L’Espion (Cooper)/Chapitre 34

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne (Œuvres, tome 2p. 400-406).


CHAPITRE XXXIV.


Formant le centre d’un cercle brillant, au milieu des soieries, des fourrures, des joyaux, il se montre sous un habit simple de drap vert de Lincoln, et le monarque de l’Écosse est encore le chevalier du Snowdon[1]
Sir Walter Scott. La Dame du Lac.


Les Américains passèrent le commencement de l’année suivante à faire, de concert avec leurs alliés les Français, les préparatifs nécessaires pour amener la fin de la guerre. Greene et Rawdon firent une campagne sanglante dans le sud : elle fut honorable pour les troupes du dernier ; mais comme l’avantage resta définitivement au premier, il fut prouvé que la supériorité des talents militaires était du côté du général américain.

New-York était le point que menaçaient principalement les alliés, et Washington, en donnant aux Anglais des craintes perpétuelles pour la sûreté de cette ville, les empêcha d’envoyer à Cornwallis des renforts qui l’auraient mis en état d’obtenir des succès plus considérables.

L’automne arriva, et tout annonça que le moment de la crise approchait. Les forces françaises traversèrent le Territoire Neutre, s’avancèrent vers les lignes anglaises, et prirent une attitude offensive du côté de Kingsbridge, tandis que divers corps américains, agissant de concert avec eux, inquiétaient les postes britanniques, et s’approchant du côté de Jersey, semblaient menacer aussi l’armée royale. Ces diverses dispositions pouvaient annoncer également le projet d’un blocus ou celui d’une attaque à force ouverte. Mais sir Henry Clinton ayant intercepté des dépêches de Washington, se renferma dans ses lignes, et fut assez prudent pour n’avoir aucun égard aux sollicitations que lui faisait Cornwallis pour qu’il lui envoyât des secours.

À la fin d’un beau jour de septembre, un assez grand nombre d’officiers supérieurs de l’armée américaine étaient réunis près de la porte d’un bâtiment situé au centre des troupes américaines, qui occupaient Jersey. L’âge, le costume et l’air de dignité de la plupart de ces guerriers annonçaient qu’ils occupaient un haut rang dans l’armée, mais on témoignait à l’un d’eux en particulier une déférence et une soumission qui prouvaient qu’il avait la supériorité sur tous les autres. Son costume était simple, mais décoré des marques distinctives du commandement. Il était monté sur un superbe coursier bai, et un groupe de jeunes gens, remarquables par plus d’élégance, attendaient évidemment ses ordres, et étaient prêts à les exécuter. Personne ne lui adressait la parole que chapeau bas, et quand il parlait, toutes les physionomies indiquaient une attention profonde qui allait au-delà du respect prescrit par l’étiquette. Enfin, le général leva lui-même son chapeau et salua gravement tous ceux qui l’entouraient. Ce salut lui fut rendu ; chacun se retira, et il ne resta près de lui que des gens à son service personnel et un seul aide-de-camp. Descendant de cheval, il recula quelques pas, et examina sa monture avec un regard qui était celui d’un connaisseur. Jetant alors un coup d’œil expressif sur son aide-de-camp, il entra dans la maison, et le jeune officier l’y suivit.

En arrivant dans la chambre qui semblait avoir été préparée pour le recevoir, il prit une chaise et resta assez longtemps dans une attitude pensive, en homme habitué à réfléchir. Pendant ce silence, l’aide-de-camp attendait avec respect qu’il lui plût de lui donner quelque ordre. Enfin, le général levant les yeux sur lui, dit de ce ton doux et tranquille qui lui était habituel :

— L’homme que je désirais voir est-il arrivé ?

— Il attend le bon plaisir de Votre Excellence.

— Je le recevrai ici, et vous me laisserez seul avce lui, s’il vous plaît.

L’aide-de-camp salua et se retira.

26

Au bout de quelques minutes, la porte se rouvrit ; un homme entra dans l’appartement, et resta modestement à quelque distance du général sans parler. Le général ne le vit pas arriver ; il était assis près du feu, absorbé dans ses méditations. Quelques minutes se passèrent, et il se dit lui-même à demi-voix :

— Demain, il faut lever le rideau, et dévoiler nos plans. Puisse le ciel les faire réussir !

Un léger mouvement que fit l’étranger en entendant le son de sa voix attira son attention ; il tourna la tête, et vit qu’il n’était pas seul. Il lui fit signe d’avancer près du feu, et l’étranger s’en approcha, quoique les vêtements, qu’il portait, et qui semblaient destinés à le déguiser plutôt qu’à le couvrir, lui rendissent la chaleur peu nécessaire. Un second geste, plein de douceur et de bonté, l’invita à s’asseoir ; mais l’étranger s’y refusa avec modestie. Enfin, après quelques minutes, le général se leva, et ouvrant un coffret qui était placé sur une table, il y prit un petit sac qui paraissait assez lourd.

— Harvey Birch, dit-il alors, le moment où toutes relations doivent cesser entre nous est arrivé ; il faut qu’à l’avenir nous soyons étrangers l’un pour l’autre.

