L’Espion (Cooper)/Chapitre 14

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne (Œuvres, tome 2p. 171-182).


CHAPITRE XIV.


Je ne vois plus ces cheveux blancs si clairsemés sur cette tête chauve si respectable. — Je ne vois plus cet air doux, ce regard suppliant quand il était en prière, et cette foi pure qui lui prêtait sa force. — Mais il est au sein du bonheur, et je ne regrette plus le sage vertueux qui vivait content dans sa pauvreté.
Crabbe.


Nous avons déjà dit qu’en Amérique l’usage laisse écouler fort peu de temps entre la mort et les obsèques, et la nécessité de pourvoir à sa sûreté avait obligé Harvey à abréger encore ce court intervalle pour celles de son père. Au milieu de la confusion et de l’agitation produites par les événements que nous avons rapportés, la mort du vieux Birch n’avait pas attiré l’attention. Cependant quelques-uns de ses plus proches voisins s’étaient réunis à la hâte pour rendre les derniers devoirs au défunt. Ce cortège funèbre passait devant la porte des Sauterelles à l’instant où Lawton et Sitgreaves se disposaient à en sortir, et ce fut ce qui arrêta leur marche. Quatre hommes portaient le cercueil dans lequel reposait le corps de John Birch, et quatre autres les accompagnaient pour se charger à leur tour de ce fardeau, en relevant les premiers. Le colporteur marchait derrière eux, et à son côté on voyait Katy Haynes dont l’aspect exprimait le deuil le plus triste. M. Wharton et son fils les suivaient. Deux ou trois vieillards, pareil nombre de femmes et quelques enfants fermaient la marche.

Le capitaine resta en silence, ferme sur sa selle, attendant que le cortège fût passé et Harvey levant les yeux pour la première fois depuis qu’il était parti de sa chaumière, reconnut l’ennemi qu’il redoutait le plus. Son premier mouvement fut bien certainement de prendre la fuite, mais un instant de réflexion le rappela à lui ; il jeta les yeux sur le cercueil de son père, et passa devant le capitaine d’un pas ferme, quoique le cœur lui battit vivement. Lawton se découvrit lentement la tête, et resta ainsi jusqu’à ce que Wharton et son fils fussent passés. Alors, accompagné du chirurgien, il marcha au pas en arrière du cortège, en gardant un profond silence.

César sortit des régions souterraines de sa cuisine, et d’un air solennellement mélancolique il se joignit à la procession funèbre, quoique avec humilité, attendu la couleur de sa peau, et à une distance très-respectueuse du capitaine de dragons ; car une certaine sensation de crainte s’emparait du cœur du nègre toutes les fois que Lawton empêchait sa vue de se fixer sur des objets plus agréables. Il avait placé autour de son bras, un peu au-dessus du coude, une serviette d’une blancheur étincelante car depuis qu’il avait quitté la ville, c’était la première fois que le nègre avait eu occasion de prendre les signes extérieurs du deuil parmi les esclaves. Il tenait beaucoup au décorum, et ce qui l’avait un peu stimulé à cette démarche, c’était le désir de prouver à son ami noir de la Géorgie la décence qu’on observait à New-York dans les funérailles. L’effervescence de son zèle se passa fort bien, et n’eut d’autre résultat qu’une remontrance que miss Peyton lui fit avec douceur à son retour. Elle trouvait fort bien qu’il eût suivi le cortège funèbre, mais elle jugeait que la serviette était un cérémonial superflu pour les funérailles d’un homme de la condition du défunt.

Le cimetière était un enclos situé sur les domaines de M. Wharton, qui l’avait destiné à cet usage, et qui l’avait fait entourer de pierres quelques années auparavant. Ce n’était pourtant pas dans le dessein d’en faire le lieu de sépulture de sa famille. Jusqu’à l’incendie qui eut lieu lorsque les troupes anglaises s’emparèrent de New-York, et qui réduisit en cendres la Trinité, on voyait sur les murs de cette église une inscription en lettres dorées et gravées sur le marbre, rappelant les vertus de ses ancêtres dont les restes reposaient avec toute la dignité convenable sous de grandes pierres en marbre dans une des ailes. Le capitaine Lawton fit un mouvement comme pour suivre le cortège à l’instant où il quitta la grande route près du champ qui servait à de plus humbles sépultures. Mais il fut tiré de sa distraction par l’observation que lui fit son compagnon qu’il se trompait de sentier.

