L’Espion (Cooper)/Chapitre 12

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne (Œuvres, tome 2p. 147-158).


CHAPITRE XII.


Ce corps, semblable à celui d’une fée, contient une âme aussi forte que celle d’un géant. Ces membres si délicats qui tremblent comme la feuille du saule qu’agite la brise du soir, sont mus par un esprit qui, lorsqu’il est excité, peut s’élever à la hauteur du ciel, et prêter à ces yeux brillants un éclat presque comparable à celui du firmament étoilé.
Duo.


Le nombre et la qualité des étrangers qui se trouvaient aux Sauterelles, avaient considérablement augmenté les détails de soins domestiques dont était chargée miss Peyton. Cependant le jeune capitaine de dragons auquel Dunwoodie prenait tant d’intérêt était le seul d’entre eux dont l’état pût encore le lendemain matin donner quelque inquiétude, quoique le docteur Sitgreaves eût déclaré qu’il répondait de ses jours. Nous avons vu que le capitaine Lawton s’était levé de bonne heure. Henry Wharton n’avait eu le sommeil troublé que par un rêve dans lequel il avait cru voir un apprenti chirurgien s’apprêter à lui amputer le bras ; mais comme ce n’était qu’un rêve, quelques heures de repos lui avaient fait grand bien, et le docteur calma les appréhensions de sa famille, en assurant qu’avant quinze jours il ne se ressentirait plus de sa blessure.

Pendant tout ce temps le colonel Wellmere n’avait pas encore paru. Il avait déjeuné dans son lit, prétendant être trop souffrant pour pouvoir se lever, malgré le sourire un peu moqueur du disciple d’Esculape. Sitgreaves le laissant donc ronger son frein dans la solitude de sa chambre, alla faire une visite plus agréable pour lui au chevet du lit du capitaine Singleton. Il remarqua sur son visage une légère rougeur en entrant dans sa chambre ; et s’avançant vers lui promptement, il lui saisit la main pour s’assurer de l’état de son pouls, et lui faisant signe de garder le silence, il se chargea de remplir le vide de la conversation.

— L’œil est bon, dit le docteur, la peau a même une certaine moiteur mais le pouls est élevé ; c’est un symptôme de fièvre ; il vous faut du repos et de la tranquillité.

— Non, mon cher Sitgreaves, répondit Singleton en lui prenant la main, je n’ai pas de fièvre. Voyez, y a-t-il sur ma langue ce que Jack Lawton appelle une gelée blanche ?

— Non vraiment, dit le chirurgien en lui introduisant une cuiller dans la bouche pour la tenir ouverte, et lui regardant dans le gosier comme s’il eût voulu y faire une visite domiciliaire ; vous avez la langue bonne, et le pouls commence à se ralentir. Ah ! cette saignée vous a fait grand bien. La phlébotomie est un spécifique souverain pour les constitutions du sud et cependant ce fou de Lawton a refusé de se laisser saigner, après une chute de cheval qu’il a faite hier soir. — Sur ma foi, George, votre cas devient singulier, continua le docteur en repoussant sa perruque de côté sans y songer. Votre pouls est égal et modéré, votre peau est moite, mais votre œil est ardent, vos joues sont presque enflammées. Il faut que j’examine de plus près tous ces symptômes.

— Doucement, mon cher ami, doucement, dit le jeune homme en se laissant retomber sur son oreiller et en perdant quelque chose de ces vives couleurs qui alarmaient son ami. En faisant l’extraction de cette balle, vous avez fait tout ce qui m’était nécessaire ; je vous assure que mon seul mal à présent est une grande faiblesse.

— Capitaine Singleton, dit le chirurgien avec chaleur, c’est une présomption que de vouloir apprendre à votre médecin quand vous ne souffrez pas. À quoi servent les lumières de la science, si ce n’est à nous mettre en état de prononcer sur ce point ? Fi ! George, fi ! Lawton lui-même, le mécréant Lawton, ne montrerait pas plus d’obstination.

Singleton sourit en repoussant doucement la main du docteur qui cherchait à détacher ses bandages, et lui demanda, tandis que de nouvelles couleurs renaissaient sur ses joues :

— Je vous en prie, Archibald, nom d’affection qui manquait rarement d’attendrir le docteur, — dites-moi quel est l’esprit descendu du ciel qui est entré dans mon appartement quelques minutes avant vous, pendant que je faisais semblant de dormir ?