Le colporteur, laissa tomber sur ses épaules le grand manteau qui lui couvrait une partie du visage, regarda un instant le général avec un air de surprise, et baissant la tête sur sa poitrine, lui dit avec soumission :

— Je me conformerai au bon plaisir de Votre Excellence.

— C’est la nécessité qui l’exige. Depuis que je remplis la place qui m’a été confiée, il a été de mon devoir de connaître bien des gens qui, comme vous, m’ont servi d’instruments pour me procurer les renseignements dont j’avais besoin. Aucun n’a obtenu de moi la même confiance que vous, parce que j’ai apprécié de bonne heure votre caractère qui ne m’a jamais trompé. Vous seul vous connaissez mes agents secrets dans la ville, et de votre fidélité dépend non seulement leur fortune, mais leur existence.

Il se fut un instant, comme pour réfléchir aux moyens de rendre complète justice au colporteur, et continua ainsi qu’il suit :

— Parmi tous ceux que j’ai employés, vous êtes du petit nombre de ceux qui ont constamment servi notre cause avec fidélité. Tandis que vous passiez pour espion de l’ennemi, vous ne lui avez jamais appris que ce qu’il vous avait été permis de divulguer. Moi seul, moi seul dans le monde entier, je sais que vous avez toujours agi avec un entier dévouement à la liberté de l’Amérique.

Pendant ce discours, la tête du colporteur s’était redressée peu à peu, et sa taille avait repris toute son élévation. La rougeur avait animé ses joues, de plus en plus vive à mesure que le général continuait à parler. Sa contenance, annonçait une noble fierté et une vive émotion, mais ses yeux restaient humblement fixés sur la terre.

— Mon devoir m’ordonne aujourd’hui de vous récompenser de vos services. Vous avez refusé jusqu’ici de recevoir votre salaire, et la dette est devenue considérable. Je ne désire pas mettre à trop bas prix les dangers, que vous avez courus. Prenez ceci, et si vous trouvez la récompense peu proportionnée à vos services, vous vous souviendrez que notre pays est pauvre.

Le colporteur leva les yeux sur le général avec un air de surprise, tandis que celui-ci lui offrait le petit sac rempli d’or, et il fit quelques pas en arrière, comme s’il eût craint de se souiller en y touchant.

— Je conviens, dit le général, que c’est peu de chose en comparaison de vos services et des risques que vous avez courus, mais c’est tout ce que je puis vous offrir. À la fin de la campagne, je pourrai peut-être y ajouter quelque chose.

— Jamais ! s’écria Harvey avec force. Croyez-vous que ce soit pour de l’argent que j’ai agi ?

— Et quel a donc pu être votre motif ?

— Quel motif a fait prendre les armes à Votre Excellence ? Quel motif vous porte à vous exposer tous les jours, toutes les heures, à perdre la vie dans un combat, ou à subir la mort des traîtres ? Qu’ai-je donc tant à regretter, quand des hommes tels que Votre Excellence ont tout risqué pour notre pays ? Non, non, je ne toucherai pas un seul dollar de l’or que vous m’offrez ; la pauvre Amérique a besoin de tout.

Le sac d’or échappa des mains du général, tomba aux pieds du colporteur, et il resta oublié sur le plancher pendant tout le reste de cette entrevue. L’officier regarda Harvey en face, et lui répondit :

— Ma conduite a pu être déterminée par des motifs qui ne peuvent influer sur la vôtre. Je suis connu comme chef de nos armées, et vous descendrez dans le tombeau avec la réputation d’avoir été l’ennemi de votre pays natal. Souvenez-vous que le voile qui couvre votre véritable caractère ne peut être levé d’ici à bien des années, que vous ne verrez peut-être jamais ce moment.

La tête d’Harvey retomba de nouveau sur sa poitrine, mais sans que rien annonçât qu’il eût changé, de résolution.

— Le printemps de votre vie est passé ; la vieillesse va vous surprendre ; quels moyens de subsistance avez-vous ?

— Les voici, répondit le colporteur en étendant ses mains endurcies par le travail.

— Mais ces moyens peuvent vous manquer ; acceptez ce qui peut être une ressource pour votre vieillesse ; songez à vos fatigues, à vos périls. Je vous ai déjà dit qu’il existe des hommes respectables dont la vie et la fortune dépendent de votre discrétion. Quel gage puis-je leur donner de votre fidélité ?

— Dites-leur, dit Birch en s’avançant, et en plaçant sans intention un pied sur le sac d’or, que j’ai refusé d’accepter de l’argent.

Un sourire de bienveillance anima les traits calmes du général. Il saisit la main du colporteur, et la serra affectueusement.