— De toutes les méthodes que l’homme a adoptées pour disposer de ses dépouilles mortelles, laquelle préférez-vous, capitaine Lawton ? lui demanda gravement le docteur quand ils se furent séparés du cortège. En certains pays on laisse le corps sur la terre exposé à être dévoré par les animaux sauvages ; en d’autres on le suspend en l’air pour qu’il y exhale sa substance en forme de décomposition ; ici on le consume sur un bûcher ; là on l’inhume dans les entrailles de la terre. Chaque peuple a son usage à cet égard. Auquel donnez-vous la préférence ?

— Tous sont fort agréables sans doute, répondit le capitaine sans accorder une grande attention à la harangue de son compagnon, et suivant encore des yeux la marche du convoi ; mais vous-même qu’en pensez-vous ?

— Le dernier mode, celui que nous avons adopté, est sans contredit le plus sage, répondit le docteur sans hésiter, car les trois autres ne laissent aucune ressource pour la dissection ; au lieu que, tandis que le cercueil reste décemment et paisiblement dans le sein de la terre, on peut en tirer le corps pour le faire servir à propager d’une manière utile les lumières de la science. Ah ! capitaine Lawton, je ne jouis que bien rarement de ce plaisir en comparaison de ce que j’espérais en entrant dans l’armée.

— Et ce plaisir, combien de fois à peu près le goûtez-vous par an ? demanda Lawton d’un ton sec en cessant de porter ses regards du côté du cimetière.

— Douze fois tout au plus, répondit Sitgreaves en soupirant ; ma meilleure récolte est quand la troupe marche en détachement, car lorsque le corps d’armée donne, il y a tant de jeunes gens à satisfaire qu’il est bien rare que je puisse me procurer un sujet, un bon sujet. Ce sont des vampires ; ils sont affamés de cadavres comme des vautours.

— Douze fois ! répéta le capitaine d’un ton de surprise. Quoi ! moi seul je vous en fournis davantage.

— Ah ! Jack, dit le docteur revenant avec intérêt à son sujet favori, il est bien rare que je puisse faire quelque chose de vos patients ! vous les défigurez si horriblement. Croyez-moi, c’est en ami que je vous parle ; votre système est essentiellement vicieux. Non seulement vous détruisez sans nécessité le principe de la vie, mais vous êtes cause que, même après la mort, le corps ne peut plus servir au seul usage pour lequel il puisse encore être utile.

Lawton ne répondit rien, parce qu’il savait que, lorsque le docteur entamait ce sujet, le silence était le seul moyen de maintenir la paix entre eux. Sitgreaves jetant un dernier regard sur le convoi funèbre, avant de tourner une éminence qui allait le cacher à leurs yeux, et poussant un profond soupir : — On pourrait, dit-il, si l’on en avait le temps, se procurer cette nuit dans ce cimetière un sujet décédé de mort naturelle. Le défunt était sans doute le père de la dame que nous avons vue ce matin ?

— Quoi ! du docteur femelle, de cette femme qui a un teint bleu de ciel ? s’écria Lawton avec un sourire malin qui commença à mettre son compagnon mal à l’aise. Non, non, elle n’était que son officier de santé en jupons, et Harvey, dont le nom servait de refrain à toutes les chansons, est ce fameux colporteur, cet espion.

— Comment ! s’écria le chirurgien surpris, celui qui vous a désarçonné ?

— Jamais personne ne m’a désarçonné, docteur Sitgreaves, dit le dragon avec beaucoup de gravité. Je suis tombé de cheval, parce que Roanoke a fait un faux pas, et nous avons baisé la terre ensemble.

— Baiser plein de feu, dit le docteur en prenant à son tour un air de sarcasme, car votre peau en porte encore des échauboulures. Mais c’est bien dommage que vous ne puissiez découvrir où est caché ce maudit espion.

— Il suivait le corps de son père, dit le capitaine d’un ton fort calme.

— Quoi ! et vous l’avez laissé passer ? s’écria vivement Sitgreaves en arrêtant son cheval. Retournons sur nos pas et emparons-nous de lui. Vous le ferez pendre ce soir, et demain matin j’en ferai la dissection.

— Fi donc ! mon cher Archibald ! dit Lawton avec douceur ; voudriez-vous arrêter un homme pendant qu’il rend les derniers devoirs à son père ? Fiez-vous à moi ; je lui paierai mes dettes quelque jour.