— Dans votre appartement ! s’écria le docteur. Et qui ose aller, ainsi sur mes brisées ! Esprit ou non, je lui apprendrai à se mêler des affaires des autres !

— Vous prenez le change, docteur ; il n’y a nulle rivalité. Examinez l’appareil que vous avez mis sur ma blessure ; personne n’y a touché. Mais quel est cet être enchanteur qui joignait la légèreté d’une fée à l’air de douceur d’un ange ?

Sitgreaves, avant de lui répondre, commença par vérifier si personne ne s’était ingéré de donner en son absence des soins au blessé ; et rassuré sur ce point, il rajusta sa perruque, s’assit près du lit, et lui demanda avec un laconisme digne du lieutenant Mason :

— Cet esprit portait-il des jupons, George ?

— Je n’ai vu que des yeux célestes, des joues vermeilles, une démarche majestueuse et pleine de grâce, des…

— Chut ! chut ! vous parlez trop pour votre état de faiblesse, dit le docteur en lui mettant la main sur la bouche ; il faut que ce soit miss Jeannette Peyton. C’est une dame accomplie dont la démarche est pleine de dignité et a… oui, a quelque chose de gracieux. Ses yeux… respirent la bienveillance ; et son teint, quand il est animé par la charité, peut le disputer à celui de ses jeunes nièces.

— De ses nièces ! a-t-elle donc des nièces ? L’ange que j’ai vu peut être une fille, une sœur, une nièce, mais il est impossible que ce soit une tante.

— Silence ! George, silence ! vous parlez tant, que votre pouls recommence à battre avec violence. Il faut vous tranquilliser, et vous préparer à voir votre sœur qui sera ici dans une heure.

— Quoi ! Isabelle. Qui l’a envoyé chercher ?

— Le major, répondit le docteur d’un ton sec.

— Ce bon, cet excellent Dunwoodie ! murmura le jeune homme épuisé, en retombant de nouveau sur son oreiller. Et les ordres réitérés de Sitgreaves l’obligèrent à y rester en silence.

Le capitaine Lawton lui-même, quand il était arrivé pour le déjeuner, avait été accueilli avec la plus grande politesse par tous les membres de la famille qui s’étaient empressés de lui demander des nouvelles de sa santé ; mais un esprit invisible veillait à ce que rien ne manquât au colonel anglais. La délicatesse de Sara ne lui avait pas permis de mettre le pied dans son appartement, mais elle connaissait la position exacte de tout ce qu’elle faisait porter dans sa chambre, et tout ce qui y entrait avait été préparé par ses mains.

À l’époque dont nous parlons, nous formions une nation divisée, et Sara croyait ne faire que son devoir en restant religieusement attachée au pays qui avait été le berceau de ses ancêtres : mais d’autres raisons, et bien plus fortes encore, motivaient la préférence silencieuse que Sara accordait au colonel anglais. Il avait le premier rempli le vide de sa jeune imagination, et son image était ornée de ces attraits qui font impression sur le cœur d’une femme. Il est vrai qu’il n’avait pas la taille élevée et l’air gracieux de Dunwoodie, son regard imposant, son œil éloquent et son accent mâle, quoique plein de sensibilité ; mais il avait le plus beau teint, les joues vermeilles, les dents superbes, et aussi bien rangées que celles que faisait apercevoir le sourire du major virginien. Sara, avant le déjeuner, avait parcouru plusieurs fois toute la maison, jetant souvent un regard inquiet sur la porte de la chambre du colonel Wellmere, mourant d’envie d’avoir des nouvelles de sa santé, mais n’osant en demander, de crainte de trahir l’intérêt qu’elle y prenait. Enfin sa sœur, avec toute la franchise de l’innocence, adressa au docteur Sitgreaves la question si désirée.

— Le colonel Wellmere, répondit le chirurgien, est dans ce que j’appelle un état de libre arbitre, malade ou bien portant, suivant son bon plaisir. Sa maladie n’est pas du nombre de celles que les lumières de la science peuvent guérir. Je crois que sir Henry Clinton est le meilleur médecin qu’il puisse consulter. Mais le major Dunwoodie a mis obstacle à ce qu’il puisse y avoir communication entre eux.