— Harvey, lui dit-il, je vous connais à présent ; et quoique les mêmes raisons qui m’ont forcé à exposer votre vie précieuse existent encore, et m’empêchent de vous rendre publiquement la justice que vous méritez, je puis toujours être votre ami en particulier. Ne manquez donc pas de vous adresser à moi, si jamais vous vous trouvez dans le besoin ou dans la souffrance. Tout ce que Dieu m’a accordé ou m’accordera, je le partagerai toujours bien volontiers avec un homme qui a des sentiments si nobles, et qui s’est conduit avec tant de loyauté. Si la vieillesse ou la pauvreté viennent à vous assaillir, présentez-vous à la porte de celui que vous avez vu si souvent sous le nom supposé d’Harper, et quelque situation qu’il occupe, il ne rougira jamais de vous reconnaître.

— Il me faut bien peu de chose pour vivre, répondit Birch, le front rayonnant de satisfaction. Aussi longtemps que Dieu m’accordera la santé et une honnête industrie, je ne manquerai jamais de rien dans cet heureux pays. Mais savoir que Votre Excellence m’accorde son amitié, c’est un bonheur que j’estime plus que tout l’or de la trésorerie d’Angleterre.

Le général resta quelques instants dans l’attitude d’un homme plongé dans de profondes réflexions. S’asseyant ensuite devant la table, il prit une feuille de papier, y traça quelques lignes. Remettant alors cet écrit au colporteur : — Je dois croire, dit-il, que la Providence destine ce pays à de grandes et glorieuses destinées, quand je vois un semblable patriotisme embraser le cœur de ses plus humbles enfants. Il doit être affreux pour une âme comme la vôtre d’emporter au tombeau la réputation d’avoir été un ennemi de la liberté. Vous savez qu’il m’est impossible de vous rendre justice à présent, sans compromettre la vie de personnes estimables ; mais je vous confie sans crainte ce certificat. Si nous ne nous revoyons plus, il pourra du moins servir à vos enfants.

— Mes enfants ! s’écria le colporteur. Pouvais-je léguer à une famille l’infamie de porter mon nom ?

Le général vit avec un étonnement pénible la forte émotion du colporteur. Il fit un léger mouvement, comme pour ramasser le sac d’or ; mais il fut arrêté par l’expression de fierté qu’il vit sur la physionomie de cet homme étrange. Harvey devina son intention, et ajouta d’un ton plus calme et avec un air de profond respect :

— C’est véritablement un trésor que Votre Excellence me confie ; mais il est en sûreté entre mes mains. Il existe encore des gens qui pourraient vous dire que la vie n’était rien pour moi, comparée à vos secrets. Le papier que je vous ai dit que j’avais perdu, je l’avais avalé la dernière fois que j’ai été arrêté par les dragons de Virginie. C’est la seule fois que j’aie trompé Votre Excellence, et ce sera la dernière. Oui, c’est un trésor pour moi. Peut-être, ajouta-t-il avec un sourire mélancolique, peut-être saura-t-on après ma mort de qui j’ai mérité la confiance ; et si on ne le sait pas, il n’y aura personne pour me regretter.

— Souvenez-vous, lui dit le général avec émotion, que vous aurez toujours en moi un ami secret, mais que je ne puis vous reconnaître en public.

— Je le sais, je le sais, répondit Birch ; je connaissais les conditions du service dont je me suis chargé. C’est vraisemblablement la dernière fois que je verrai Votre Excellence ; puisse le ciel verser toutes ses bénédictions sur sa tête ! Il se tut et s’avança vers la porte. Le général le suivit des yeux avec l’air du plus vif intérêt. Le colporteur se retourna encore une fois, et sembla contempler avec un regret respectueux la physionomie douce mais imposante du général. Enfin il le salua, et se retira.

Les armées de la France et de l’Amérique furent conduites par leur chef commun contre les Anglais commandés par Cornwallis, et un triomphe glorieux termina une campagne qui avait commencé par des difficultés. La Grande-Bretagne, bientôt après, se lassa de la guerre, et l’indépendance des États-Unis fut reconnue.

Des années s’écoulèrent. Avoir contribué à l’établissement de la liberté en Amérique, de cette liberté qui avait répandu tant de bonheur dans ce pays, devint un titre de gloire pour ceux qui y avaient ouvertement pris part et pour leurs descendants ; mais le nom d’Harvey Birch mourut dans l’obscurité, avec celui d’autres gens qu’on regardait comme ayant été les ennemis secrets des droits de leurs concitoyens. Son image était pourtant souvent présente à l’esprit du chef puissant qui, seul, connaissait son véritable caractère, et qui plusieurs fois chercha à obtenir des renseignements sur ce qu’il était devenu. Il y réussit une seule fois, et tout ce qu’il put apprendre, ce fut qu’il existait dans les nouveaux établissements qui se formaient de tous côtés un marchand colporteur, qui parcourait le pays, et dont le signalement convenait parfaitement à Harvey Birch, quoiqu’il portât un autre nom ; et qu’il semblât lutter contre la vieillesse et la pauvreté. La mort empêcha le général de prendre de nouvelles informations à ce sujet, et il se passa bien longtemps avant qu’on entendit parler du colporteur.

  1. Cette épigraphe mérite d’être remarquée comme l’aveu d’une imitation du dénouement de la Dame du Lac.