Sitgreaves n’avait pas l’air très-content de ce qu’il appelait ce délai de justice ; mais il fut obligé d’y consentir pour ne pas compromettre la réputation qu’il avait d’être rigide observateur des convenances, et ils continuèrent leur marche pour rejoindre leur corps, en s’entretenant de divers objets relatifs à l’économie du corps humain.

Birch maintenait l’air grave et réfléchi qu’on jugeait convenable à un homme en pareille circonstance, et c’était de Katy qu’on attendait des preuves de cette sensibilité qui est particulière au beau sexe. Il y a des gens que la nature a constitués de telle sorte qu’ils ne peuvent pleurer qu’en compagnie, et la femme de charge était douée de ces qualités amies du grand jour. Après avoir jeté un regard sur le petit nombre de femmes qui se trouvaient au convoi, voyant qu’elles avaient toutes les yeux fixés sur elle avec un air d’attente solennelle, à l’instant même elle versa un torrent de larmes, et l’abondance en fut telle que tous les spectateurs lui firent l’honneur de lui supposer le cœur le plus tendre et le plus sensible. Lorsqu’on commença à couvrir de terre le cercueil qui rendit ce son creux, sourd et terrible, qui proclame si éloquemment le néant de l’homme, on vit se contracter tous les muscles du visage d’Harvey ; son corps fut comme agité de convulsions ; sa taille se courba comme par suite d’une souffrance subite ; ses bras tombèrent à ses côtés comme paralysés, tandis que tous ses doigts remuaient involontairement ; en un mot tout son extérieur annonçait que son âme était déchirée par l’angoisse la plus cruelle. Mais il résista à son émotion, et elle ne fut que momentanée. Il se redressa, reprit haleine avec force, et regarda autour de lui la tête levée, en paraissant s’applaudir d’avoir remporté la victoire. La fosse fut bientôt remplie. Une pierre brute placée à l’une des extrémités en marqua la place, et un gazon fané, symbole de la fortune du défunt, couvrit avec une apparence de décence le tertre funéraire. Les voisins qui l’avaient aidé à rendre les derniers devoirs à son père se tournèrent vers Harvey en ôtant leur chapeau, et le colporteur, qui se sentait alors véritablement seul au monde, se découvrit la tête à son tour, et leur dit, après avoir pris un moment pour recueillir ses forces :

— Mes amis, mes voisins, je vous remercie de m’avoir aidé à ensevelir mon père et à me séparer de lui.

Une pause solennelle succéda à ces paroles d’usage, et le groupe se dispersa en silence. Quelques-uns accompagnèrent Harvey jusqu’à sa chaumière, mais ils eurent la discrétion de le quitter quand il arriva. Il entra avec Katy, et ils y furent suivis par un homme bien connu dans tous les environs, et qu’on avait surnommé le Spéculateur. Le cœur de Katy s’émut de funestes pressentiments en le voyant entrer ; mais Harvey s’attendait évidemment à cette visite, et il lui présenta civilement une chaise.

Le colporteur alla à la porte, jeta un regard inquiet de tous côtés dans la vallée, rentra à la hâte, et commença le dialogue suivant :

— Le soleil n’éclaire déjà plus le haut des montagnes de l’orient, le temps me presse ; voici le contrat de vente de la maison et du jardin ; il est en bonne forme, suivant les lois.

L’étranger prit le papier et en examina le contenu avec une lenteur qui venait, soit de l’attention qu’il voulait y donner, soit de ce que son éducation avait été malheureusement négligée dans sa jeunesse. Le temps qu’occupa ce long examen fut employé par Harvey à rassembler divers objets qu’il avait dessein d’emporter en quittant pour toujours son habitation. Katy lui avait déjà demandé si le défunt avait laissé un testament, et elle l’avait vu placer la grande Bible au fond d’une nouvelle balle qu’elle lui avait préparée elle-même ; mais voyant que les six cuillers d’argent restaient à côté de la balle, elle ne put supporter une telle négligence, et elle rompit le silence en s’écriant :

— Quand vous vous marierez Harvey, vous regretterez ces cuillers.

— Je ne me marierai jamais, répondit-il laconiquement.

— Vous en êtes bien le maître, Harvey ; mais il n’est pas besoin de prendre un pareil ton pour le dire. À coup sûr personne ne songe à vous épouser. Je voudrais bien savoir pourtant quel besoin peut avoir un homme seul de tant de cuillers ; quant à moi, je pense qu’un homme si bien pourvu doit en conscience avoir une femme et une famille.