Frances sourit malignement en détournant la tête, et Sara, prenant l’air hautain de Junon offensée, sortit sur-le-champ de l’appartement. La solitude du sien ne lui offrit pourtant pas une ressource contre ses propres pensées ; elle le quitta bientôt, et en passant par une longue galerie qui communiquait à toutes les chambres de la maison, elle vit que la porte de celle de Singleton était ouverte. Le jeune capitaine était seul, et semblait dormir : Sara entra légèrement, et y passa quelques instants à arranger les tables et à mettre de l’ordre dans les divers objets qui avaient été préparés pour le malade, sachant à peine ce qu’elle faisait, et rêvant peut-être qu’elle s’occupait ainsi pour un autre. Ses couleurs naturelles étaient rehaussées par l’indignation que lui avait inspirée ce que venait de dire le docteur, et la même cause n’avait pas terni l’éclat de ses yeux. Le bruit des pas de Sitgreaves lui avait fait faire une retraite accélérée par une autre porte, et descendant par un escalier dérobé, elle alla rejoindre sa sœur. Toutes deux allèrent chercher un air frais sur la terrasse, et elles s’y promenèrent en se tenant par le bras.

— Il y a dans ce chirurgien que Dunwoodie nous a fait l’honneur de nous laisser, dit Sara, quelque chose de désagréable qui fait que je voudrais de tout mon cœur le voir partir.

Frances regarda sa sœur avec un sourire malin ; et Sara, rougissant, ajouta d’un ton un peu sec :

— Mais j’oublie qu’il fait partie de cette fameuse cavalerie de Virginie, et que par conséquent on ne doit en parler qu’avec respect.

— Avec autant de respect qu’il vous plaira, ma sœur, répondit Frances en souriant ; on n’a pas à craindre que vous lui accordiez trop d’éloges.

— À ce que vous pensez, répliqua Sara avec un peu de chaleur ; mais je crois que M. Dunwoodie a pris une liberté qui excède les droits que la parenté pouvait lui donner, en faisant de la maison de mon père un hôpital pour les blessés.

— Nous devons remercier le ciel, dit Frances en baissant la voix, de ce qu’il ne s’en trouve parmi eux aucun qui doive nous inspirer plus d’intérêt.

— Votre frère en est un, dit Sara d’un ton de reproche.

— C’est la vérité, répondit Frances en rougissant et en baissant les yeux ; mais il n’est pas obligé de garder la chambre, et il ne regrette pas une blessure qui lui procure le plaisir de rester avec ses parents. Si l’on pouvait bannir les terribles soupçons auxquels sa visite a donné lieu, je songerais à peine à sa blessure.

— Tels sont les fruits de la rébellion, dit Sara en marchant avec plus de vitesse, et vous commencez à les goûter : un frère blessé, prisonnier, peut-être victime ; un père désolé, obligé de recevoir chez lui des étrangers, et dont les biens seront probablement confisqués à cause de sa fidélité pour son roi.

Frances continua sa promenade en silence. Lorsqu’elle arrivait au bout de la terrasse du côté du nord, ses yeux ne manquaient jamais de s’arrêter sur le point où la route était cachée à la vue par une montagne, et à chaque tour qu’elle y faisait avec sa sœur, elle s’arrêtait dans cet endroit jusqu’à ce qu’un mouvement d’impatience de Sara l’obligeât à prendre le même pas. Enfin on vit une chaise attelée d’un seul cheval s’avancer avec précaution à travers les pierres qui étaient éparses le long de la route conduisant aux Sauterelles à travers la vallée. Frances perdit l’éclat de ses belles couleurs à mesure que cette voiture approchait, et lorsqu’elle put y distinguer une femme assise à côté d’un nègre en livrée qui tenait les rênes, ses membres tremblèrent d’une agitation qui l’obligea à s’appuyer sur le bras de sa sœur pour pouvoir se soutenir. Au bout de quelques minutes les voyageurs arrivèrent à la porte, qui fut ouverte par un dragon celui-ci avait été le messager envoyé de Dunwoodie au colonel Singleton, et avait escorté la voiture. Miss Peyton s’avança pour recevoir l’étrangère, et ses deux nièces s’unirent à elle pour lui faire le meilleur accueil. Les yeux curieux de Frances étudiaient la physionomie de la sœur du capitaine blessé, et ne pouvaient s’en détacher. Elle était jeune, avait la taille svelte et l’air délicat, mais c’était dans ses yeux qu’existait le plus puissant de ses charmes ; ils étaient grands, noirs, perçants et quelquefois un peu égarés. Ses cheveux longs et épais n’étaient pas couverts de poudre, quoique ce fût encore la mode d’en porter, et étaient aussi noirs et plus brillants que l’aile du corbeau. Quelques boucles tombant sur sa joue en relevaient encore la blancheur, et ce contraste donnait à son visage l’air glacial du marbre. Le docteur Sitgreaves l’aida à descendre de voiture, et quand elle fut sur la terrasse, elle fixa ses yeux expressifs sur ceux du chirurgien, sans lui dire un seul mot ; mais ce regard exprimait suffisamment ce qu’elle voulait dire, et le docteur y répondit sur-le-champ.

