bandage. Il regarda en face l’être qu’il pansait, comme pour bien se convaincre de son identité ; et ne pouvant douter que ce ne fût son ancien camarade, le capitaine John Lawton, qui lui tenait un tel langage, il chercha à maîtriser sa surprise et lui dit :

— Votre doctrine est juste, et j’y souscris en thèse générale mais… Le bandage ne vous gêne-t-il pas, mon cher Lawton ?

— Nullement.

— Oui, en thèse générale, je suis d’accord avec vous. Mais comme la matière est divisible à l’infini, de même il n’y a pas de règle sans exception, et… Vous sentez-vous bien à l’aise, Lawton ?

— Parfaitement.

— C’est un acte de cruauté à l’égard de celui qui souffre et quelquefois même d’injustice envers les autres, que de priver un homme de la vie quand une punition moindre pourrait produire le même effet. Or, Jack, si vous vouliez… — Remuez un peu le bras. — Si vous vouliez seulement… — J’espère que vous avez les mouvements bien libres, mon cher ami ?

— On ne peut davantage.

— Si vous vouliez, disais-je, mon cher Jack, apprendre à vos soldats à manier le sabre avec plus de discrétion, vous atteindriez le même but, et vous me feriez grand plaisir.

Le docteur poussa un profond soupir, car c’était un sujet qui lui tenait fort au cœur, et le dragon ayant remis son habit, lui répondit avec le plus grand sang-froid en se retirant :

— Je ne connais pas un soldat qui manie le sabre plus judicieusement que les miens. D’un seul coup ils vous fendent ordinairement la tête depuis le crâne jusqu’à la mâchoire.

Le docteur soupira, rangea ses instruments, et se disposa à aller faire une visite au colonel Wellmere.

  1. Il y a dans le texte bitch-doctor. On sait combien en Angleterre et aux États-Unis le mot bitch (chienne) est dur pour une oreille féminine. Voilà pourquoi le docteur se récrie sur l’impolitesse du terme.
  2. Le mot needle signifie une aiguille à coudre, et l’aiguille aimantée, l’aiguille de la boussole. Katy l’emploie dans le premier sens, et le docteur le prend dans le second.
  3. Traduction littérale des mots northern lights, qui signifient l’aurore boréale.
  4. En anglais locked-jaw, tétanos de la mâchoire, appelé plus généralement trismus.