À l’époque où Katy parlait ainsi, la fortune d’une femme de sa classe consistait en une vache, un lit, des draps, des serviettes et autre linge, ouvrage de ses propres mains, et quand la fortune l’avait particulièrement favorisée, une demi-douzaine de cuillers d’argent. L’industrie et la prudence de la femme de charge l’avaient déjà pourvue de tous les premiers objets ; mais le dernier article lui manquait encore ; et l’on peut s’imaginer que ce fut avec un sentiment de regret fort naturel qu’elle vit tomber dans la balle des cuillers qu’elle avait si longtemps regardées comme devant lui appartenir un jour, regret que ne contribuait pas à adoucir la déclaration laconique d’Harvey. Celui-ci, sans s’inquiéter de ce qu’elle pouvait penser, n’en continuait pas moins à remplir sa balle, qui atteignit bientôt ses dimensions ordinaires.

— Je ne suis pas sans inquiétude sur cette acquisition, dit enfin le Spéculateur en terminant sa lecture.

— Et pourquoi ? demanda vivement Harvey.

— Je crains qu’elle ne soit pas valable en justice. Je sais que deux voisins se proposent d’aller demander demain la confiscation de cette maison, et si je vous en donnais quarante livres sterling et que je vinsse à les perdre, j’aurais fait un beau marché.

— On ne peut confisquer ce qui m’appartient, répondit froidement le colporteur. Donnez-moi deux cents dollars, et la maison est à vous. Vous êtes un patriote bien connu, vous, et il n’y a pas de danger qu’on vous inquiète. Et tandis qu’il parlait ainsi, un ton étrange d’amertume se mêlait au désir qu’il montrait de se défaire de sa propriété.

— Dites cent dollars, et c’est une affaire conclue, reprit le Spéculateur avec une grimace qu’il voulait faire passer pour un sourire de bonté d’âme.

— Conclue ? répéta le colporteur avec surprise ; je croyais que tout avait été conclu ce matin.

— Il n’y a rien de conclu jusqu’à la remise de l’acte et le paiement du prix, répondit l’autre en se félicitant intérieurement de son adresse.

— Je vous ai remis le papier, s’écria Harvey.

— Oui, et je le garderai si vous voulez me dispenser de payer le prix, dit le Spéculateur en ricanant. Mais allons, je ne veux pas être trop dur à la desserre : dites cent cinquante dollars ; tenez, les voici.

Harvey s’avança vers la fenêtre, et vit avec consternation que le soleil était déjà descendu sous l’horizon. Il savait qu’il courait les plus grands dangers en restant davantage chez lui, et cependant il ne pouvait supporter l’idée d’être trompé de cette manière sur un marché qui avait été discuté et arrêté. Il hésita.

— Eh bien ! dit le Spéculateur en se levant, vous trouverez peut-être un autre acquéreur d’ici à demain matin ; mais dans le cas contraire, vos titres ne vaudront plus la centième partie d’un dollar.

— Acceptez, Harvey, acceptez ! dit Katy, qui sentait son cœur s’attendrir à la vue de l’argent comptant.

Sa voix mit fin à l’indécision du colporteur, et une nouvelle idée parut se présenter à son esprit. — C’en est fait, dit-il, j’accepte vos offres ; et se tournant vers Katy, il lui remit une partie de cet argent, lui disant en même temps : — Si j’avais eu quelque autre moyen de vous payer, j’aurais tout perdu plutôt que de me laisser voler ainsi.

— Vous pourriez bien encore tout perdre, dit le Spéculateur avec un sourire infernal en sortant de la chaumière.

— Il a raison, dit Katy en le suivant des yeux ; il vous connaît, Harvey, et il pense comme moi qu’à présent que votre vieux père n’existe plus, vous avez besoin de quelqu’un de soigneux pour prendre garde à vos affaires.

Le colporteur, occupé à tout préparer pour son départ, n’ayant pas fait attention à cette insinuation, Katy revint à la charge. Elle avait passé tant d’années dans l’attente d’un événement si différent de celui qui allait arriver, que l’idée de se séparer d’Harvey Birch même après toutes les pertes qu’elle venait d’essuyer, lui causait un serrement de cœur dont elle-même était étonnée.

— Où trouverez-vous une autre maison à présent ? lui demanda-t-elle avec une émotion peu ordinaire en elle.

— Le ciel y pourvoira.

— Peut-être. Mais peut-être aussi ne sera-t-elle pas à votre goût.

— Le pauvre ne doit pas être difficile.