— Votre frère est hors de danger, miss Singleton, lui dit-il, et il désire vous voir.

Elle joignit les mains avec ferveur, leva ses yeux noirs vers le ciel ; une légère rougeur semblable à la dernière teinte réfléchie du soleil couchant se peignit sur ses traits, et elle céda à sa sensibilité en versant un torrent de larmes. Frances avait contemplé les traits d’Isabelle et en avait suivi tous les mouvements avec une sorte d’admiration inquiète ; mais en ce moment elle courut à elle avec toute l’ardeur d’une sœur, et lui passant un bras sous le sien, elle l’entraîna dans un appartement séparé. Elle montrait en agissant ainsi tant d’empressement, de délicatesse et d’ingénuité, que miss Peyton elle-même jugea à propos d’abandonner miss Singleton aux soins de sa bonne nièce, et se borna à suivre des yeux avec un sourire de complaisance les jeunes personnes qui se retiraient. Isabelle céda à la douce violence de Frances, et étant arrivée dans la chambre où celle-ci la conduisit, elle pleura en silence, la tête appuyée sur l’épaule de sa campagne qui l’observait avec attention, tout en cherchant à la consoler. Frances pensa enfin que les larmes de miss Singleton coulaient avec plus d’abondance que l’occasion ne l’exigeait, car ce ne fut qu’après de violents efforts sur elle-même, et lorsque Frances eut presque épuisé tous ses moyens de consolation, que ses sanglots s’arrêtèrent enfin. Levant alors sur sa jeune compagne des yeux dont l’éclat était embelli par un sourire, elle lui fit à la hâte quelques excuses sur l’excès de son émotion, et la pria de la conduire dans la chambre de son frère.

L’entrevue du frère et de la sœur fut touchante, mais Isabelle réussit à paraître plus calme qu’on n’aurait pu le croire d’après son agitation précédente. Elle trouva son frère beaucoup mieux que son imagination susceptible ne l’avait portée à le supposer. Reprenant des forces en proportion, elle passa de l’accablement à une sorte de gaieté ; ses beaux yeux brillèrent d’un nouvel éclat, et ses lèvres étaient embellies par un sourire si séduisant que Frances, qui à son instante prière l’avait accompagnée dans la chambre de son frère, restait les yeux fixés sur des traits doués d’une versatilité si merveilleuse, comme si elle eût été sous l’influence d’un charme irrésistible. Sa sœur s’était jetée entre les bras du jeune blessé ; dès qu’elle s’était relevée, il avait dirigé un regard empressé du côté de Frances, et ce fut peut-être le premier coup d’œil jeté sur les traits de cette jeune personne charmante qui s’en détourna sans une satisfaction complète. Après un moment de silence pendant lequel ses yeux demeurèrent fixés sur la porte restée ouverte, Singleton prit la main de sa sœur, et lui dit avec affection :

— Et où est Dunwoodie, Isabelle ? jamais il ne se lasse de donner des preuves d’amitié. Après une journée de fatigues comme celle d’hier, il a passé la nuit à m’aller chercher une garde dont la présence suffira seule pour me mettre en état de quitter ce lit de douleur.

L’expression de la physionomie de sa sœur changea à l’instant ; ses yeux se portèrent tout autour de l’appartement avec un air d’égarement qui parut à Frances, observatrice attentive de tous ses mouvements, donner à ses traits un caractère aussi repoussant que celui qu’ils offraient l’instant auparavant lui avait semblé plein de charmes. Isabelle répondit d’une voix tremblante :

— Dunwoodie ! n’est-il donc pas ici ? Je ne l’ai pas vu. Je croyais le trouver près du lit de mon frère.

— Il a des devoirs qui le retiennent ailleurs, dit le capitaine d’un air pensif. Oui, on dit que les Anglais s’avancent du côté de l’Hudson, et ils laissent peu de relâche à la cavalerie légère. Cette raison seule a pu l’empêcher de venir voir un ami blessé. — Mais, Isabelle, cette entrevue était au-dessus de vos forces, vous êtes agitée comme la feuille du tremble.