— Il s’en faut beaucoup que je le sois, Harvey ; mais j’aime à voir les choses bien rangées et à leur place ; et quant à moi, je ne tiens pas beaucoup à cette vallée ni à ceux qui l’habitent.

— La vallée est agréable, et ceux qui l’habitent sont de braves gens. Mais que m’importe ! toute habitation m’est égale à présent ; je ne verrai plus que des visages étrangers !

Et en parlant ainsi, une bagatelle qu’il allait mettre dans sa balle lui échappa des mains, et il se laissa tomber sur une chaise avec un air d’anéantissement.

— Et non, Harvey, non, dit Katy en approchant sans y penser sa chaise de l’endroit où il était assis ; ne me connaissez-vous pas, moi ? Ma figure ne vous est pas étrangère.

Birch tourna lentement les yeux sur elle, et remarqua dans ses traits une expression pénible, tandis qu’il lui dit avec un ton de douceur :

— Non, bonne femme, non ; vous n’êtes pas une étrangère pour moi. Tandis que tant d’autres m’accableront d’insultes et me calomnieront, peut-être me rendrez-vous justice, et direz-vous quelques mots pour me défendre.

— Je le ferai ! je le ferai ! s’écria Katy avec une énergie toujours croissante. Oui, Harvey, je vous défendrai jusqu’à la dernière goutte… Que j’entende quelqu’un dire un mot contre vous ! Oui, Harvey, vous avez raison, je vous rendrai justice. Qu’importe que vous aimiez le roi ? J’ai entendu dire que c’est un brave homme au fond ; mais il n’y a pas de religion dans l’ancien pays, car chacun convient que ses ministres sont des diables incarnés.

Le colporteur se promenait à grands pas dans une agitation inexprimable. Ses yeux avaient un air d’égarement que Katy n’y avait jamais aperçu, et sa démarche avait une dignité dont elle était presque effrayée.

— Tandis qu’il a vécu, s’écria Harvey ne pouvant renfermer dans son cœur les sentiments qui l’agitaient, il existait quelqu’un qui lisait dans mon cœur ! Après mes courses secrètes et dangereuses, après avoir souffert des injures et des injustices, quelle consolation c’était pour moi à mon retour de recevoir ses éloges et sa bénédiction ! Mais il n’existe plus, ajouta-t-il en tournant ses yeux égarés vers un coin de la chambre, place ordinaire de son père ; et qui me rendra justice à présent ?

— Harvey ! Harvey ! s’écria Katy d’un ton presque suppliant ; mais il ne l’écoutait pas. Cependant un sourire de satisfaction effleura ses traits décomposés, quand il ajouta :

— Oui, il existe quelqu’un qui me la rendra, qui doit me connaître avant que je meure. Oh ! il est terrible de mourir et de laisser après soi une telle réputation !

— Ne parlez pas de mort ici, Harvey ! s’écria Katy en jetant les yeux autour de la chambre et en ajoutant du bois au feu pour augmenter la clarté.

Mais le moment d’effervescence était passé. Elle avait été occasionnée par le souvenir des événements de la veille et par la vive idée de ses souffrances. Les passions ne conservaient pas longtemps leur ascendant sur l’esprit d’Harvey ; et voyant que la nuit couvrait déjà de son ombre les objets extérieurs, il mit à la hâte sa balle sur ses épaules, et prenant la main de Katy affectueusement, il lui fit ses adieux en ces termes

— Il m’est pénible de me séparer même de vous, bonne femme ; mais l’heure est arrivée, et il faut que je parte. Je vous donne tous les meubles qui restent dans la maison ; ils ne peuvent plus me servir, et ils pourront vous être utiles. Adieu, nous nous reverrons un jour.

— Oui, dans le royaume des ombres, dit une voix qui porta le désespoir dans l’âme du colporteur, et qui le fit retomber sur la caisse d’où il venait de se lever.

— Quoi ! déjà une nouvelle balle ! ajouta la même voix, et bien remplie, sur ma foi !

— N’avez-vous pas déjà fait assez de mal ? s’écria le colporteur retrouvant sa fermeté et se relevant avec énergie. N’est-ce pas assez pour vous d’avoir accéléré les derniers moments d’un vieillard mourant, de m’avoir ruiné ? que voulez-vous de plus ?

— Ton sang, répondit le Skinner avec une méchanceté froide.

— Et pour en recevoir le prix, dit Harvey avec amertume. Comme Juda, autrefois, vous voulez vous enrichir avec le prix du sang.

— Et un joli prix, sur ma foi ! mon brave homme. Cinquante guinées ; presque le poids en or de ta carcasse.

— Tenez, s’écria vivement Katy, voici quinze guinées. Ce lit, cette commode, ces chaises, tout le mobilier de cette maison est à moi, et je vous donne tout si vous accordez à Harvey une heure d’avance pour s’échapper.

— Une heure ! dit le Skinner en montrant les dents, et en couvant l’argent des yeux.

— Oui, pas davantage. Tenez, voilà l’argent.

— Arrêtez ! s’écria Harvey, n’ayez pas de confiance en ce mécréant.

— Qu’elle fasse de sa confiance ce qu’elle voudra, dit le Skinner, mais pour l’argent, je le tiens. Quant à toi, Birch, je supporterai ton insolence par égard pour les cinquante guinées que doit me valoir ton gibet.

— Soit ! dit le colporteur avec fierté ; conduisez-moi au major Dunwoodie ; il peut être sévère, mais du moins il n’insulte pas au malheur.

— Je ferai mieux que cela, répliqua le Skinner ; car je n’ai pas envie de faire un aussi long voyage en si mauvaise compagnie. La troupe du capitaine Lawton est à un demi-mille plus près, et son reçu de ta personne me fera payer la récompense promise tout aussi bien que celui du major. Qu’en dis-tu ? ne serais-tu pas charmé de souper ce soir avec le capitaine Lawton ?

— Rendez-moi mon argent, ou laissez Harvey en liberté, s’écria Katy alarmée.

— Votre argent était trop peu de chose, bonne femme, à moins que vous n’en ayez caché dans ce lit, dit le Skinner ; et déchirant à coups de baïonnette le matelas et la paillasse, il sembla prendre un malin plaisir à en éparpiller la laine et la paille dans toute la chambre.

— S’il y a des lois dans le pays, s’écria Katy, à qui l’intérêt qu’elle prenait à sa propriété nouvellement acquise faisait oublier le danger personnel auquel elle s’exposait, j’obtiendrai justice d’un pareil vol.

— La loi du territoire neutre est celle du plus fort, dit le Skinner avec un sourire moqueur. Mais faites attention que ma baïonnette est plus longue que votre langue, et que les coups de l’une sont plus dangereux que ceux de l’autre.

Il y avait près de la porte un individu qui semblait vouloir se cacher dans le groupe des Skinners ; mais une flamme que firent naître tout à coup quelques effets mobiliers jetés dans le feu par son persécuteur, fit reconnaître au colporteur les traits du Spéculateur qui avait acheté sa maison. Il parlait à voix basse et avec un air de mystère à celui de ces brigands qui était le plus près de lui, et Harvey commença à soupçonner qu’il était victime d’un complot dont ce traître avait été complice. Les reproches seraient venus trop tard : il suivit donc la bande d’un pas ferme et tranquille, comme si on l’eût conduit au triomphe et non à l’échafaud. En traversant la cour, le chef heurta contre une souche de bois, tomba, et, se relevant un peu froissé de sa chute, il s’écria avec colère :

— Maudite soit cette souche infernale ! La nuit est trop obscure pour que nous puissions marcher ici. Holà, vous autres jetez un tison au milieu de ce tas de laine, afin de nous éclairer.

— Arrêtez ! s’écria le Spéculateur consterné, vous mettrez le feu à la maison.

— Et nous y verrons mieux, répondit un Skinner en jetant au milieu des matières combustibles répandues dans la chambre tout le bois enflammé qui brûlait dans la cheminée ; en un instant tout le bâtiment fut en feu. Allons, allons, dit le chef, maintenant profitons de cette clarté pour gagner les hauteurs.

— Misérable, s’écria l’acquéreur courroucé ; est-ce là votre amitié ? Est-ce ainsi que vous me récompensez de vous avoir livré cet espion ?

— Tu ferais bien de te mettre à l’ombre, si tu as dessein de me parler sur ce ton, dit le chef de la bande, car j’y vois trop clair maintenant pour te manquer. L’instant d’après il exécuta sa menace mais heureusement la balle n’atteignit ni le Spéculateur effrayé, ni la femme de charge non moins épouvantée qui, après avoir possédé quelques instants ce qui lui paraissait une fortune, se trouvait réduite à une pauvreté complète. La prudence les engagea tous deux à faire une prompte retraite, et le lendemain matin il ne restait de la maison du colporteur que la grande cheminée dont nous avons parlé.