Sa sœur ne lui répondit rien, mais elle avança la main vers la table sur laquelle était placé tout ce dont le capitaine avait besoin. Frances, toujours attentive, comprit à l’instant ce qu’elle désirait, et lui présenta un verre d’eau qui calma l’agitation d’Isabelle et lui permit de dire en souriant faiblement :

— Sans doute c’est son devoir qui le retient. Avant de partir, j’avais entendu dire qu’un détachement de troupes royales remontait le fleuve, et je n’en ai passé qu’à deux petits milles. La dernière partie de cette phrase fut prononcée d’une voix si faible qu’à peine pouvait-on l’entendre, et qu’elle semblait ne l’adresser qu’à elle-même.

— Les troupes étaient-elles en marche, Isabelle ? lui demanda son frère avec empressement.

— Non, répondit-elle avec le même air de distraction. Les cavaliers avaient mis pied à terre, et semblaient se reposer.

Le frère étonné tourna ses regards sur la physionomie de sa sœur, dont les yeux noirs restaient fixés sur le tapis avec un air toujours abstrait, mais n’y trouva aucune explication. Il les dirigea ensuite sur Frances, qui tressaillit en voyant l’expression animée de ses traits, se leva à la hâte, et lui demanda s’il avait besoin de quelques secours.

— Si vous daignez me pardonner cette impolitesse, répondit Singleton en faisant un effort pour se soulever, je désirerais voir un instant le capitaine Lawton.

Frances se hâta d’aller communiquer au capitaine le désir de son camarade, et cédant à un intérêt auquel elle ne pouvait résister, elle revint s’asseoir à côté de miss Singleton.

— Lawton, s’écria le jeune homme avec vivacité dès qu’il vit entrer son ami, avez-vous des nouvelles du major ?

— Il a déjà envoyé deux ordonnances pour savoir comment nous nous trouvons tous dans le lazaret.

— Et pourquoi n’est-il pas venu lui-même ?

— Ah ! c’est une question à laquelle le major seul peut répondre, répliqua Lawton d’un ton sec. Mais vous savez que les habits rouges sont en campagne, et Dunwoodie ayant le commandement de ce côté, il faut qu’il surveille ces Anglais.

— Sans contredit, répondit lentement Singleton comme s’il eût été frappé des motifs allégués par son camarade pour justifier l’absence du major. Mais comment se fait-il que vous soyez ici les bras croisés quand il y a de la besogne à faire ?

— Mon bras droit n’est pas dans le meilleur état possible, dit Lawton en se frottant l’épaule, et Roanoke est encore presque boiteux de sa chute. D’ailleurs j’en ai une autre raison que je pourrais vous donner, si je ne craignais pas que miss Wharton ne me le pardonnât jamais.

— Parlez, je vous prie, sans craindre mon déplaisir, Monsieur, dit Frances détournant un instant ses yeux de la physionomie de miss Singleton en rendant le sourire de bonne humeur du capitaine avec la gaieté maligne qui lui était naturelle.

— Eh bien ! s’écria Lawton dont la figure s’épanouissait en parlant ainsi, l’odeur qui sort de votre cuisine, miss Wharton, me défend de partir avant que je sois en état de parler avec plus de certitude des ressources du canton…

— Oh ! ma tante Peyton fait ses efforts pour faire honneur à l’hospitalité de mon père, dit Frances en souriant, et il faut que j’aille partager ses travaux si je veux avoir part à ses bonnes grâces.

Priant alors Isabelle de vouloir bien l’excuser, elle alla rejoindre sa tante, en réfléchissant sur le caractère et l’extrême sensibilité de la nouvelle connaissance que les circonstances avaient amenée chez son père.

L’officier blessé la suivit des yeux tandis qu’elle se retirait avec une grâce qui avait encore quelque chose d’enfantin ; et quand elle fut sortie, il dit en s’adressant à son camarade :

— On ne trouve pas souvent une tante et une nièce semblables, Jack ; celle-ci semble une fée, mais la tante est un ange.

— Ah ! George ! je vois que vous vous portez mieux ; vous retrouvez votre enthousiasme.

— Je serais aussi ingrat qu’insensible si je ne rendais justice à l’amabilité de miss Peyton.

— C’est une matrone de bonne mine, dit le capitaine sèchement. Quant à l’amabilité, George, vous savez que c’est une affaire de goût. Pour moi, avec tout le respect possible pour le beau sexe, ajouta-t-il en saluant miss Singleton, j’avoue que quelques années de moins me conviendraient mieux.

— Elle n’a certainement pas vingt ans ! s’écria vivement Singleton.

— Sans contredit. Supposons-lui-en dix-neuf, dit Lawton avec une extrême gravité. Cependant elle paraît quelque chose de plus.

— Vous avez pris la sœur aînée pour la tante, dit Isabelle en lui fermant la bouche avec sa jolie main. Mais il faut que vous gardiez le silence ; une conversation si animée nuirait à votre guérison.

L’arrivée du docteur Sitgreaves, qui remarqua avec alarme une augmentation de symptômes fébriles dans son malade, fit mettre à exécution cette ordonnance prudente, et Lawton alla rendre une visite de condoléances à Roanoke, qui avait été aussi froissé que son maître par sa chute de la veille. Il reconnut à sa grande joie que son coursier était comme lui-même en-pleine convalescence. À force de frotter les membres de l’animal pendant plusieurs heures sans intermission, on lui avait rendu ce que le capitaine appelait le mouvement systématique des jambes. Il donna donc ses ordres pour qu’on le sellât et bridât en temps convenable pour qu’il pût aller rejoindre son corps aux Quatre-Coins, après le dîner dont l’heure approchait.

Pendant ce temps, Henry Wharton était entré dans l’appartement de Wellmere, et comme une heureuse sympathie les unissait tous deux dans l’opinion qu’ils s’étaient formée d’une affaire dans laquelle ils avaient été également malheureux, le colonel se rendit bientôt ses bonnes grâces à lui-même, et se trouva par conséquent en état de se lever et de voir en face un ennemi dont il avait parlé si légèrement, et comme l’événement l’avait prouvé, avec si peu de raison. Wharton savait que cette infortune, comme ils nommaient tous deux leur défaite, avait été causée par la témérité du colonel ; mais il s’abstint de parler d’autre chose que du malheureux accident qui avait privé les Anglais de leur chef, et de l’échec qui en avait été la suite.

— En un mot, Wharton, dit le colonel en se préparant à se lever, et en avançant une jambe hors du lit, cette journée est le résultat d’une combinaison d’événements malencontreux. Votre cheval en devenant rétif vous a empêché de porter au major mes ordres pour attaquer les rebelles en flanc.

— C’est la vérité, répondit Henry en lui poussant avec le pied une pantoufle vers le lit ; si nous avions réussi à faire quelques bonnes décharges de mousqueterie sur leur flanc, nous aurions fait faire volte-face à ces braves Virginiens.

— Et au pas redoublé, ajouta Wellmere en plaçant sa seconde jambe près de la première ; mais vous savez qu’il était nécessaire de débusquer les guides, et ce mouvement leur a donné une belle occasion pour une charge.

— Et ce Dunwoodie ne manque jamais l’occasion de profiter d’un avantage qui se présente, dit le capitaine en envoyant la seconde pantoufle rejoindre la première.

— Je crois que si c’était à recommencer, reprit le colonel en se mettant debout, les choses se passeraient tout différemment. Au surplus, ils n’ont à se vanter que de m’avoir fait prisonnier, car vous avez pu voir qu’ils ont été repoussés ensuite dans leur tentative pour nous débusquer du bois.

— Du moins ils l’auraient été s’ils avaient osé nous y attaquer, répondit Wharton en mettant les habits du colonel à sa portée.

— C’est la même chose, dit Wellmere en continuant sa toilette ; prendre une attitude capable d’intimider l’ennemi, c’est en quoi consiste principalement l’art de la guerre.

— Sans doute, répondit Wharton prenant lui-même un peu des sentiments de fierté d’un soldat, et vous pouvez vous souvenir qu’une de nos charges les avait mis en déroute.

— Cela est vrai, parfaitement vrai, s’écria le colonel d’un ton animé. Si j’avais été là pour profiter de cet avantage, les Yankees s’en seraient mal trouvés. En parlant ainsi il finissait sa toilette, et il se trouva prêt à se montrer, ayant repris toute sa confiance en lui-même, et bien persuadé que s’il se trouvait prisonnier c’était par suite d’un caprice de la fortune qui était au-dessus de toute la prudence humaine.

La nouvelle que le colonel serait un des convives ne diminua nullement les préparatifs qui se faisaient pour le festin ; et Sara, après avoir reçu les compliments de l’officier anglais et lui avoir demandé en rougissant s’il souffrait moins de ses blessures, alla donner ses soins à ce qui devait prêter un nouvel intérêt à la scène.